À travers le « pirogue trip » d’un chamane et deux explorateurs, le réalisateur colombien Ciro Guerra fait revivre une Amazonie méconnue et nous initie aux savoirs des peuples indigènes dans L’Étreinte du serpent.
Entendez chanter les mille et un oiseaux de la forêt, hurler les singes et bruisser les feuilles épaisses des arbres, seulement dérangés par une pirogue qui fend délicatement l’eau. Nous voilà glissant au cœur de la jungle amazonienne, quelque part entre la Colombie et le Brésil, dans une région reculée où vit en ermite un vieux chamane, dernier représentant de sa tribu, qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Des dizaines d’années de vie solitaire l’ont transformé en chullachaqui, une coquille vide dépourvue de souvenirs. Karamakate, c’est son nom, va voir sa solitude rompue par l’arrivée d’Evans, scientifique américain lancé sur la piste d’une plante sacrée thérapeutique, la yakruna. C’est dans une pirogue que l’homme blanc encombré de ses nombreuses malles et l’homme de la forêt allant presque nu partent à la recherche de la fleur mythique, dans une sorte de quête initiatique. Au fur et à mesure de l’avancée sinueuse de l’embarcation sur le fleuve, les souvenirs de Karamakate refluent et nous transportent quarante ans en arrière, en 1909, quand le jeune chamane avait entrepris le même voyage, mais aux côtés d’un ethnologue allemand.
De là, mêlant les deux temporalités, dans une série de chassés-croisés entre Karamakate-jeune et Karamakate-âgé, le film nous fait dériver et explore la mémoire de l’Amazonie. À travers des images en noir et blanc d’une esthétique rare, il nous immerge dans sa beauté profonde, sa magie et sa poésie. Il nous plonge également dans sa cruauté et sa folie absurde, dévoilant une forêt et ses habitants anéantis par l’exploitation du caoutchouc, victimes de pères missionnaires violents ou encore menacés par un prétendu messie qui se laisse littéralement dévorer par ses ouailles…
Transmission des savoirs
Derrière cette histoire cauchemardesque se dessine une triste constatation : la multitude de tribus indiennes qui ont existé sur ces terres luxuriantes ont été balayées par l’arrivée des colons et leur quête infinie de profit. Emportant avec elles leurs dialectes, leurs savoirs et leurs coutumes. En s’inspirant des carnets de voyage des scientifiques Theodor Koch-Grünberg (1872-1924) et Richard Evans Schultes (1915-2001), Ciro Guerra a voulu faire revivre ces connaissances dont peu de traces subsistent, ce « savoir lié à la vie, à la nature […], depuis les pierres jusqu’aux plantes, aux insectes ou au vent », dans l’espoir de générer « une curiosité qui donne au public l’envie d’en connaître plus, de respecter ce savoir et de comprendre qu’il est important dans le monde d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas de folklore ni de cultures mortes, mais d’un savoir lié à une recherche actuelle de l’être humain, qui est de trouver un équilibre avec la nature en puisant dans les ressources disponibles sans les saccager. »
Par Diane Routex
L’Étreinte du serpent, sortie le 23 décembre. Cliquez ici pour trouver une séance près de chez vous.
Acteurs : Nilbio Torres, Antonio Bolívar, Yauenkü Miguee, Jan Bijvoet, Brionne Davis
Scénario : Ciro Guerra, Jacques Toulemonde
Image : David Gallego
Son : Carlos García, Marco Salaverría
Décor : Angélica Perea
Montage : Étienne Boussac, Cristina Gallego
Musique : Nascuy Linares
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