Quelle place pour les intellectuels dans les luttes politiques ?

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    Cet article a été initialement publié par Reporterre, le 19 mai 2016.

    Dans son essai, Manuel Cervera-Marzal en appelle à un suicide des intellectuels, qu’il estime « séparés du reste de la population ». Pourtant, les cantonner, comme le souhaite l’auteur, à « accompagner théoriquement les tâtonnements des luttes vers des espaces de convergence » risque de mener à du surplace.

    Il y a peut-être autant de livres sur le pouvoir des intellectuels que d’intellectuels de pouvoir. Le dernier en date est signé de Manuel Cervera-Marzal et son titre, Pour un suicide des intellectuels, annonce d’emblée la couleur. L’auteur, ancien de Sciences-Po et jeune enseignant à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), est un spécialiste de la non-violence et de la désobéissance civile, sujets qu’il a traités dans sa thèse et dont il a déjà tiré un ou deux livres intéressants. Cette fois-ci, il en appelle donc à un suicide collectif. Suicide non pas physique, bien sûr, mais intellectuel en quelque sorte.

    Le thème des intellocates n’est certes pas nouveau, mais il prend une nouvelle actualité aujourd’hui, dans le contexte politique qui voit éclore Nuit debout en France (une agora intellectuelle démocratique) et aussi tant d’intellectuels créer de nouveau partis, en particulier en Grèce et en Espagne.

    Il est toujours utile de s’en prendre aux privilèges, médiatiques, financiers ou autres dont jouissent ceux qui se proclament intellectuels ou qui sont labellisés ainsi. L’auteur a raison de souligner que, dans nos sociétés, les écarts se creusent entre les élites et les peuples. Il a raison aussi de vouloir revaloriser les activités manuelles, trop souvent dédaignées. Mais quand il oppose ceux qui « sont payés pour penser » et les autres qui seraient « soumis », on reste dubitatif. Travailler avec ses mains ne veut pas dire être cantonné dans « des travaux d’exécution » ni voué à la soumission !

    L’intellectuel est partout et nulle part

    En étendant la notion d’intellectuels aux artistes, et même aux journalistes, l’auteur en fait une catégorie un peu trop large. Et, nous le savons, les effets de domination, de mandarinat et de malhonnêteté intellectuelle, existent aussi au sein de ces milieux… N’est-il pas manichéen d’opposer « les têtes sans corps » (les intellectuels) et « les corps sans tête » (les travailleurs, j’imagine) ? Il me semble au contraire que nos mondes contemporains ont multiplié des fonctions hybrides (intellectuels précarisés, emplois dans les institutions culturelles, créatifs dans le numérique, etc.)… Dans les sociétés liquides, où les corps ne sont plus que rarement la force de travail, on peut dire que l’intellectuel est partout et nulle part.

    Cervera-Marzal ne s’en prend pas directement aux intellectuels médiatiques (même si c’est en toile de fond de son livre), et il souhaite généreusement qu’il y ait un plus grand partage du savoir (qui serait contre ?). Mais il aspire à la « disparition des intellectuels en tant que catégorie sociale séparée du reste de la population ». Là, nous ne sommes plus sûrs de comprendre. Si l’unique caractéristique des intellectuels est de « produire des idées », on ne peut pas dire qu’il y ait de catégorie sociale attachée à cette fonction. Par intellectuel, entend-il donc ici professeur ? Mais les chercheurs-enseignants sont doublement attachés au « reste de la population ». D’abord par leur projet de recherche (un sociologue ou politiste comme l’auteur ne va-t-il pas sur le terrain engranger des données, mener des entretiens, etc. ?). Ensuite par leur enseignement (l’université en France, y compris l’EHESS, est ouverte à tous ; même s’il y a reproduction des élites, comme l’ont montré Bourdieu et consorts, il y a aussi brassage et démocratisation).

    Mais ce que veut l’auteur est autre chose. Ce serait un intellectuel à la fois « apatride » et curieux, et en même temps un intellectuel militant qui accompagnerait « théoriquement les tâtonnements des luttes vers des espaces de convergences ». Chaque mot a son importance. Il n’est plus question de théoriser mais d’accompagner théoriquement. Il n’est plus question d’encadrer des luttes, mais d’amener les tâtonnements des luttes vers des espaces de convergence. Cela nous conduit directement à Nuit debout, que Cervera-Marzal accompagne, comme il dirait. Car ce mouvement, par ailleurs intéressant et nécessaire, patine faute de s’organiser.

    Un rôle important pour faire bouger les lignes

    Nuit debout peine même, on l’a vu au moment de l’incident Finkielkraut, à se doter d’un porte-parole ou d’une instance représentative. Un intellectuel comme Frédéric Lordon y joue un rôle paradoxal, sans en être l’initiateur ni même le héraut. À force d’en appeler à l’auto-organisation des masses, comme le fait l’auteur, on se retrouve en effet à faire — littéralement — du surplace. Cevera-Marzal s’est d’ailleurs prononcé dans le journal Libération contre l’organisation d’une primaire à gauche pour 2017, car ce serait là aussi choisir un représentant (« un chef », mot honni sous sa plume) dans un cadre politique qu’il faut détruire en bloc, puisque « nous ne vivons pas dans une démocratie, mais dans des oligarchies libérales » (on reconnaît là les analyses de Castoriadis).

    Pablo Iglesias, le secrétaire général de Podemos, en 2015. Un exemple d’intellectuel contemporain de gauche. © Flickr (Ministerio de Cultura de la Nación Argentina/CC BY-SA 2.0)

    Ce livre est donc intéressant à deux titres au moins. D’abord, parce qu’il expose clairement quelques-unes des questions qui entourent la notion d’intellectuel aujourd’hui (qu’il soit organique, traditionnel ou médiatique). Mais ensuite parce qu’il exprime au fond une aporie. L’auteur ne veut pas la disparition des intellectuels mais il ne veut pas non plus leur faire jouer un rôle d’avant-garde ou de guides des luttes présentes et à venir. Les « collectifs d’individus, qui dans le cadre de leur quotidien, se battent pour garder le pouvoir de décision sur leurs vies » ont-ils encore besoin d’idées et comment les faire circuler ? À ce compte, nul besoin d’un suicide, les intellectuels ont déjà disparu.

    Pourtant, ailleurs, on a vu que les intellectuels ont joué un rôle important pour faire bouger les lignes. Les nouveaux partis qui se sont créés avec quelque succès, notamment dans le sud de l’Europe, ont été fondés et animés par des intellectuels, pour la plupart des professeurs. Podemos, sur lequel Manuel Cervera-Marzal a écrit, est un parti qui a été lancé par une trentaine de professeurs et qui a un fonctionnement assez hiérarchisé. Son dirigeant, Pablo Iglesias, rassemble tous les attributs de l’intellectuel contemporain de gauche : à une carrière académique (comme professeur honoraire à l’université Complutense de Madrid) et à une activité militante commencée très tôt aux Jeunesses communistes, Iglesias joint aussi une expérience des plus utiles dans les médias comme animateur d’émissions politiques… On peut être déçu de l’expérience Syriza en Grèce (un mouvement là aussi mené par nombre d’intellectuels, à commencer par l’ancien ministre des Finances Yanis Varoufakis) pour renouveler l’offre politique. On pourra voir en juin ce que donneront les élections en Espagne, et quelles seront alors les options de Podemos pour entrer ou non dans un gouvernement, et à quelles fins. Mais force est de constater que, dans ces pays, les intellectuels n’ont pas proclamé de « suicide collectif ». Au contraire.

     

    Par Philippe Thureau-Dangin

     


    Cet article a été initialement publié par Reporterre, le 19 mai 2016. Le « quotidien de l’écologie » veut proposer des informations claires et pertinentes sur l’écologie dans toutes ses dimensions, ainsi qu’un espace de tribunes pour réfléchir et débattre.

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