Une petite enfance libre ? On entend d’ici les récriminations : « Quoi ? Encore un plaidoyer pour cet enfant que l’on fait roi et qui devient tyran ! Laisser libre l’enfant durant sa petite enfance, c’est produire un adulte incapable de vivre en société, donc nuisible et malheureux… »
Il convient de prendre au sérieux l’objection, car elle permet d’éviter un écueil. En effet, le contraire d’une erreur est toujours une erreur. Nous tentons aujourd’hui d’inventer une éducation qui ne bride plus la spontanéité naturelle de l’enfant, afin qu’il puisse s’épanouir dans la vérité de son être et la créativité de son désir. C’est une nécessité. Mais, si nous appelons de nos vœux « une petite enfance libre », encore faut-il bien comprendre ce qu’est la liberté. Le premier degré de la liberté, c’est de s’assurer que ce n’est pas la volonté d’un autre qui régit ma vie. C’est la liberté du citoyen dans une démocratie, ce devrait être aussi la liberté de l’enfant, quel que soit son âge : l’éducation, ce n’est pas plier l’enfant à la volonté de l’adulte. Mais, une fois qu’est consolidé ce premier degré de la liberté, une question reste posée : qu’est-ce qui, en moi, régit ma vie ? C’est là qu’il convient de prendre conscience que nous sommes mus par deux grands principes : la pulsion et le vrai désir. Si c’est la pulsion qui régit ma vie, je suis esclave. Si c’est le vrai désir, je suis libre. C’est le second degré de la liberté. Il est donc essentiel de bien comprendre ce qui distingue ces deux notions. Pour cela, contemplons un tout petit enfant.
Lorsqu’un bébé ressent une douleur, il est tout entier pulsion. Tout son corps se raidit contre cette sensation, et se tend vers un objet de soulagement. Il est alors facile de constater la dimension négative de la pulsion : le tout-petit est tout entier refus de ce qu’il ressent, en quête d’un objet qui supprimera cette sensation de lui-même. La pulsion est un « non » de tout le corps à ce qu’il ressent. Au contraire, dès que son corps est apaisé, qu’il est rassasié et dépourvu de douleur, le bébé est tout entier dans le oui. Dans une pure contemplation, une totale jubilation, il recherche toute impression inédite et s’en émerveille. Lorsqu’il devient capable de mobiliser son corps, il se déplace en quête d’expériences nouvelles. Ensuite, quand il est en âge de poser des couleurs sur un papier ou de modeler une pâte, il aspire à exprimer pour le monde l’être unique qu’il est et les sensations par lesquelles il fait l’expérience de lui-même. À l’opposé de la pulsion, négative et régressive, le vrai désir est entièrement affirmatif et, loin de revenir à l’ancien, il va vers le nouveau. Le vrai désir est un oui à la vie qui va vers toujours plus d’intensité, et qui aspire à un renouvellement incessant de l’expérience de soi dans la rencontre de l’autre.
Dès la naissance, une éducation juste devrait donc offrir une liberté totale au vrai désir de l’enfant et, plus encore, un encouragement, un émerveillement de tous les instants. Mais, dans le même mouvement, il convient de veiller à ce que la pulsion ne prenne pas, en l’enfant, une place excessive. Car, alors, la pulsion étoufferait le vrai désir, et l’enfant, livré à la négativité, perdrait sa vérité comme sa liberté.
Pour que la pulsion prenne sa juste place et laisse le maximum d’espace au vrai désir, l’éducation doit tenir compte du principe d’impermanence : l’enfant change tout le temps, l’attitude juste doit donc évoluer avec lui. Lorsqu’un petit bébé pleure, parce qu’il a faim, ressent une douleur, ou pour une raison qui échappe à l’adulte – mais il y a toujours une raison –, s’il ressent que l’adulte lui offre toute sa présence, son attention, son effort pour lui apporter le soulagement dont il a besoin, alors il développera une sécurité fondamentale et la pulsion prendra en lui le minimum de place. À l’inverse, « laisser pleurer bébé », c’est s’assurer que la pulsion non satisfaite prendra plus tard, en lui, une place excessive. En revanche, si un enfant, de quatre ans par exemple, se roule par terre parce qu’on lui a refusé un bonbon, il est essentiel de persister dans le refus ! Certes, et c’est tout aussi essentiel, avec la plus grande douceur, en tenant compte de sa douleur qui n’est pas feinte, mais aussi avec fermeté. L’enfant a besoin d’un éducateur au service de son vrai désir, c’est-à-dire de l’élan d’expression de l’être unique qu’il est. Cela suppose de limiter la pulsion. Cela doit être fait, bien évidemment, sans la moindre violence, avec une calme autorité consciente d’être au service de la vérité de son être.
Être libre, c’est vivre comme le petit enfant lorsqu’il est mû par son vrai désir. Nous vivons dans une société qui nous encourage à l’infantilisme, c’est-à-dire à nous comporter comme des garnements pulsionnels (on dit « consommateur »). L’éducation juste, en libérant le vrai désir de l’emprise de la pulsion, produira aussi des adultes capables de résister à la toute-puissance mondialisée de l’esprit prédateur.
Par Denis Marquet
Extrait de la préface du hors-série 5 de Kaizen.
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Bonjour,
La plus grande avancée que l’on puisse faire c’est en appliquant le vieil adage :
– » d’abord ne pas nuire ».
Moins d’éducation, plus d’attention.