Biologiste devenu réalisateur, révélé par le magnifique film La Marche de l’Empereur, Luc Jacquet revient avec Il était une forêt, déclaration d’amour au végétal. Rencontre…
Cyril Dion : Pourquoi avoir tourné un film sur la forêt ?
Luc Jacquet : Tout est parti d’une rencontre avec Francis Hallé qui m’a confié un jour : « Dans dix ans, il n’y aura plus de forêt primaire tropicale dans le monde. Faire un grand film patrimonial sur ces forêts, en expliquant ce qu’elles sont, en montrant à quel point elles sont magnifiques, peut être important pour que les gens puissent prendre des décisions et, peut-être, les sauver. » Je n’étais jamais allé dans une forêt tropicale – je suis plutôt un homme du froid –, et je suis parti avec lui en Guyane. Ce que j’y ai vu, et surtout ce qu’il m’a raconté, m’ont fasciné. Francis a le pouvoir de nous faire entrer dans le monde des arbres. Une fois un pied posé dans cet univers, j’ai voulu faire partager ce que j’y avais découvert.
Cyril : Quelle a été votre expérience de la forêt ? Que vous a-t-elle apporté ?
Luc : Comme un certain nombre de gens, je trimballais beaucoup de fantasmes sur la forêt principalement hérités du cinéma et de la télévision : la jungle, les maladies, les parasites, les bêtes dangereuses… En réalité, la première chose que j’y ai ressenti, c’est un immense bien-être. Il y a quelque chose d’extraordinaire à évoluer au milieu de ces arbres immenses, dans ce foisonnement de vie. Quand on a touché à ce très grand sentiment de plaisir, tout le reste devient accessoire.
Cyril : Croyez-vous que nous ayons quelque chose à apprendre de la Nature ?
Luc : Je ne suis pas sûr que la Nature ait quelque chose à nous dire, mais je suis certain que nous avons du mal à l’entendre. Nous vivons dans une société qui va beaucoup trop vite par rapport à nos capacités à percevoir. Pour cela, nous avons besoin de plus de temps, de lenteur. Cela nous a frappés en arrivant dans la forêt. Nous n’y voyions rien. Nous étions dans un monde dense, chlorophyllien, nous entendions des bruits, mais nous avions la sensation – nous qui sommes pourtant des personnes au regard aiguisé – qu’il nous faudrait plusieurs semaines pour commencer à découvrir l’univers dans lequel nous nous trouvions et discerner ce qu’il s’y passait.
Cyril : Quelle est la place de la Nature dans votre vie ?
Luc : Mes grands-parents étaient paysans, j’ai vécu dans cet univers de la petite paysannerie où le rapport à la culture et à la Nature est un mélange d’affrontement et de respect. Il faut faire pousser les choses, travailler la terre, se baisser, désherber. C’est une relation au monde qui donne la mesure de sa force. Puis j’ai été biologiste. Au fil du temps, je suis passé d’un rapport d’affrontement et de recherche de domination à cette notion de respect et d’alerte. Pour autant, il me faut toujours lutter intérieurement contre mon élan à vouloir des champs bien alignés, des forêts bien propres… Parce que le monde, ce n’est pas cela.
Parfois j’ai le sentiment d’incarner très fortement notre paradoxe d’humains : être les conquérants de la Nature qui se tiennent victorieux sur le champ de bataille et se rendent compte à quel point ils sont tristes. Précisément parce qu’ils ont tout conquis et que leur environnement est devenu pauvre, exagérément simple, sans originalité. L’homme a été un si bon colonisateur que son attitude est en train de se retourner contre lui.
Cyril : Pourquoi est-il important de réaliser des films au cinéma plutôt qu’à la télévision, qui est un média encore plus grand public ?
Luc : La grande force du cinéma, ce qui en fait un art, c’est sa capacité à faire comprendre et ressentir des choses au spectateur sans avoir à passer par un chemin pédagogique ou didactique. C’est avant tout un vecteur d’émotion. Or, ce qui m’importait le plus avec ce film était de faire partager ce que j’avais ressenti, assis sur un arbre près de Francis Hallé. Ce moment où je me suis dit : il y a là un monde que j’ignore, que j’ai toujours considéré comme inerte, tout biologiste que je suis, mais qui est intensément vivant et intelligent. Le problème est qu’il va beaucoup trop doucement pour nous. Ou que nous allons beaucoup trop vite pour lui. Mais si, par une démarche intellectuelle nous parvenons à nous projeter dans son temps, nous découvrons que le mouvement est partout.
Cyril : Une étude américaine parue à l’été 2012 dans la revue Nature mettait en lumière que l’effondrement des écosystèmes entre 2040 et 2100 pourrait être tel que l’être humain serait amené à vivre dans des conditions qu’il n’a jamais connues. Et peut-être ne pas y survivre. Comment réagissez-vous à cela ?
Luc : Nous vivons effectivement plusieurs alertes particulièrement graves, comme le dérèglement climatique. Le plus inquiétant n’est pas seulement la variation de 2, 3 ou 4°C, mais le peu de temps qu’il lui faudra pour se produire. Notre écosystème humain est devenu extrêmement spécialisé et par conséquent très fragile. Nos capacités nous ont permis de créer une organisation dont l’objectif est de limiter au maximum les imprévus, mais les bouleversements qui nous guettent risquent de nous ramener loin en arrière, justement parce que nous n’aurons pas le temps de nous y adapter. C’est la raison pour laquelle je suis mobilisé.
Cyril : Pourtant, vous ne transmettez pas ce message dans un climat anxiogène. Dans le film, il y a quelques images de destruction de forêts mais elles sont très brèves. Pourquoi n’avoir pas voulu en montrer plus et dénoncer clairement la déforestation ?
Luc : Cela fait maintenant près d’un siècle que nous parlons de la destruction de notre environnement. Nous avons dépensé des sommes considérables pour tenter d’enrayer ce phénomène et il n’a même pas ralenti. Nous avons tout dit, tenté de culpabiliser les gens, montré des photos chocs… Qui n’a pas vu aujourd’hui d’images de forêts dévastées ? De toute évidence cela n’a pas été une stratégie efficace. Aujourd’hui, il faut essayer autre chose, nous n’avons pas le choix. Je repars donc de ce qui peut me mouvoir : une empathie extraordinaire pour la Nature. Pourquoi protège-t-on mieux ses enfants que ceux des autres ? Parce que nous les aimons, que nous avons énormément de liens avec eux. Si nous arrivons à émouvoir les gens, si nous les amenons à découvrir, à comprendre, alors peut-être pouvons-nous déclencher un sursaut. Commencer à recréer ces liens par des sensations. Pour moi, c’est une obligation morale.
Cyril : Avez-vous le sentiment que notre salut peut venir d’une forme de transformation intérieure des êtres humains ?
Luc : Oui, mais cela signifie revisiter notre génome ! Notre capacité de conquête, qui représentait jusqu’ici une force, doit être retournée à notre avantage. Nous devons penser en tant qu’espèce et plus en tant qu’individus isolés. C’est une évolution intellectuelle et culturelle qui suppose de mettre en place des systèmes de gouvernance globale par lesquels l’humain n’est jamais passé. Et, là encore, cela nécessite du temps…
Cyril : Vous avez demandé à des artistes de travailler sur ce thème de la forêt de façon concomitante. Pensez-vous que leur rôle est d’accompagner cette transformation ?
Luc : Avec le cinéma, nous avons la chance de pouvoir monter des logistiques qui nous permettent de nous rendre dans les plus beaux endroits du monde. Nous avions envie de faire partager ça à d’autres artistes, à des décideurs. C’est une tentative tous azimuts. Les artistes sont des « véhiculeurs » d’émotion. J’espère qu’ils sauront toucher, par leurs œuvres, d’autres gens que ceux qui viendront voir le film.
Cyril : Vous avez créé l’association Wild Touch pour porter la partie sensibilisation et pédagogie parallèlement au film. Pouvez-vous nous en dire plus sur ses missions ?
Luc : Les sujets que nous traitons sont complexes, pas toujours attirants pour l’industrie du cinéma. Nous devons donc lancer nos initiatives via une structure hors du circuit traditionnel, dont la motivation n’est pas la marchandisation, mais la transmission d’idées – ce qui était la fonction originelle du cinéma avant qu’il devienne une industrie et un système extraordinairement commercial. Avec Wild Touch, nous préparons un film sur Claude Lorius et le dérèglement climatique, un autre sur le corail, mais nous souhaitons aussi faciliter l’émergence de jeunes talents, donner la parole à de grands témoins qui ne l’ont pas forcément…
Cyril : Quel type d’action rêveriez-vous que le film déclenche chez les spectateurs ?
Luc : J’ai l’impression que, comme dans toutes les révolutions, on remplit un immense verre avec de petites gouttes. J’espère être une goutte de plus qui nous amènera à une pensée et à une gouvernance globale, permettant de résoudre ces problèmes, qui ne sont pas ceux d’un pays ou d’une tribu, mais ceux d’une espèce dans un écosystème. Comme je suis réaliste vis-à-vis des fonctionnements politiques, je me dis que le changement viendra plutôt des personnes qui vont se lever. Je tente de les aider à faire ce fabuleux voyage au pays des arbres, en espérant qu’elles ne regarderont plus jamais la Nature de la même façon. Pour moi, le petit rien que constitue ce changement de regard est absolument essentiel.
Extrait du dossier de Kaizen 10.
Des gens comme vous ,quel bonheur, quelle bouffée d’oxygène