Interview de Patrick Viveret réalisée par Pascal Greboval.
Vous avez participé aux Dialogues en humanité qui ont eu lieu au Bénin du 9 au 11 mai 2014. Pourquoi une telle initiative ?
Cette rencontre s’est faite dans le cadre de la Journée commémorative de l’abolition de l’esclavage le 10 mai, et suite aux tristes actualités concernant le mouvement Boko Haram qui menaçait de traiter les lycéennes enlevées en « esclaves ». Mais ce n’était pas pour parler exclusivement de Boko Haram ; ce sujet a plutôt été le point de départ pour soulever d’autres problèmes. Nous voulions surtout insister sur la question urgente de la citoyenneté mondiale, et plus spécifiquement sur la question de l’esclavage. L’esclavage n’est pas seulement un problème du passé : c’est une réalité actuelle dont il faut se protéger, personne n’est à l’abri. On se pose alors la question de la régression sociale. L’objet de la déclaration des Dialogues en humanité au Bénin [voir encadré ci-dessous], c’est de montrer qu’une solution est possible, à l’échelle locale, mais aussi à l’échelle mondiale.
Qu’est-ce qui vous a incité à localiser les Dialogues en humanités au Bénin ?
Ces rassemblements sont à chaque fois auto-organisés par des équipes sur place – que ce soit à Lyon (les prochains ont lieu les 4, 5 et 6 juillet 2014) ou à Salvador au Brésil. Le premier critère est donc qu’une équipe locale prenne en charge l’organisation. Ce fut le cas au Bénin. De plus, l’association avec le 10 mai tombait plutôt bien.
Vous employez le mot « esclavage ». Les femmes et les hommes d’Europe sont-ils privés de liberté ?
Les associations humanitaires ne cessent de relever des cas d’esclavage moderne, dont les victimes sont notamment des femmes, qui se retrouvent piégées et sans papiers, condamnées à l’esclavage « domestique ». À un moindre degré, en Europe, il existe une forme de servage que l’on essaie de nous imposer. Nos minima sociaux sont déjà très en deçà du seuil de pauvreté, ce qui est anormal. Mais de plus en plus – c’est le cas en Angleterre, mais certains ont essayé de l’imposer en France –, le gouvernement considère ces minima sociaux comme des largesses et exige que ceux qui en bénéficient travaillent gratuitement : on peut assimiler cette proposition à du travail forcé.
Dans la déclaration de Porto-Novo, vous dites qu’« il est temps désormais de construire les conditions d’une pleine citoyenneté pour tous les membres du peuple de la Terre ». Est-ce que cela signifie la création d’une gouvernance mondiale ?
Une gouvernance mondiale existe aujourd’hui, qui est pour l’essentiel celle des marchés financiers. On a également une sorte de « demi-gouvernance » – celle du G20 –, mais dont on voit bien qu’elle est extrêmement poreuse et dépendante des marchés financiers. Elle ne prend pas en charge les vraies questions mondiales, notamment celle soulevée par le rapport de la NASA qui annonce l’effondrement imminent de notre civilisation si l’on continue à creuser les inégalités sociales et à détruire l’écosystème.
Si les gouvernements et les institutions internationales ne prennent pas les choses en main – comme c’est le cas actuellement –, il faut en effet qu’il y ait de plus en plus de formes d’organisations citoyennes mondiales qui reposent les questions de fond : il faut s’interroger sur les modalités d’une gouvernance démocratique mondiale, sur les formes de délibération (« À quoi ressemblerait un parlement citoyen mondial ? »), mais aussi sur la forme que pourrait prendre le pouvoir exécutif. Lors des Dialogues en humanité qui auront lieu à Lyon les 4, 5 et 6 juillet, nous allons lancer l’idée d’un ministère de la Défense de l’humanité, car le « peuple de la Terre » est véritablement en danger et les gouvernements ne sont pas à la hauteur. Il faudrait aussi réfléchir à la question judiciaire car la Cour internationale de justice, siégeant à La Haye, reste limitée. C’est un travail de longue haleine, mais il faut poser dès maintenant les principes fondateurs et commencer par compléter la Déclaration universelle des droits de l’homme par une Déclaration des droits civiques : tous les êtres humains sont aussi des citoyens de la Terre, ils ont des droits civiques et pas seulement des droits humains. Nous avons besoin de l’ébauche d’une constituante mondiale.
Cette constituante s’exonérerait-elle de tout contact avec les gouvernants en place ?
Tout dépendra du comportement de ces gouvernements. Cette force citoyenne mondiale accepterait une forme de représentation auprès des pouvoirs politiques, économiques et éventuellement religieux qui iraient dans son sens. Mais sans collaboration de la part des gouvernements en place, elle deviendrait une force autre. Pour l’heure, il nous faut ébaucher ce processus à travers ce que nous appelons la construction d’un mouvement convivialiste pour une société de l’art de bien vivre, du « buen vivir ».
Déclaration de Porto-Novo, Bénin
Énoncée lors de la première édition des Dialogues en humanité qui s’est tenue au Bénin du 9 au 11 mai 2014.
Nous, participants des Dialogues en humanité réunis au Bénin, à Porto-Novo, sous les arbres ancestraux du Jardin des Plantes et de la Nature, souhaitons faire ensemble la déclaration suivante :
En ce 10 mai, jour anniversaire de la terrible barbarie que représenta l’esclavage, ici au Bénin, au cœur de cette Afrique, principale victime de cette barbarie interhumaine, mais aussi berceau de notre humanité, nous prenons conscience des risques qui pèsent sur le devenir de notre famille humaine, mais aussi des potentialités infinies qu’ouvriraient sa propre humanisation.
Au moment où de nombreux rapports internationaux évoquent le risque d’un effondrement mondial dans les prochaines décennies si nos sociétés continuent à aggraver leurs inégalités et à détruire leurs écosystèmes, nous affirmons la nécessité de sortir de l’obsession compétitive pour développer des logiques coopératives tant à l’égard des humains que de la nature. Cette coopération s’inscrit dans la perspective de sociétés qui font de la convivialité et du buen vivir le cœur de leur projet.
Il est temps de déclarer suicidaire pour notre famille humaine : toutes les formes de la guerre, qu’elles soient économiques, politiques ou religieuses ; toutes les logiques qui conduisent à imposer la loi des plus forts en éliminant ou en dominant les plus faibles. Loi terrible qui fut à la source de toutes les formes de maltraitance, voire d’esclavages d’hier comme d’aujourd’hui.
Nous affirmons également la nécessité de rompre avec un rapport guerrier et prédateur à la Nature dont l’expérience de « ville verte rurale » de Songhaï montre la possibilité.
Nous déclarons qu’il est temps désormais de construire les conditions d’une pleine citoyenneté pour tous les membres du « peuple de la Terre ».
Cette citoyenneté résultera de la pleine application des droits fondamentaux de chaque être humain proclamés après la Seconde Guerre mondiale, mais aussi de la reconnaissance de leurs droits civiques et de la nécessité de constituer désormais une communauté politique cohérente avec de tels droits.
Toutes les formes d’organisations humaines, qu’elles soient sociales, politiques, économiques, culturelles, n’ont de légitimité que pour autant qu’elles respectent ces principes et concourent au bien commun de l’humanité et à la préservation de la Nature dont elle est l’une des composantes. Il n’est pas acceptable que des nations, des entreprises, des religions, des familles ou toute autre forme d’organisation humaine, se réclament de leur identité ou de leur histoire pour dénier ces droits fondamentaux.
Nous avons besoin en revanche de replacer l’économie et la politique, la monnaie et le pouvoir, au rang de moyens et non de fins. De même, nous devons faire de la pluralité des traditions de sens et de sagesse non une cause de guerre de civilisation mais une chance et une source d’élévation de la conscience humaine.
Pour notre propre compte, nous, participants à ces Dialogues en humanité qui doivent se prolonger prochainement en Europe, au Brésil, en Inde, en Éthiopie, dans les prochains mois, prenons l’engagement d’œuvrer dans le sens des principes de cette déclaration.