Sivens : un barrage à contretemps

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    En partenariat avec Changeons l’agriculture, le blog de Jacques Caplat.

    Au-delà des questions politiques et humaines au cœur de l’actualité récente, le barrage du Testet, à Sivens dans le Tarn, est un exemple typique des aménagements dépassés et hors-sujet. Sa justification agronomique s’inscrit exactement dans la course en avant qui est en train de détruire l’agriculture française, et démontre une méconnaissance inquiétante des alternatives techniques qui permettraient sans problème aux agriculteurs de la région d’éviter le recours massif à l’irrigation.

    Sivens

    Face aux tensions créées par le dérèglement climatique, il est illusoire et suicidaire de croire qu’il serait possible à long terme et à grande échelle de forcer le milieu à s’adapter à une agriculture artificielle construite sur des théories hors-sol et des modèles standardisés. Bien au contraire, la seule démarche réaliste et scientifique consiste à réadapter l’agriculture au milieu. Cela implique à la fois de recréer une capacité des sols à retenir l’eau et à la fournir aux cultures, et de sélectionner des variétés végétales adaptées et évolutives. Le recours massif à l’irrigation est non seulement destructeur, il est également dépassé car inefficace à long terme.

    Retour sur un projet aberrant

    Avant de parler d’agronomie, il me faut bien revenir sur les évènements récents, leur source et leur déroulement. Ils éclairent en effet les conditions du « choix » imposé actuellement par les élus tarnais.

    En premier lieu, il est utile de savoir que le projet de barrage du Testet est la copie conforme d’un barrage déjà réalisé dans la même région à Fourogue. Or, le coûteux et surdimensionné barrage de Fourogue est aujourd’hui un gouffre financier, et se voit relégué dans l’illégalité suite à l’annulation de sa déclaration d’intérêt général. Une logique sous-tend par conséquent la construction du barrage du Testet depuis son démarrage : réitérer le tour de passe-passe réussi à Fourogue, en mettant tout le monde devant le fait accompli avant que la justice ne puisse arrêter les travaux.

    Autre fait troublant : l’organisme chargé de la « maîtrise d’ouvrage déléguée » et de la concession d’aménagement du barrage du Testet, la CACG (compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne), est le même qui a été chargé de l’étude d’impact ! Cette situation ne correspond-elle pas étrangement à ce que le droit appelle habituellement un conflit d’intérêt ? Comment s’étonner, dans ces conditions, que l’étude préalable ait écarté les objections et ait surdimensionné le chantier ?

    Sur le plan environnemental, le projet prévoit de recréer une dizaine de petites parcelles humides d’un ou deux hectares, pour « compenser » la destruction d’une zone humide de 13 hectares. Cette prétendue compensation est jugée tellement hasardeuse et précaire que tous les avis scientifiques ont été négatifs (aussi bien les avis préalables au projet que l’expertise ministérielle récemment rendue publique). En effet, des petites parcelles atomisées et distinctes ne peuvent en aucun cas assurer la viabilité des espèces rares qui existaient dans la vallée du Testet (campagnol amphibie, grenouille agile, triton palmé, couleuvre verte et jaune…). En matière écologique, il faut faire montre d’une inquiétante incompétence pour additionner des surfaces en négligeant la question de la continuité des milieux de vie.

    8,5 millions d’euros pour 20 agriculteurs ?

    Sur le plan agronomique, le projet prétend permettre d’irriguer 81 exploitations agricoles de la région. Cette donnée est doublement douteuse. D’abord, parce que les riverains et les experts du ministère de l’Écologie n’ont trouvé que 20 à 40 fermes susceptibles d’être concernées. Ensuite, parce que l’irrigation est essentiellement destinée au maïs (qui occupe la moitié des surfaces irriguées dans le Tarn), et que les volumes du barrage ne permettront d’irriguer que 800 hectares de maïs au maximum, soit 20 fermes si l’on suppose une moyenne de 40 ha de maïs irrigué par ferme.

    Sur un plan comptable, le projet revient donc à investir 8,5 millions d’euros pour 20 fermes, soit plus de 400 000 euros par agriculteur. Et encore ce calcul ne prend-il pas en compte les coûts de fonctionnement, estimés à 600 000 euros par an, soit 30 000 euros par année supplémentaire « offerts » sur fonds publics à chaque ferme concernée. La même somme investie dans la conversion à l’agriculture biologique (riche en emplois) permettrait de faire vivre des centaines de fermes et de créer considérablement plus d’activité ! Le choix politique du barrage est par conséquent totalement contraire aux attentes exprimées par la société, et représente une authentique gabegie.

    Ce n’est pas un hasard si l’expertise demandée par le ministère de l’Écologie dénonce le manque de justification du projet et son surdimensionnement.

    Une course en avant meurtrière

    Il est utile de comprendre que la mort de Rémi Fraisse n’est qu’une conséquence « logique » de la politique engagée, celle d’une course en avant et d’une stratégie de la tension. Il est impossible d’aborder les alternatives agronomiques sans achever d’abord la présentation du contexte politique, qui explique pourquoi les promoteurs du barrage se sont enfermés sciemment dans un refus de toute alternative.

    Comme je l’évoquais plus haut, le montage initial témoignait déjà d’un parti-pris douteux et de procédures susceptibles d’être invalidées. Cette dimension est renforcée par le fait que le contrat confié à la CACG est une concession d’aménagement, signée sans aucune mise en concurrence – or, ce type de barrage relève obligatoirement de la notion de construction, qui impose une mise en concurrence. Il est donc fort probable que l’ensemble du projet soit retoqué par la justice dans deux ou trois ans. En outre, l’avis de l’enquête publique n’était favorable que « sous réserve de l’avis du Conseil national de la Protection de la Nature » (CNPN). Celui-ci a été clairement défavorable lors du projet initial tout comme lors de son réexamen récent. Il y a donc eu passage en force.

    Cette démarche est parfaitement illustrée par l’étape du déboisement du site. La fédération France Nature Environnement avait saisi le Tribunal administratif pour bloquer sa réalisation. Aussitôt, la CACG et les pouvoirs publics ont conjointement déployé massivement machines et gendarmes mobiles, de façon à « nettoyer » la zone de ses opposants et à couper les arbres à marche forcée. Le timing était précis : le déboisement était achevé quelques heures avant que le Tribunal administratif ne rende son avis. Même en cas de jugement défavorable, il aurait été trop tard…

    Cette stratégie de la tension a conduit les pouvoirs publics à abdiquer toute raison. Depuis le début du chantier, les gendarmes multiplient les provocations pour pousser les opposants à se radicaliser (afin de justifier à rebours le recours à la force). Je n’avance pas là des suppositions mais m’appuie sur des faits. Le 7 octobre, un gendarme a lancé une grenade de désencerclement dans une caravane et grièvement blessé une occupante, comme le prouve cette vidéo. Non seulement ces grenades ne sont autorisées que de manière défensive dans le cas où des gendarmes seraient en danger d’être débordés et blessés, ce qui n’était évidemment aucunement le cas ici, mais elles sont en outre strictement interdites en milieu clos, où elles peuvent devenir très dangereuses. Malgré ce geste doublement illégal ayant eu de graves conséquences, ce gendarme n’a, aux dernières nouvelles, pas été poursuivi.

    Autre fait édifiant : lors de la manifestation festive et joyeuse du 25 octobre, il ne restait aucun engin sur le chantier, et donc strictement rien à protéger par les gendarmes. La fête organisée sur le site par les opposants ne comportait aucun risque d’aucune sorte, puisqu’elle n’était pas en ville et qu’il n’y avait rien à détruire ou dégrader. Rien, strictement rien, ne justifiait la présence de gendarmes, et encore moins une présence aussi massive et agressive. Rien sauf… la volonté de pousser les opposants à réagir et de provoquer des violences. Dans ces circonstances, la mort de Rémi Fraisse alors qu’il fuyait une charge de gendarmerie, tué par une grenade de désencerclement encore utilisée abusivement, n’est pas un hasard mais le résultat d’un processus révoltant.

    [Edit (07 novembre) : Médiapart révèle quelques précisions édifiantes et absolument révoltantes établies par l’enquête. La grenade utilisée était en fait une grenade offensive, interdite dans ce type de situation. Les autorités connaissaient les causes de la mort de Rémi Fraisse dès la récupération du corps… alors qu’elles ont fait semblant de l’ignorer pendant deux jours. Les autorités savaient que le sac à dos de Rémi avait été pulvérisé par la grenade… alors qu’elle ont prétendu pendant plusieurs jours que ce sac à dos avait été récupéré par des opposants pour faire entrave à l’enquête : ce mensonge, destiné à discréditer les victimes et minimiser la responsabilité des meurtriers, est tout simplement abject.]

    Ce constat n’excuse aucunement les violences également injustifiables perpétrées par quelques dizaines de provocateurs (dont rien ne prouve qu’ils soient réellement concernés par la lutte contre le barrage), mais il remet les responsabilités à leur place. Ce sont bien les pouvoirs publics et la CACG (dont la plupart des administrateurs sont des élus locaux « juge et partie » et des agriculteurs de la FNSEA) qui ont engagé sciemment un enchaînement de provocations et de passages en force pour contourner la loi. Le 25 octobre, ils ont clairement « créé » les conditions d’un affrontement au sein d’une soirée par ailleurs festive et sereine, et doivent en porter l’entière responsabilité.

    L’agriculture ne peut pas se fonder sur une irrigation massive

    Dans ces conditions, il faut reconnaître que les arguments agronomiques sont bien difficiles à faire entendre, puisqu’il n’existe en réalité aucune volonté de les écouter. Essayons toutefois de les avancer.

    En premier lieu, le changement climatique conduit le Tarn à une fragilité hydrique accrue. Au lieu d’être niée et contournée par une inflation d’infrastructures et une course en avant industrielle, cette réalité doit être assumée et abordée franchement. Les variétés végétales utilisées par les agriculteurs (par obligation légale et par pression commerciale) sont standardisées et, inévitablement, inadaptées à des situations de faiblesse hydrique. La solution ne peut pas être d’obliger le monde réel à s’adapter à ces variétés chimériques !

    La seule solution agronomique sérieuse, déjà mise en œuvre par certains agriculteurs biologiques dans le Sud-Ouest, consiste au contraire à utiliser des variétés adaptées au milieu et capables d’évoluer en même temps que lui. J’insiste une fois de plus (cf. un précédent billet sur les semences) sur le fait qu’une plante doit co-évoluer avec son environnement au lieu d’être conçue à distance. Des variétés évolutives conduisent à ressemer les grains issus des épis les mieux adaptés aux nouvelles conditions climatiques, et permettent par conséquent de se passer d’irrigation. Oui, n’en déplaise à certains agronomes en chambre, il est parfaitement possible de faire évoluer des variétés, y compris en maïs, capables de résister à la sécheresse. Les maïsiculteurs d’AgroBioPérigord en ont fait la preuve depuis plusieurs années, avec leurs variétés « populations » de maïs, qui obtiennent sans irrigation des rendements et des résultats techniques extrêmement satisfaisants.

    Cette évolution est d’autant plus raisonnable que même les agriculteurs conventionnels du Tarn l’ont partiellement engagée. Bien que ne recourant pas encore à des variétés adaptées et évolutives, ils ont déjà réduit la part des surfaces irriguées de 18,5 % à 12,5 % de leurs surfaces en moyenne entre 2000 et 2010. C’est bien dans ce sens qu’il faut les accompagner.

    Restaurer la régulation hydrique des sols

    Plus globalement et plus fondamentalement, l’agriculture doit réapprendre à valoriser les capacités du sol au lieu de le détruire. Le Rodale Institute (États-Unis) a démontré que les sols conduits en agriculture biologique résistent considérablement mieux à la sécheresse que les sols conventionnels. Pourquoi ? D’abord parce que les terres conduites en bio alternent des cultures variées, voient leur fertilité assurée par des amendements organiques, et sont moins retournées. Cela les amène à être de deux à dix fois plus riches en matière organique, et à avoir une « structure » bien meilleure. Or ces deux facteurs permettent aux sols d’être des éponges, c’est-à-dire de capter l’eau lorsqu’elle tombe (sans la laisser ruisseler et provoquer par ailleurs des inondations) et de la restituer aux plantes lorsqu’elles en ont besoin. Ensuite parce que les agriculteurs bio ne laissent pas des sols rester « nus » en hiver et limitent donc les pertes d’eau. Enfin, parce que l’absence de recours aux fongicides permet le développement d’une mycorhize dense.

    Il est intéressant de dire deux mots de la mycorhize. Cette symbiose entre les racines des plantes et les mycéliums des micro-champignons du sol permet aux plantes de multiplier par dix leur surface d’absorption racinaire. Mieux encore, elle permet de multiplier par dix ou quinze la pression de pompage de l’eau par les plantes – autrement dit, de capter de l’eau là où des plantes sans mycorhize n’y parviendraient pas. Or, pour avoir une mycorhize dense, il est souhaitable d’agencer arbres et cultures (les arbres facilitent l’implantation de la mycorhize et assurent un pompage de l’eau dans des couches inaccessibles aux plantes cultivées) et il est nécessaire de ne pas appliquer de fongicides (qui tuent les micro-champignons du sol).

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    Cultures denses et performantes en milieu aride du Sud de la France, sans aucune irrigation, conduites en bio et avec des arbres – Photos J. Caplat

    Les politiques publiques doivent former les agriculteurs et les aider à faire évoluer leurs pratiques, et non pas soutenir des pratiques intenables chez une vingtaine d’entre eux.

    Une irrigation ponctuelle et parcimonieuse

    Une fois restauré le b.a.-ba de l’agronomie (sols riches en matière organique, bien structurés et toujours couverts ; arbres et mycorhize ; variétés adaptées et évolutives), il est bien sûr possible de recourir ponctuellement à l’irrigation. C’est notamment utile pour le maraîchage, et pour certaines cultures dans certains milieux (soja par exemple). Je ne prétends pas qu’aucune irrigation ne soit justifiée. Mais elle doit être mesurée, éviter de provenir de la nappe phréatique, et respecter les milieux naturels. Cela est possible notamment avec des retenues collinaires, c’est-à-dire des petits équipements qui ne saccagent pas une vallée entière et qui sont dimensionnées pour servir d’appoint (et non pas de justification à une course en avant). Dans le cas de Sivens, il est parfaitement possible d’optimiser les retenues collinaires existantes – voire d’en créer quelques nouvelles si cela apparaissait vraiment nécessaire une fois l’agronomie remise d’aplomb.

    Le barrage en construction dans la vallée du Testet est non seulement douteux sur le plan politique et économique, et destructeur sur un plan environnemental, mais il est surtout injustifié et archaïque sur le plan agronomique. Il obéit à des réflexes d’un autre temps, où certains ingénieurs croyaient dompter la nature et lui imposer des concepts intellectuels. Il n’a aucune viabilité ni aucune cohérence dans le contexte du changement climatique. Et si nous entrions enfin dans le XXIsiècle ?

     

    Par Jacques Caplat

    Article initialement publié le 1er novembre 2014 sur le blog Changeons l’agriculture.

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