Pierre Madelin : « La mort est une question fondamentalement écologique »

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    Pierre Madelin est philosophe, traducteur et auteur. Il est également enseignant à l’université Ecosur, à San Cristóbal de Las Casas, au Mexique, où il donne un cours sur la philosophie de l’écologie. Il nous enjoint à accepter l’idée de notre finitude pour lutter contre l’illusion de la toute-puissance et nous rapprocher de la nature.

    Interview de Pierre Madelin
    Cimetière naturel de Niort © Vincent Baudouin

    À l’image du débat sur l’euthanasie, vite restreint aux experts, la question de la mort est relativement absente de l’espace public. Y a-t-il un tabou avec la mort aujourd’hui ?

    Il y a en tout cas un processus d’invisibilisation sociale de la mort. Autrefois, il était très courant de mourir chez soi, entouré par sa famille, alors qu’aujourd’hui la mort advient le plus souvent dans des endroits dédiés à cela, à l’écart. En 1950, en France, 75 % des décès intervenaient encore au domicile ; aujourd’hui, 70 % ont lieu dans des centres de soins. On ne prend plus en charge, on envoie vers les mouroirs.

    De même, il y a une dématérialisation du souvenir de la mort, c’est ce qu’a parfaitement démontré l’historien français Philippe Ariès dans ses travaux. Il raconte qu’au Moyen Âge, les ossements étaient laissés en surface, au vu et au su de tous, dans le but que cela rappelle à chacun son destin. Il estime que ces sociétés avaient su « domestiquer » la mort, en lui offrant une visibilité massive dans l’espace social.

    Aujourd’hui, sauf éventuellement à se balader dans les catacombes, on ne voit plus d’ossements. Il n’y a plus aucune présence du deuil dans la rue ; le parcours du corbillard au cimetière est très discret, sans procession… D’ailleurs, les cimetières sont de moins en moins visités par les familles. Il y a un refoulement de la mort dans les pratiques sociales elles-mêmes. Il faut cacher la mort, comme si on cherchait justement à l’enterrer.

    Est-ce une caractéristique propre à nos sociétés contemporaines et à la culture occidentale ?

    La difficulté à accepter la mort est partagée par de nombreuses sociétés, et ce depuis toujours. C’est ce qu’on appelle un invariant anthropologique, comme l’explique l’anthropologue Maurice Godelier dans un ouvrage majeur sur le sujet [1] : « Tout se passe donc comme si l’Humanité, depuis qu’elle existe, avait inconsciemment et consciemment dénié la mort, avait fait en sorte que celle-ci soit plus acceptable, moins redoutable, comme si elle n’était pas la fin définitive de la vie, mais le début d’une autre vie, d’une autre forme d’existence pour les humains. »

    Il est important de signaler ce point pour ne pas céder à une condamnation facile de l’attitude de l’Occident moderne face à la mort, qui contrasterait avec la supposée sagesse d’autres sociétés. La volonté de « vaincre la mort » a existé, sous différents aspects, dans de nombreuses traditions philosophiques et religieuses à travers le monde.

    Néanmoins, des penseurs comme René Descartes [1596-1650] et Francis Bacon [1561-1626] – qui caractérisent l’entrée dans l’ère dite moderne – ont sensiblement fait évoluer ce fantasme de la victoire sur la mort : pour la première fois, le dépassement de la mort ne se situe plus dans une croyance métaphysique de l’au-delà, mais plutôt dans un prolongement indéfini de la vie grâce à la puissance nouvelle que leur confèrent la science et la technique. Cette sécularisation de la quête d’immortalité est une rupture fondamentale.

    On parle souvent d’une « crise de la foi » : la désacralisation de notre époque est-elle en cause ?

    C’est une vaste question. À titre personnel, je pense que l’on gagne à se libérer de toutes les formes de transcendance que la religion fait miroiter et qui empêchent d’habiter pleinement notre seul et unique foyer, la Terre. Le problème, c’est que cette sécularisation n’est pas remplacée par une spiritualité écologique, une spiritualité de l’immanence qui nous permettrait de valoriser pleinement notre séjour terrestre. Au contraire, le monde est aujourd’hui livré à la rationalité instrumentale, au règne sans partage de la quantité.

    C’est ce rapport extrêmement appauvri au réel qui est la véritable source de désenchantement du monde, et non l’absence de Dieu ou sa « mort ». Ce problème d’imaginaire est très bien résumé par l’écrivain Edward Abbey, fervent militant écologiste : « Si l’imagination de l’homme n’était pas aussi faible, si sa capacité d’émerveillement n’était pas aussi limitée, il abandonnerait pour toujours des fantaisies comme celle du divin. Il apprendrait à percevoir dans l’eau, les feuilles et le silence plus qu’assez d’absolu et de merveilleux pour se consoler de la perte des anciens rêves » [2].

    Cimetière naturel de Niort © Vincent Baudouin

    Le paroxysme de cet imaginaire n’est-il pas atteint avec le mouvement du transhumanisme, qui met aujourd’hui en œuvre des moyens considérables pour atteindre ce rêve d’une vie éternelle, affranchie de la possibilité de la mort ?

    L’objectif ultime du transhumanisme est l’abolition de la mort : ses grands prêtres nous promettent tout simplement de « tuer la mort ». Des boîtes comme Google investissent des sommes colossales pour développer des techniques en la matière, et leur visibilité dans les médias, qui ne cesse d’augmenter, est forcément inquiétante.

    Pour l’heure, deux options principales sont envisagées pour dépasser notre condition de mortels : la première vise la poursuite indéfinie de la vie du corps sur Terre via le formatage génétique – la cryogénisation devant permettre, à terme, de ressusciter ceux qui meurent aujourd’hui ; et la seconde projette de « télécharger » l’esprit sur ordinateur, c’est-à-dire de numériser le cerveau et ses fonctions essentielles.

    Le transhumanisme est un symptôme de notre civilisation, un révélateur des fantasmes d’une humanité qui échapperait à sa propre nature.

    Les transhumanistes prétendent aussi pouvoir lutter de la sorte contre la crise écologique…

    À bien des égards, le transhumanisme peut être perçu comme le pendant, dans notre rapport au corps, de ce qu’est la géo-ingénierie [3] dans notre rapport à la nature : le mythe du contrôle absolu, un désir d’optimiser le moindre aspect du réel en le pilotant, le « triomphe de la volonté sur le don », selon l’expression du philosophe américain Michael Sandel. Ce n’est pas un hasard que ces deux phénomènes, géo-ingénierie et transhumanisme, concordent dans le temps : c’est un même projet civilisationnel.

    C’est-à-dire ?

    La volonté de transcender les limites écologiques de la planète Terre, telle qu’elle se manifeste dans la crise écologique, procède d’une même volonté de transcender les limites anthropologiques de la condition humaine. Le fantasme d’une humanité arrachée à la nature, c’est en dernière instance celui d’une humanité libérée de la malédiction de la mort. Et vice versa : le fantasme d’une humanité libérée de la mort ne peut être que celui d’une humanité désincarnée de la nature, hors-sol.

    La crise écologique aurait donc à voir avec une certaine représentation de la mort ?

    Il n’est possible d’habiter la Terre qu’à condition d’« habiter la mort », car cela revient à accepter une seule et même idée de la finitude. On est mortel parce qu’on est un corps, qui nous rappelle lui-même notre condition terrestre. Le corps est une partie de la nature, c’est de la matière : il est engendré, il périt, il se transforme. S’arracher au corps, c’est s’arracher à la mort et donc à la nature.

    Le projet moderne de maîtrise rationnelle du monde, ce n’est pas seulement une domination de la nature hors de nous, c’est aussi et d’abord une domination de la nature en nous à travers le dépassement de notre condition mortelle. En cela, la mort est une question profondément écologique.

    Comment répondre à cette injonction de domination ?

    À un niveau personnel, il convient de se demander si une vie éternelle, ou a-mortelle, serait véritablement désirable. Ne renvoie-t-elle pas au contraire au cauchemar d’un monde sans fin, sans trêve, sans « vacance » ni latence, sans sommeil ni repos ? Dans la mythologie, c’est d’ailleurs en enfer que les créatures sont condamnées à l’insomnie perpétuelle et au supplice de l’ennui sans fin. Comme disait Vladimir Jankélévitch, « l’enfer, c’est l’impossibilité de mourir. Aussi nous faut-il choisir entre la plénitude dans la finitude ou l’éternité dans l’inexistence. »

    Faut-il donc proposer de réenchanter l’idée de la mort ?

    C’est peut-être un peu ésotérique, mais j’aime beaucoup l’idée de la fragilité contre l’illusion de la toute-puissance. C’est ce que défend notamment Geneviève Azam dans le livre Osons rester humain [4]. Il y a une impuissance fondamentale au cœur de la condition humaine : on ne peut pas contrôler les deux événements déterminants de notre vie, que sont la naissance et la mort. Ils nous échappent totalement, personne ne décide de naître ni de mourir – on peut éventuellement décider du moment et de la façon de mourir, mais le fait de la mort en lui-même ne peut pas se discuter.

    Nous cherchons d’une certaine manière à accumuler de la puissance en dominant la nature pour conjurer cette impuissance primordiale, au cœur de la condition humaine. Et nous refoulons la mort, car celle-ci est un défi posé à notre propre puissance : elle règne là où nous voudrions régner. C’est comme un mauvais sentiment de revanche : nous voulons maîtriser la nature pour nous venger d’être mortels.

    Propos recueillis par Barnabé Binctin

    Cet entretien a été initialement publié dans le dossier « Mourir en paix et proche de la nature » paru dans Kaizen n° 35.

    [1] Maurice Godelier (Sous la direction de), La Mort et ses au-delà, CNRS, 2014.

    [2] Edward Abbey, Désert solitaire, Payot, 2006.

    [3] Ensemble des techniques de manipulation du climat terrestre envisagées pour lutter contre le réchauffement climatique. Par exemple : le refroidissement de l’atmosphère par des volcans artificiels.

    [4] Les Liens qui libèrent, 2015.


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