Devenu la revendication phare des gilets jaunes, le référendum d’initiative citoyenne est perçu comme un outil participatif essentiel pour redynamiser une démocratie représentative à bout de souffle. Pourrait-il néanmoins se concilier à la Constitution actuelle tant sa spécificité remet en cause les institutions et les fondements même de la Vème République ? Décryptage.
Sur les ronds points, sur les affiches de manifestants ou encore dans les réunions organisées autour du « Grand Débat National » : il est sur toutes les lèvres. Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) s’est hissé comme l’une des revendications principales des gilets jaunes, désireux de réintégrer concrètement les citoyens dans le processus politique, parce qu’ils ne se sentent plus représentés par leurs élus.
Autour de modalités encore floues à définir, le RIC a le mérite de remettre en question des institutions trop verticales, rigides renforcés sous la Vème République, et de pointer la fracture sociale toujours plus grande entre le peuple et les élites. Sa mise en place serait-elle toutefois efficace comme simple instrument supplémentaire du gouvernement, ou pose-t-elle les bases de réflexion pour tendre vers un nouveau système de représentation, soit une nouvelle République ?
Qu’est-ce que le RIC revendiqué par les gilets jaunes ?
En s’appuyant sur l’article 3 de la Constitution – « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » – les défenseurs du RIC souhaitent redonner la parole au peuple par voie référendaire qui prendrait ainsi part aux décisions politiques du pays. Dans une liste largement relayée sur les réseaux sociaux fin novembre, les gilets jaunes proposaient :
« la création d’un site lisible et efficace, encadré par un organisme indépendant de contrôle où les gens pourront faire une proposition de loi. Si cette proposition de loi obtient 700 000 signatures alors cette proposition de loi devra être discutée, complétée, amendée par l’Assemblée nationale qui aura l’obligation (un an jour pour jour après l’obtention des 700 000 signatures), de la soumettre au vote de l’intégralité des Français. »
Concentré autour de quatre fonctions, Le RIC donnerait ainsi la possibilité aux Français de proposer ou d’abroger une loi, de modifier la Constitution ou encore de révoquer un élu (contraire actuellement au fonctionnement de la démocratie représentative).
Interrogé en janvier 2019 par Kaizen, l’un des porte-paroles des gilets jaunes, l’avocat François Boulo, admet néanmoins que l’application du RIC « soulève 1000 questions au niveau institutionnel » mais l’intérêt de cette mesure était justement qu’elle soit « discutée et débattue » avec l’objectif de « réformer un socle constituant qui vienne du peuple et qui lui permette d’exprimer sa souveraineté pleinement. »
Le RIC, anti-gaullien ?
Mais n’existe-t-il pas déjà en France la possibilité aux citoyens d’exprimer leur souveraineté par référendum ? En effet, à l’échelle nationale, il est possible d’avoir recours au référendum, inscrit comme un principe de « souveraineté nationale » dans la Constitution depuis 1958. Mais il ne peut être initié qu’à la demande du Président de la République. Idem pour le référendum d’initiative partagé, entré en vigueur en 2015, qui ne peut être mis en place qu’avec le soutien de 20 % des parlementaires[1]. Comme une troisième voie, le RIC permettrait ainsi d’enlever ce verrou politique en confiant l’initiative référendaire non plus aux élus mais aux citoyens. Ce qui en ferait un dispositif totalement inédit.
En France, l’illusion de l’homme providentiel est encore très marquée depuis le Général De Gaulle qui a pourtant mis en place le référendum et a démissionné suite à une consultation populaire en 1969. « Ce qu’il faut comprendre avec le Général De Gaulle c’est que dans le cadre de la réforme du Sénat, proposé par référendum en 1969, il l’a transformé en plébiscite », explique Laureline Fontaine, professeur de droit public et constitutionnel à la Sorbonne Nouvelle Paris 3. « Il a introduit un élément supplémentaire de réflexion qui n’était pas directement liée à la question en assurant qu’il se retirerait si le vote était négatif. Le référendum doit être un instrument de pure démocratie et non de légitimation du pouvoir exécutif », conclut-t-elle.
En ce sens, Benjamin Morel, normalien et enseignant en droit public affirme dans les colonnes de Libération que le RIC est « fondamentalement anti-gaullien » du fait qu’il remet en cause le « fondement de la légitimité du chef de l’Etat qui est élu pour fixer un cap et appliquer un programme.»
Vu de Suisse, pays souvent cité comme modèle démocratique [Voir encadré], cette culture présidentialiste à la française représente un réel obstacle à la bonne mise en place d’un RIC. « La concentration du pouvoir en France est selon moi très problématique et représente un frein à la légitimité de mettre en place en l’état ce dispositif démocratique », observe Lisa Mazzone, conseillère nationale du parlement fédéral suisse, membre des Verts. Il est vrai que le gouvernement suisse, appelé le Collège Fédéral, est composé de sept personnes de différentes couleurs politiques avec un président qui change tous les ans. « Le président n’a pas un rôle plus important que les autres, il n’a qu’un rôle représentatif », explique la conseillère nationale. « Le pays est organisé de manière très décentralisé, ce qui renforce l’idée de démocratie de proximité », détaille-t-elle. S’ajoute à cette décentralisation du pouvoir, des instruments populaires comme le référendum et les initiatives citoyennes qui animent et s’inscrivent dans la politique Suisse depuis le XIXème siècle !
Une articulation entre démocratie (réellement) représentative et démocratie « dite » directe qui n’entre que très peu dans l’histoire de France. La conception gaullienne et l’hyper concentration du pouvoir a créé une méfiance à l’égard de l’outil référendaire dans l’Hexagone. « Pour les dirigeants, la pratique référendaire est vue encore aujourd’hui comme un obstacle à la poursuite et à la cohérence d’une politique comme le témoignent les référendums très négatifs autour des traités européens de ces dernières années », explique Laureline Fontaine.« D’autant plus que le recours au référendum a souvent été utilisé par des régimes autoritaires comme l’Espagne franquiste, ce qui inquiètent certains gouvernements. »
Le Conseil Constitutionnel comme garde-fou : fausse bonne idée ?
Cette inquiétude revient souvent dans les débats autour du RIC, accusé d’ouvrir la boîte de Pandore du populisme et de permettre de mettre à mal des avancées sociales comme l’abolition de la peine de mort ou l’adoption du mariage pour tous. Vient alors la question des garde fous. Si le RIC est appliqué, l’organisme naturellement désigné pour contrôler, analyser et filtrer les initiatives citoyennes en se basant sur des critères relatifs aux droits fondamentaux est le Conseil Constitutionnel.
Pilier de la Vème République, le Conseil Constitutionnel doit néanmoins être réformé en profondeur selon Laureline Fontaine pour permettre le fonctionnement serein du RIC. « Le minimum serait en effet d’instaurer un contrôle au préalable si le RIC est appliqué mais pour cela il est primordial de réformer le Conseil Constitutionnel qui n’est pas digne d’une démocratie », explique-t-elle. « Il suffit de regarder la composition de notre Conseil par rapport à d’autres cours constitutionnelles européennes : il n’y a aucune exigence de qualification en droit pour devenir membre ; des ministres, anciens ministres et même anciens présidents de la République le composent majoritairement. Ce qui n’est pas sain », ajoute la professeure en droit.
« Il est donc urgent si le RIC est mis en place de repenser complètement notre Conseil Constitutionnel ou d’instituer un autre organisme pour ne pas affecter la crédibilité et l’efficacité du référendum et produire les effets escomptés de renouvellement et de participation des citoyens à la vie publique. »
Du côté Suisse, le pays ne possède pas de cour constitutionnelle qui pourrait servir de garde-fou pour filtrer certaines initiatives. Une faille conséquente selon Liza Mazzone. « Si on dépose une initiative populaire avec 100 000 signatures, personne ne vérifie si elle ne viole pas les droits fondamentaux inscrits dans la Constitution », explique la conseillère nationale. « On a eu plusieurs textes qui ont toutefois été portés devant la Communauté Européenne des Droits de l’Homme comme la votation sur le renvoi des criminels étrangers en 2006 par exemple », ajoute-t-elle.
Depuis plusieurs années en Suisse, le parti d’extrême droite, l’Union Démocratique du Centre (UDC) a pris une place considérable dans le paysage politique du pays et a multiplié les votations contre les migrants dont deux – l’interdiction de construire des minarets en 2009 et la fin de l’immigration de masse en 2014 – ont été acceptées par les citoyens. Des initiatives du parti populiste souvent appuyées par de grosses dépenses en publicité électorale dont des campagnes d’affichage poussées. Une pratique qui soulève le plus gros défaut du système démocratique Suisse selon Lisa Mazzone. « Contrairement à la majorité des États européens, la Suisse ne possède aucune réglementation concernant le financement des campagnes politiques, on ne sait pas qui finance qui. Et les partis avec le plus gros support financier comme l’UDC peuvent avoir plus d’influence en placardant beaucoup d’affiches et ainsi toucher plus efficacement l’opinion publique », explique-t-elle.
Malgré ce manque de transparence et d’encadrement, les votations liées à la sécurité et à l’immigration restent des cas isolés en Suisse et les citoyens votent généralement dans le sens des droits fondamentaux. « Il est important que les citoyens s’expriment sur tous les sujets et je pense qu’il faut aussi faire confiance à la population. Les gens ne sont pas des tortionnaires et que lorsque des droits sont acquis, ils sont acquis », conclut-elle.
Vers un RIC local ?
Si un RIC au niveau national peut devenir un réel casse-tête juridique en France, peut-être pourrait-il être plus efficace à l’échelle locale pour mettre en place une réelle démocratie participative ?
Au niveau des municipalités, il existe en France, depuis 2003, la possibilité d’instaurer des référendums locaux mais qui concernent uniquement la mise en œuvre d’un projet qui relève de la compétence de la collectivité. « On ne se sert presque pas de ce dispositif qui est plus consultatif à ce niveau-là. Un référendum avait eu lieu dans la ville de Caen par exemple, sur la construction d’un tramway, et la majorité a voté contre. Ce qui n’a pas empêché la mairie de le construire quand même », détaille Laureline Fontaine.
D’autant plus que cette utilisation très peu répandue du référendum local s’explique par une méfiance de l’outil – la même qu’à l’échelle nationale – selon Marion Paoletti, maîtresse de conférences à l’Université de Bordeaux qui souligne « une résistance française » au dispositif, dans le quotidien Le Monde[2] avec le risque d’instrumentaliser ces référendums locaux en faisant une sorte d’instrument de légitimation de décisions déjà prises, ou de les transformer en des sortes de plébiscites.
Néanmoins, c’est par le prisme local que le RIC serait le plus pertinemment utilisé selon le sociologue Laurent Mucchialli, persuadé que c’est au niveau des collectivités qu’il faut agir avec plus de détermination.
« Si le référendum peut bipolariser encore plus les opinions et conflictualiser encore plus les relations sociales, son organisation au niveau local peut s’articuler avec une mise en discussion collective incarnée – on ne s’adresse pas à un personnage inconnu voire anonyme sur internet, on parle avec son voisin dans la «vraie vie»– tendant au contraire à les pacifier. […] C’est en commençant par en bas, par les échelons locaux, que l’on aurait une chance de faire vivre une véritable démocratie, participative et délibérative, qui contribuerait du même coup à renforcer le vivre-ensemble et à pacifier la société »[3]
C’est ce qu’a entrepris la Suisse, en déléguant un pouvoir conséquent à ses cantons (équivalents des départements en France) où l’initiative populaire donne la possibilité aux citoyens de proposer une nouvelle loi. « Les cantons ont beaucoup de poids en Suisse puisqu’à l’origine, le pays c’était d’abord des cantons qui se sont ensuite regroupés pour former une Fédération », explique Lisa Mazzone,« Il y a moins de décisions prises au niveau fédéral (donc national) et même si cela peut prendre du temps pour trouver un consensus, cela permet un réel changement qui vient du bas », conclut-elle.
Difficilement transposable en France, par sa différence territoriale et administrative mais également son Histoire, la Suisse pose toutefois des pistes de réflexions pour instaurer une démocratie participative en France. « Notre système et loin d’être parfait c’est certain, mais la France pourrait s’en inspirer en tenant compte justement de ses défauts et le personnaliser à sa manière », propose-t-elle.
Complément plutôt que concurrent de la démocratie représentative, le RIC, par sa nature et les contraintes que lui impose le système constitutionnel existant français, déstabilise toutefois le socle même de la Vème République et vient, dans un spectre plus large, à se demander si son fonctionnement ne serait pas plus efficace dans un nouveau système politique de représentation. Un gros chantier en somme, qui illustre bien que le chemin est encore long pour atteindre une démocratie, définie selon la formule d’Abraham Lincoln, comme le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. »
Par Maëlys Vésir
Le modèle Suisse
En Suisse, le recours aux référendums est inscrit dans la Constitution depuis 1848. Il en existe trois types différents :
Un référendum obligatoire : toute révision de la Constitution ou toute adhésion à une organisation supranationale décidée par le Parlement doit être soumis au vote des citoyens. Pour être adopté, le texte doit être voté à la « double majorité », c’est-à-dire du peuple et des cantons.
Un référendum facultatif : chaque citoyen a le droit de lancer un référendum contre une loi ou un arrêté fédéral. Il doit pour cela récolter 50.000 signatures dans les 100 jours qui suivent la publication de la loi.
Enfin, les Suisses disposent d’un droit d’initiative populaire. Ils peuvent proposer au vote une modification de la constitution fédérale. Au niveau cantonal, l’initiative populaire va même plus loin en donnant la possibilité aux citoyens de proposer une nouvelle loi. Les conditions : ses initiateurs doivent récolter 100.000 signatures en 18 mois ; le projet doit être jugé recevable par l’administration.
En Suisse, il n’existe pas de référendum révocatoire (pour révoquer un élu).
[1] En 2008, l’article 11 a été complété et un référendum peut désormais être initié par « un cinquième des membres du Parlement, soutenus par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales », soit au moins 185 députés ou sénateurs (sur 925) et plus de 4,5 millions d’électeurs. En vigueur depuis 2015, la disposition n’a jamais été appliquée. Elle est aussi limitée dans son contenu : il est notamment interdit d’abroger par référendum une loi récemment votée.
[2] « Le référendum, démocratiquement correct ? » Le Monde du samedi 23 février 2019.
[3] « Le RIC ne sauvera pas notre démocratie, la participation locale si », Laurent Mucchielli, 10 janvier 2019, Slate.fr