Pablo Servigne : « Toute action passe forcément par le collectif »

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    Concepteur, avec Raphaël Stevens, de la collapsologie, Pablo Servigne aborde l’effondrement avec un regard transdisciplinaire. Alors que la « crise systémique » actuelle donne une résonance particulière à ses propos, le docteur en biologie et auteur à succès revient sur son cheminement, entre racines anarchistes et vision plus spirituelle. Rencontre.

    Qu’est-ce que la collapsologie ?

    C’est un néologisme. Raphaël Stevens et moi l’avons créé en 2015 pour désigner l’approche scientifique transdisciplinaire de tous les phéno­mènes d’effondrement liés à la biodiversité, au climat, au social, au politique… Elle deviendra une véritable discipline lorsque des chercheurs s’en empareront. Mais la science met longtemps à démarrer ! Par exemple, l’écologie, un terme pro­posé par Ernst Haeckel en 1866, n’est devenue réellement une science qu’un siècle plus tard, en 1970, et quasi simultanément un mouvement politique. De fait, on confond depuis cinquante ans l’écologie en tant que science et le mouvement politique. On observe aussi ce malentendu avec la collapsologie. Le nom du mouvement a une origine scientifique, il vient du latin collapsus (effondrement). Dans notre livre Une autre fin du monde est possible, nous avons abordé la collap­sologie d’un point de vue métaphysique, artis­tique et spirituel. Notre prochain ouvrage abor­dera la pratique, la politique. C’est la trilogie que nous pensions mettre en œuvre dès le début pour faire référence à Deleuze : concept, affect, percept. La tête, le cœur et les mains.

    Il s’agit donc plutôt d’une science humaine ?

    Au départ, en tant que biologistes, nous nous appuyons sur les sciences de la nature. Ensuite, nous avons inclus les sciences humaines avec, par exemple, des études qui reprennent l’his­toire des civilisations, ou de la psychologie. La collapsologie est donc transdisciplinaire, même si pour l’instant il n’existe pas de méthodologie homogène.

    En conjuguant toutes ces études, aboutit-on nécessairement à l’effondrement ? Les systèmes étant complexes, l’avenir n’est pas prédictible…

    L’avenir n’est jamais certain. Cette évidence est la base de la collapsologie. La science n’a pas les moyens d’être certaine de l’avenir. Disons qu’elle a la certitude de son incertitude. Les systèmes complexes ne sont pas prédictibles, mais ils peuvent générer des ruptures imprévisibles, des effets dominos qui sont dangereux. Nous voulons empêcher les effondrements ou en limiter les dégâts ; c’est la raison pour laquelle nous les étu­dions. La posture philosophique de la collapso­logie est de considérer la catastrophe comme une certitude pour avoir une chance de l’éviter. Aujourd’hui, Raphaël et moi constatons que la collapsologie est un mouvement pluriel qui nous a « échappé », et c’est très bien ainsi.

    Peut-on réellement éviter l’effondrement de notre civilisation ?

    Que veut dire « éviter » exactement ? Continuer la trajectoire de notre société telle qu’elle est en matière d’émissions de gaz à effet de serre, de destruction de la biodiversité ? Ce n’est pas pos­sible. Les stocks de pétrole, de charbon, de mine­rais sont finis. Une transition réussie est elle­ même une sorte d’effondrement d’un ancien modèle. Je souhaite faire en sorte que cela se passe le moins brutalement possible. C’est une forme d’éthique ! Néanmoins, éviter ce que les historiens du futur appelleront « effondrement » se pro­duise, je n’y crois pas. Et là, c’est mon intuition qui parle, il ne s’agit pas d’une démonstration scientifique. On prend le pari qu’on est en train de vivre cet effondrement… pour agir en consé­quence et minimiser les impacts. C’est un paradoxe.

    Va-t-on droit dans le mur, selon vous ?

    Ma métaphore du mur a ses limites. Si l’on prend plutôt celle de la voiture, on relève cinq problèmes, mais pas le mur. Premièrement, on a le pied coincé sur l’accélérateur et on ne peut pas le lever. C’est verrouillé. On ne peut pas ralentir, sinon tout l’édifice financier, politique et économique s’effondre. Donc on accélère. Deuxièmement, la jauge du carburant est au minimum. Il s’agit des ressources en pétrole, on est sur la réserve. Troisièmement, on est sorti de la route. C’est la question du climat et de la biodiversité. Des seuils ont été transgres­sés. On est sur le bas ­côté, on dévale la pente, le brouillard est de plus en plus épais, les obs­tacles sont de plus en plus nombreux ; c’est l’effondrement du vivant, des systèmes clima­tiques, etc. Quatrièmement, le volant est bloqué. On ne peut pas entamer le virage de la transi­tion à cause des énormes verrouillages socio­ techniques, politiques, juridiques, psycholo­giques qui se mettent en travers du chemin. Dernier point : notre habitacle est de plus en plus fragile. C’est tout ce qui est lié à la com­plexité de nos infrastructures, des réseaux éco­nomiques et informationnels.

    Une fois que ce constat est fait, la collapsologie invite à la complexité. Car les effondrements ne seront pas les mêmes selon les zones géo­graphiques et les cultures. On observera ce que l’on a appelé une « mosaïque » d’effondre­ments. Un effondrement de système politique à Haïti, par exemple, n’est pas identique à un effondrement dans la vallée de la Roya parce qu’il a trop plu.

    « Comment nomme­-t-­on une décroissance non souhaitée, qui nous dépasse, qui est plus rapide que prévu et non contrôlée ? Un effondrement »

    Une forme de transition pour changer le modèle est-elle possible ?

    Il y a deux concepts intéressants : la décroissance et la transition. La décroissance est un projet poli­tique ; elle est basée sur la réduction, la règle des cinq R 1. Seulement, la décroissance est un projet volontaire. Et je le souhaite ! Comment nomme­-t-­on une décroissance non souhaitée, qui nous dépasse, qui est plus rapide que prévu et non contrôlée ? Un effondrement. Quant au concept de transition, qui a émergé avec le permaculteur britannique Rob Hopkins en 2010, il m’a fasciné. Il était hyper inclusif, c’est un terme qui ne fâche pas, et tout le monde l’a repris. Mais le mot « tran­sition » est devenu officiel dans les ministères ! Il est à présent très flou et n’a pas le caractère radi­cal que lui avait donné Rob Hopkins. Aujourd’hui, il qualifie souvent des réformes visant à réduire un petit peu l’impact énergétique, les émissions de gaz à effet de serre. Or ce n’est pas du tout ça, une transition !

    Ce serait une question de sémantique. Le mot « effondrement » a-t-il aussi un effet psychologique sur les gens ?

    Bien sûr ! On a spécifiquement choisi ce terme pour créer un électrochoc, car il véhicule un ima­ginaire très sombre, marqué par les films holly­woodiens. C’est ce que tout le monde veut éviter. Or, ce qui est choquant, c’est que les scientifiques en parlent ! Il convient donc de faire un immense effort pour réinventer des récits positifs… tout en acceptant les effondrements. Par exemple, on peut considérer notre époque comme la période la plus incroyable de l’humanité. On peut l’appeler effondrement, grand tournant, renaissance ou transition, tout ce que l’on veut ; c’est la même chose dans les faits. Mais la grande bataille se situe au niveau des imaginaires.

    C’est un paradoxe puisque la notion d’effondrement crée une peur qui peut générer fuite ou inhibition. Or, si l’on veut éviter l’effondrement, l’action est nécessaire, notamment sur le champ politique. Comment conjuguer ces deux approches ?

    Je ne vois pas les choses de cette façon. L’effondrement met en mouvement. Quand j’ai commencé à donner des conférences, je pleurais à chaque fois. Je présentais des graphiques du GIEC, des données sur la biodiversité montrant de vrais effondrements. Il arrivait que le public pleure aussi. Mais les gens se mettaient en mou­vement. Car ces émotions ne sont pas négatives ; elles sont désagréables, certes, mais les traverser est très puissant. Il faut passer par là. Quelqu’un qui ne veut pas voir la tristesse, le désespoir, la colère, ne peut pas aller de l’avant ; il stagne et risque de tomber en dépression. Un changement profond nécessite de passer par une phase absolument désagréable. C’est ce que les sociologues nomment « métanoïa » : un changement dans la conception du monde, qui touche le cœur. Pour mes premières conférences, je prenais appui sur des chiffres qui « parlent à la tête ». Mais les gens comprennent les chiffres uniquement lorsqu’ils sont touchés au cœur. « Émotion », en latin, signifie « mettre en mouvement ». Cela fait penser aux étapes du deuil : déni, colère, négocia­tion, tristesse, acceptation de la mort. Et c’est parce que la personne accepte la mort qu’il y a une possibilité de guérison !

    Beaucoup de gens traversent ces phases durant ces prises de conscience. Oui, on risque de mou­rir ! Oui, des gens meurent déjà ! Ce ne sont pas juste des chiffres révélant la perte de biodiversité. Peut-­être que nos enfants, nos petits-­enfants vont crever ! Nous ne sommes pas là pour faire peur mais pour informer et prendre soin des gens. L’urgence est de créer des cercles d’écoute pour que nous puissions traverser ensemble ces affects, nous remettre en mouvement, devenir résilients, puissants, soudés.

    Les émotions désagréables ne sont pas les seuls vecteurs de mise en mouvement. L’action positive peut-elle aussi être un moteur ?

    Oui, mais tout le monde le sait déjà. C’est vrai, j’ai beaucoup critiqué l’espoir. L’espoir a une face obscure : la passivité – j’attends que l’on me prouve que cela va fonctionner pour me mettre en mouvement. Ce n’est pas ça, l’espoir. C’est faire maintenant ce que je considère comme étant juste, quelles que soient les chances d’y arriver. Pour moi, c’est d’abord une question de courage. De ce courage découle l’action collective, puis naît la joie, et enfin l’espoir revient.

    Mais l’espoir peut être déclencheur du courage…

    Vous compliquez tout, mais je crois que vous avez aussi raison (rires).

    La collapsologie délaisse-t-elle le champ politique ?

    Non, pas du tout. Il y a aussi un malentendu ici. La collapsologie est l’étude des effondrements. Diriez­vous que la climatologie est apolitique ? Pour ce qui est de l’action, je viens du milieu politique anarchiste, qui a une histoire sociale très forte. Le petit colibri, il est sympa, il est nécessaire, mais pas suffisant. Toute action passe forcément par le collectif. Mais il faut d’abord changer de regard sur le monde avant d’inventer d’autres manières d’agir. Si l’on se met à agir directement, sans réfléchir et sans être « dans le cœur », on commettra des erreurs. Pour moi, il y a un chantier spirituel, artistique, psychologique, éthique, métaphysique à ouvrir dans un premier temps, et c’est éminemment politique ! Il m’importe de donner des outils conceptuels aux gens afin qu’ils soient en mesure de trouver l’action qui fait sens pour eux, qui leur apporte une autonomie. Car l’auto­nomie consiste à parvenir à se fixer ses propres règles.

    Est-ce une affaire de cheminement ?

    Nos « affinités » peuvent varier suivant notre période de vie, et il existe trois types d’actions : la première est de lutter pour éviter les destruc­tions, sur le terrain, dans les bureaux ; la deu­xième est de créer des alternatives ; la troisième, c’est le changement radical de conscience, de notre rapport au monde. Ces trois actions sont obligatoires, simultanées. La ZAD est le meil­leur exemple de leur bonne articulation. Et ça, c’est magique !

    « Méditants et militants se renforcent mutuellement »

    L’idée est de ne plus opposer méditants et militants, cela n’a aucun sens ! Ils se renforcent mutuellement. Chacun trouve alors sa place. Personnellement, j’ai traversé une phase de luttes pendant vingt ans, puis j’ai opéré un changement de conscience durant ces dix dernières années et je me dirige vers dix autres années d’alternatives concrètes. Peut­-être participerais-­je à un conseil municipal, ou autre… Même chose pour les émotions : il n’y a pas à choisir, on les vit toutes sans cesse : peur, tristesse, colère, désespoir, joie. Il faut apprendre à vivre avec, c’est tout.

    Comment expliquez-vous que les gouvernants, pourtant informés de l’urgence climatique, n’agissent pas ? Comment parler à leur cœur ? Est-ce une question spirituelle ?

    J’entends le mot « spirituel » comme une défini­tion laïque telle que la propose le philosophe Dominique Bourg, c’est­-à-­dire : quel rapport entretient-­on avec le monde ? Qui voulons­-nous être en tant que personnes ? Quel est notre hori­zon de vie ? Tous ces dirigeants sont aussi traver­sés par ces questions. Forcément, ils y pensent. Mais ils sont enfermés dans des habitudes, des verrouillages, un récit de croissance, un besoin de reconnaissance, etc. Impossible pour eux d’y renoncer du jour au lendemain ! Il y a mille rai­sons à la lâcheté.

    En France, la notion de spiritualité est très complexe à insérer dans le débat public, alors que celle d’effondrement nécessite une approche spirituelle…

    Oui, la France a vraiment un gros problème avec la spiritualité. Elle a rejeté le bébé (spiri­tuel) avec l’eau du bain (religieux) ! C’est une erreur. Elle a aussi fait du spirituel une affaire personnelle. C’est une autre erreur. Le spirituel est une affaire hautement collective. Pire, la France a laissé le capitalisme s’en emparer… et le nommer « développement personnel » ! C’est atroce. Néanmoins, je pense que l’on arrive dans une période où l’on a besoin d’ou­verture, d’essayer, d’expérimenter plein de choses nouvelles. C’est en train de s’ouvrir. Il y a des risques, et je comprends que cela fasse peur. Pourtant, il faut y aller.

    On sent chez vous comme une métamorphose entre ce passé anarchiste et une vision plus spirituelle…

    Ce n’est pas incompatible. Je suis toujours fâché avec les religions mais je découvre le spirituel. Je suis plutôt ouvert et curieux de nature, et j’ai arrêté de juger. Je fuis aussi le cynisme car il est très présent dans les milieux politiques. Un peu moins avec les jeunes activistes, mais à l’époque où je fréquentais les réunions trotskistes, anar­chistes, c’était le cas. C’est étrange, mais les années passant, j’ai de plus en plus de compassion pour tout le monde. Je n’arrive plus à détester les gens, à les mettre dans des cases. J’ai ainsi décou­vert des milieux différents, et je sais qu’on me juge pour ça.

    La notion d’effondrement a généré deux grandes tendances : les collapsologues qui prônent la résilience, les oasis, etc. d’un côté ; les survivalistes de l’autre. Comment regardez-vous ce  mouvement  survivaliste ?

    Avec curiosité. Le mouvement des survivalistes est très pluriel. Je suis à la fois fasciné et repoussé ! Déjà, on se rend compte qu’on est tous un peu survivalistes. J’ai moi­-même peur pour mes enfants de ne plus avoir d’eau, etc. Selon mon interprétation, les survivalistes caricaturaux sont restés bloqués dans la peur ; ils se recroquevillent, se replient sur eux. Mais à force, ils s’épuisent car ils finissent par comprendre que l’autonomie, quand on agit tout seul dans son coin, est très difficile et n’a pas de sens. L’autonomie ne peut se vivre que collectivement. Cette phase de réouverture après épuisement est géniale parce que les survivalistes, qui sont des personnes très ancrées, peuvent apporter beaucoup aux collec­tivités. C’est du néosurvivalisme ; on appelle ces survivalistes les preppers. C’est pour cela que je veille à ne jamais catégoriser les gens, à leur coller des étiquettes. Je préfère identifier les bons aspects de chacun et articuler les compétences pour qu’on puisse traverser les tempêtes tous ensemble.

    La crise sanitaire est-elle une accélération d’un effondrement ?

    Oui. Si les historiens du futur s’accordent sur le fait que nous aurions vécu un effondrement de civilisation, alors je suis persuadé que le virus aura été un facteur décisif. C’est l’illustration typique d’un choc global. Nous ne vivons pas une crise sanitaire; nous vivons un choc systémique, écologique, climatique, politique, écono­mique, etc. avec des conséquences économiques, politiques, sociales, écologiques, etc. Le virus nous montre la vulnérabilité de nos systèmes, de nos vies. C’est impressionnant ! Face à des chocs globaux, la résilience vient du local. Et inverse­ment. L’idéal serait de trouver un meilleur équi­libre entre local et global, car nous aurons encore beaucoup de crises globales… et locales !

    1. Refuser tous les produits à usage unique et privilégier les achats sans déchet (comme le vrac) ; réduire la consommation de biens ; réutiliser (réparer) tout ce qui peut l’être ; recycler tout ce qui ne peut pas être réutilisé ; « rendre à la terre », composter tous les déchets organiques (to rot en anglais).

    BIO EXPRESS

    1978 : Naissance
    2008 : Thèse de doctorat en biologie à l’université libre de Bruxelles
    2013  : Auteur de l’étude « Nourrir l’Europe en temps de crise », présentée au Parlement européen
    2015 : Coauteur avec Raphaël Stevens de Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Seuil)
    2017 : Coauteur avec Gauthier Chapelle de L’Entraide. L’autre loi de la jungle (Les Liens qui Libèrent)
    2018 : Coauteur avec Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle d’Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre)(Seuil)
    2019 : Cocréateur avec Yvan Saint-Jours du mook trimestriel Yggdrasil

    Pour aller plus loin 

    pabloservigne.com

    Entretien à retrouver dans notre K56.



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