Chercheuse au CNRS et philosophe de l’environnement, Virginie Maris questionne le processus de domination de l’homme sur la nature. Elle propose de mettre fin à la domestication de la planète et de « laisser la nature sauvage en paix ».
Propos recueillis par Aude Raux Photo : Aurore Valade
Vous militez pour éveiller les consciences à « la disparition, dans sa diversité, de la nature sauvage ». Que désignez-vous sous cette terminologie ?
La nature sauvage est cette part du monde que nous n’avons pas créée. Plus précisément, c’est tout ce qui, dans le monde, en particulier dans le monde du vivant, advient par soi-même. Cette vie qui jaillit, puis s’épanouit, à l’extérieur de l’intentionnalité et de l’intervention des êtres humains. Cette nature sauvage est présente, de façon grandiose, dans les espaces qui n’ont pas encore été colonisés. C’est-à-dire soumis à un régime d’extraction, d’exploitation, de production (minière, énergétique, agroalimentaire, etc.) ou d’habitation par les sociétés industrielles. Et, de manière plus discrète, dans notre vie quotidienne, via tous les êtres vivants avec lesquels on coexiste, sans pour autant les avoir domestiqués.
Quels chiffres devraient nous alerter sur les dangers de la « domestication du monde » ?
La première estimation concerne la « défaunation », la disparition de populations dans le vivant sauvage. Selon le dernier rapport « Planète vivante » du Fonds mondial pour la nature (WWF), paru en 2018, en l’espace de quarante ans (entre 1970 et 2014), 60 % des vertébrés terrestres sauvages ont disparu à l’échelle de la planète. Il y en a ainsi de moins en moins, en nombre. Cette mortification du vivant sauvage concerne même des espèces communes qui n’étaient pas, jusqu’à présent, en danger, comme les chevreuils ou les renards.
La seconde estimation est emblématique, elle, de l’homogénéisation du vivant. Dans son résumé à l’attention des décideurs, dévoilé en 2019, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a évalué à un million le nombre d’espèces menacées. La situation est telle que nous sommes face à une sixième extinction de masse. C’est la diversité du vivant, particulièrement à l’échelle des espèces, qui s’effondre. Et ce, à un rythme que l’histoire de la vie sur Terre n’a pas rencontré depuis 65 millions d’années, soit depuis l’extinction des dinosaures survenue lors de la crise Crétacé-Tertiaire.
Enfin, j’évoquerais la problématique de la surdomestication liée à la suroccupation de la planète par les humains et leur bétail. En recoupant plusieurs publications scientifiques, on parvient aux ordres de grandeur suivants : il y a dix mille ans environ, soit à la veille du Néolithique et donc de la domestication des espèces, si l’on avait pesé la biomasse totale des vertébrés terrestres, la proportion aurait été la suivante : 3 % d’humains et 97 % d’animaux sauvages. Aujourd’hui, elle est de 30 % d’humains, 66 % de bétail et volaille (élevage agricole, principalement à des fins alimentaires) et 3 % de vertébrés sauvages. Ce 66 % est d’autant plus effarant qu’il s’accompagne d’une véritable souffrance animale.
Quel est votre ressenti face à ce funeste cortège de chiffres révélant l’implacable destruction du monde sauvage vivant ?
Je ressens de la peine et même de la colère en raison de l’aspect totalement irréversible de l’extinction des espèces, dont certaines incarnent des millions d’années d’histoire évolutive. Je pense en particulier aux espèces qui nous font rêver et alimentent notre connaissance du vivant. Comme le rhinocéros noir qui ne constitue même plus une espèce puisque seuls subsistent quelques individus sur la planète. Le seuil fatidique est déjà atteint. L’idée d’un monde lisse sans la moindre altérité me semble tragique. On est en train de perdre une forme précise et irremplaçable d’interactions entre un organisme et son milieu dans l’histoire si longue de l’évolution. Et dire que cela est dû à des désirs futiles, artificiellement créés par la société de consommation de masse. Si l’on prend le cas des orangs-outans, pourquoi certaines espèces vont-elles ainsi être éradiquées définitivement de la planète dans les dix à quinze prochaines années ? Pour qu’une pâte à tartiner au chocolat puisse rester molle à différentes températures. [La culture intensive de l’huile de palme, ingrédient de base du Nutella, entraîne la destruction de la forêt primaire dans laquelle vivent les orangs-outans. NDLR]
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Que pensez-vous du fait que cette sixième extinction de masse, contrairement aux cinq précédentes, soit causée par l’être humain ? Et en toute conscience ?
Dans l’histoire de l’humanité, nous avons affronté une série significative d’extinctions ponctuelles de la mégafaune qui a beaucoup transformé les écosystèmes et les paysages, par exemple en Australie il y a moins trente mille ans, puis aux États-Unis il y a douze mille ans. Chaque nouveau continent colonisé par les êtres humains semble ainsi avoir été le théâtre de l’extinction des grands animaux dont on n’arrive même pas à imaginer qu’ils aient pu cohabiter avec nous. Au-delà des mammouths, je pense aux paresseux géants qui, aux États-Unis, atteignaient six mètres de longueur et pesaient trois tonnes. Les humains ont régulièrement été des super prédateurs. La différence, comme vous le mentionnez, c’est notre capacité, aujourd’hui, à nous rendre compte, à documenter, à comprendre ces extinctions massives et à faire des projections. Si, jusqu’à la Renaissance, le monde sauvage était considéré comme une toile de fond fixe, immuable, désormais, c’est effectivement en pleine connaissance de cause que nous poursuivons ces trajectoires destructives et mortifères. Un bémol cependant : depuis les années 1970, en France et ailleurs, nous nous sommes dotés de législations et de réglementations visant à protéger ce monde sauvage et précisément les espèces. Mais il est vrai qu’il y a beaucoup d’entorses, ce qui fait que l’on passe rapidement de l’évitement à la réduction et, in fine, à la compensation.
Comment expliquez-vous nos « entorses » à la nécessité, pourtant vitale, de préserver le monde sauvage ?
Concernant le phénomène d’appauvrissement du monde sauvage, il peut passer inaperçu du fait d’une disposition psychologique mise en évidence par Daniel Pauly, un célèbre biologiste spécialiste des ressources marines qui travaille sur les stocks de poissons pêchés. Selon lui, « chaque génération de biologistes halieutiques accepte comme référence la taille et la composition du stock de poissons au début de sa carrière et évalue les changements au regard de cette référence. Résultat : on assiste, génération après génération, à un glissement de la ligne de référence. » Puisqu’il ne s’agit pas d’un changement brutal, mais d’une dégradation lente de la richesse des milieux qui nous entourent, on a tendance à ne pas la noter. Et l’on continue à s’émerveiller de la beauté de ce monde sans s’inquiéter de sa simplification. Jusqu’où ?
C’est là que réside le défi pour les défenseurs de l’environnement : comment amener les gens à vouloir sauvegarder un monde qu’ils n’ont pas connu et dont ils se passent aisément dans leur vie quotidienne ?
Pourquoi en effet vouloir préserver soixante espèces de passereaux en ville alors que l’on a grandi – sans en souffrir – avec des pigeons et des moineaux ? Ou vouloir réintroduire des grands carnivores, comme des loups et des ours, dans nos montagnes alors que l’on se contente d’y voir des vaches, des moutons et des brebis ? Mais ce n’est pas parce qu’on est habitués à une situation que celle-ci est désirable. L’appauvrissement de l’exubérance de la nature se paye par la diminution de beauté, d’inspiration, de surprise. Cependant, avant de se demander pourquoi il faut préserver le monde sauvage, il faut se demander pourquoi on le détruit. Car, quand bien même cela ne convergerait pas avec notre économie, notre santé ou encore notre bien-être, je ne comprends pas que l’on puisse s’arroger le droit de décider ce qui peut, ou ne peut pas, vivre, selon que cela remplisse, ou non, certains de nos besoins. C’est une vision très anthropocentrée du monde. Cessons de mettre l’humain au centre de tout ! Arrêtons d’utiliser la nature à nos propres fins ! J’invite à nous questionner sur l’inutilité de nos processus de destruction. Et même de notre propre inutilité en ce monde. D’ailleurs, si ce critère de l’utilité était déterminant pour savoir ce qui peut, ou ne peut pas, exister, je pense que l’humain ne résisterait pas au test !
Mais alors, pourquoi l’humain détruit-il le monde sauvage qui l’entoure ?
Il est essentiel de ne pas homogénéiser la responsabilité humaine. Les sociétés industrielles riches ont la plus lourde part. Et si le moteur de la destruction est l’avidité de quelques humains privilégiés, nous sommes nombreux à collaborer tacitement à ce système. Par ignorance, paresse ou peur de perdre notre confort. À la place du terme Anthropocène, d’ailleurs, je préfère celui de Capitalocène qui me semble mieux révéler ce processus de domination, politique et économique, en cours. En Europe, nous avons ainsi saccagé les forêts primaires, asséché les zones humides, occupé tout l’espace possible. Nous sommes devenus dépendants aux énergies fossiles. Nous avons exporté notre empreinte écologique dans les pays du Sud. Non seulement en les faisant produire nos biens de consommation qui épuisent les ressources naturelles non durables, mais aussi en leur envoyant nos déchets. Ce qui a pour effet de polluer les sols, l’atmosphère et l’océan. Notre phénoménale capacité de destruction, qu’aucune espèce et qu’aucune société humaine n’a eue auparavant, me sidère d’autant plus qu’à l’échelle du vivant, cette anthropisation des écosystèmes n’est qu’un accident récent. La vie sur Terre a, pendant 99,99 % de son existence, évolué sans humains. Comme je le rappelle dans mon livre, l’apparition de la vie date d’il y a 3,5 milliards d’années et les premiers Homo sapiens de seulement 200 000 ans. Soit, cinq secondes avant minuit sur un cadran de vingt-quatre heures. Ce battement de cils devrait nous inviter à l’humilité.
Vous proposez de soustraire de grands espaces à l’influence humaine. Mais ce réensauvagement n’est-il pas contradictoire avec votre critique du dualisme cartésien, à l’origine, justement, du fait que l’homme a séparé la nature de sa propre nature ?
Pour éviter l’effondrement de la biodiversité, il faudrait laisser la moitié de la planète à la nature sauvage. Un tiers des terres immergées ne sont pas soumises à la pression humaine. Sur ce pourcentage, on trouve essentiellement des déserts de glace et de sable, plus quelques hauts sommets. Et tous ces espaces encore non colonisés sont grandement menacés. Je suis pour une « cohabitation harmonieuse », selon l’expression d’Aldo Leopold (écologue américain, 1887-1948), entre l’humain et le monde sauvage, mais contre une habitation totale. L’humain ne doit pas être ainsi partout. Cela me paraît en effet mégalomaniaque de vouloir marquer de son empreinte un territoire aussi immense que notre planète et dont certaines parties sont même inadaptées à la vie humaine. Certes, on peut organiser, ponctuellement, de « nouvelles formes de diplomatie entre le loup et le berger », comme nous y invite le philosophe Baptiste Morizot, mais nos modes de vie et les densités de population humaine sont tels qu’une coexistence pacifique est impossible avec l’ensemble du vivant.
Lors de la crise sanitaire, d’ailleurs, pendant que les humains étaient confinés, la nature sauvage s’est, elle, déconfinée.
Effectivement, l’absence d’êtres humains donne de très beaux résultats ! C’est tout simplement mécanique. En atteste le gravelot à collier interrompu, une espèce qui est venue nicher sur les plages de l’Atlantique d’habitude accaparées par les loisirs humains. Au-delà de cet épisode, ce qui est fascinant, c’est d’observer, dans les belles expériences de réensauvagement qui ont été menées, qu’il suffit parfois de pas grand-chose pour revoir exploser la vie sauvage. Supprimez la chasse dans un bois ou un marais et, en quelques années, tout redevient foisonnant. Contrairement au climat, le monde vivant répond ainsi très rapidement aux changements. Le problème, c’est qu’il ne suffit pas de vouloir un rapport harmonieux avec le vivant, il va falloir le réinscrire, car dans l’œil du chevreuil, un humain est forcément un chasseur. On a inscrit un tel rapport de méfiance avec les espèces sauvages, que certaines ont transformé leur régime de vie pour échapper aux humains : des espèces que l’on pense être nocturnes ne le sont devenues que pour se cacher de nous. Autre exemple : le phoque moine, qui vivait autrefois sur des plages de Méditerranée, a fini par s’installer sur des rochers pour échapper, là encore, aux humains.
Peut-on justement entrevoir, dans cette crise sanitaire, une lueur d’espoir dans le sens où l’humain, ayant fait l’expérience de sa vulnérabilité, pourrait être amené à modifier sa relation avec la nature sauvage ?
L’obligation dans laquelle nous nous sommes retrouvés à ralentir et à n’avoir plus qu’une fenêtre, un balcon ou un jardin comme ouverture sur le monde a peut-être, chez certaines personnes, réactivé un émerveillement devant la beauté d’une scène aussi modeste qu’une abeille qui butine une fleur. J’espère aussi que cette crise aura permis de rappeler à l’humain la caractéristique biologique dans laquelle il est inséré. On a beau être capable d’envoyer des robots sur la planète Mars, face à un virus microscopique, sorti d’une chauve-souris, on s’est en effet retrouvés complètement démunis. Au lieu de croire que l’on va s’en sortir grâce à notre progrès technique et scientifique, certains se sont peut-être enfin rendu compte que l’humain est soumis, au même titre que les autres espèces, aux lois de la nature, comme la gravité, l’évolution, la sélection. Que nous sommes ainsi des êtres de nature pris dans un processus naturel !
Qu’en est-il de la prise de conscience des liens entre la destruction des habitats sauvages, du fait des activités humaines, et l’augmentation, ces dernières décennies, du nombre d’épidémies liées à des zoonoses ?
Dans ma tribune, j’avais écrit « que le monde sauvage nous rappelle la vanité de l’ingénierie humaine sous des formes de plus en plus menaçantes, notamment via les maladies infectieuses. » Les médias ont permis de mettre en lumière cet effet boomerang qui ne faisait plus aucun doute dans la communauté scientifique. La question qui se posait n’était pas « si », mais « quand ». Comme l’a confirmé la pandémie de Covid-19, les risques sanitaires liés à la déforestation et au braconnage, dus à la mise en contact de l’humain avec des agents pathogènes contre lesquels il n’est pas immunisé, sont une véritable bombe pour la santé humaine à l’échelle mondiale. Le péril qu’il y a à poursuivre la destruction de la nature sauvage est évident, pour notre santé, et aussi notre bien-être, notre liberté, notre économie. Mais cela a beau avoir été dit, je ne suis pas très optimiste sur le fait que les instances politiques et économiques s’attaquent enfin aux racines profondes de cette crise sanitaire en remettant en cause les systèmes de domination évoqués plus haut. Sauf en ce qui concerne la mondialisation. Pendant cette crise, on a ainsi observé la volonté de s’organiser de façon plus résiliente et autonome, plus sobre et locale. Ce qui pourrait avoir, in fine, un effet positif sur la nature sauvage lointaine.
Et que répondez-vous à ceux qui personnifient la nature en déclarant qu’avec le Covid-19, c’est « Gaïa qui envoie un message aux humains » ?
J’espère que Gaïa ne s’y prendrait pas de façon aussi aveugle ! Les victimes de cette pandémie ne sont pas les responsables des catastrophes écologiques. De toute façon, dire que « la nature se venge de l’humanité » est violent. Par ailleurs, cette dépolitisation et cette invisibilisation des rapports de force posent problème alors qu’il s’agit, justement, de remettre en question les processus de domination. S’il y avait une leçon à retenir de cette catastrophe, ce serait celle de laisser la nature sauvage en paix.
Pour aller plus loin
Virginie Maris, La Part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène, Seuil, 2018.