Quelques semaines avant son entrée dans le gouvernement en tant qu’envoyé spécial pour la protection de la planète, Nicolas Hulot faisait le point sur sa vision de l’écologie politique et sa rencontre avec Pierre Rabhi.
Pascal Greboval : Comment avez-vous rencontré Pierre Rabhi ?
Nicolas Hulot : Pierre Rabhi fait partie des rencontres essentielles dans mon propre itinéraire, des rencontres comme on en fait peu. Il est de ces hommes et femmes qui vous permettent de vous structurer, comme le fut également Théodore Monod pour moi. Bien que nous suivions des modalités d’action différentes, il m’a conforté dans mes idées. Il fait partie de ces humanistes absolus, cohérents, radicaux, mais tolérants, qui définissent les beaux esprits et mériteraient d’être connus au-delà d’un cercle aujourd’hui trop restreint.
J’avais lu plusieurs de ses livres sur les conseils de mes proches. Après avoir découvert Paroles de Terre, j’ai eu envie de le rencontrer. Je lui ai téléphoné, il n’a pas eu l’air surpris par mon appel ; dès le lendemain, je traversai le pays pour me rendre chez lui. Je suis resté une journée en sa compagnie, nous avons échangé nos points de vue, nos idées, nos espoirs, sans voir le temps passer. J’ai trouvé chez lui une écoute attentive, beaucoup de clairvoyance, mais aussi une grande expérience. Pierre n’est pas seulement un théoricien : il connaît ce dont il parle. Il avait tout pour séduire. Le simple fait qu’il accepte de passer outre un certain nombre d’a priori me concernant, de partager avec moi ses convictions et son sentiment, témoignait de son ouverture d’esprit. J’ai toujours lutté contre les gens qui mijotent leurs préjugés comme si nous avions l’éternité devant nous. Il sait ouvrir des chemins, créer des passerelles vers l’autre, sans pour autant se départir de ses exigences, incarnant l’anti-préjugé par excellence. En 2005, deux ans après notre rencontre, nous avons réalisé un livre d’entretiens croisés, Graines de possibles, à partir de conversations enregistrées chez moi. Ces entretiens lui ont valu de se voir presque excommunié par une partie des adeptes de la décroissance, qui ont considéré le simple fait de discuter avec moi comme un sacrilège. En homme sensible, il en a été profondément affecté ; mais il a eu le courage d’assumer sa démarche, sans accepter la moindre concession sur ses valeurs. Voilà ce que j’aime chez ces gens d’obédiences, de cultures et de formations différentes qui font mon univers : leur capacité à tisser des liens.
Pascal : Pierre Rabhi a fait le choix de s’éloigner de l’écologie politique, vous avez fait le choix inverse, comment l’abordez-vous aujourd’hui ?
Nicolas : L’écologie politique au sens convenu, c’est-à-dire celle qui s’inscrit dans le cadre d’un parti, est un mode d’action louable et légitime, mais force est de constater qu’elle n’a pas réussi à convertir la société. Elle n’a pas permis de faire la jonction entre les idées humanistes qu’elle défend et la majorité des citoyens. Au contraire, ce mouvement a généré une forme de ghettoïsation de l’écologie, qui devrait représenter un enjeu supra-politique. Il n’est pas temps aujourd’hui de juger, mais bien d’acter. On constate en France une certaine irritation vis-à-vis de l’écologie politique alors qu’elle devrait naturellement faire consensus, au moins dans ses analyses — dans les modalités, on pourrait en discuter des heures. À ce jour, elle n’a pas connu le succès que la situation laissait pourtant augurer dans la mesure où des faits probants auraient dû rendre son combat incontournable. Paradoxalement, elle n’occupe qu’une place très restreinte, une petite formation dans l’éventail de la classe politique, alors qu’elle concerne la planète entière. Cette situation révèle un réel dysfonctionnement, un vrai oxymore. Si les formations politiques historiques s’étaient emparées de ce sujet, s’étaient efforcées de comprendre les origines de la crise écologique, ses causes structurelles et avaient tenté d’en atténuer les effets, alors un parti écologique n’aurait pas de raison d’être. Seulement voilà, on fait preuve d’indigence et d’irresponsabilité en continuant à considérer le sujet comme optionnel, exogène. Le parti écologiste s’est plutôt ancré à gauche dans l’échiquier politique, ce qui a empêché tous ceux relevant d’une autre mouvance d’analyser les faits avec objectivité. Là résident les limites de l’action politique, au sens classique du terme. Mais il en existe d’autres formes, qui ont pour but d’influencer la société et pour lesquelles je me suis engagé comme d’autres l’ont fait avant moi et le feront après moi. Il y a eu d’abord le Pacte écologique, puis son corollaire le Grenelle de l’environnement, et toute la dynamique non quantifiable qu’ils ont engendrée dans la société française. Cependant, bien qu’elles ne soient pas insignifiantes (réglementation thermique des logements par exemple), en regard de problèmes tels que la raréfaction des ressources, les changements climatiques et la diminution de la biodiversité, ces mesures sont insuffisantes. Reste à savoir si cela implique qu’il faut les abandonner ou bien persister et, comme le dit Pierre Rabhi, faire ce qu’on peut avec ce qu’on a, apporter chacun sa « petite part »…
Dans le cadre des ONG, je considère que nos actions ont eu une portée non négligeable, même si, à elles seules, elles ne pourront résoudre le problème. Il nous faudrait du temps, mais les phénomènes de la Terre sont bien plus rapides que la prise de conscience de l’homme. Si l’on choisit de refuser le dialogue avec le système politique en place, arguant que c’est précisément ce système qui s’avère défectueux, on fait preuve d’une intransigeance qui ne nous permettra pas d’avancer et les autorités ne se remettront jamais en question. Est-ce souhaitable ? C’est un vrai débat, qui soulève des doutes. Il m’arrive aussi, sur ce point, de douter. Mais je fais partie de ceux qui ont opté pour un échange avec ces partis, tout en conservant ma liberté de parole et mes idées. J’ai conscience que cela ne peut suffire, mais je fais ma part.
Pascal : Si cela ne suffit pas, selon vous, que faire ?
Nicolas : Honnêtement, aujourd’hui, je ne sais pas. Si nous étions porteurs d’un enjeu idéologique, ou partisan, je pourrais comprendre que les gens s’en désintéressent. Mais il s’agit là d’un enjeu humaniste, qui concerne toutes les facettes de l’humanité, toute sa diversité. Les faits sont là, la science a tranché, les événements sonnent l’alarme en permanence, que faut-il de plus pour que la société se réveille, prenne conscience que le système sur lequel elle repose n’est pas tenable ? Il faudrait trouver un chemin de transition vers un autre modèle, socialement acceptable, économiquement viable, un modèle qui pour l’instant n’existe pas. Or on n’a même pas esquissé un premier pas vers cette simple transition ; on panse les plaies, on traite quelques symptômes, et on refuse de voir les causes. Si nous nous montrons trop catastrophistes, on nous rétorque que le désespoir n’est pas mobilisateur ; si nous optons pour le pragmatisme, on nous traite de vendus. Aujourd’hui comme disent mes enfants, je donne ma langue au chat…
« Il faut mobiliser les intelligences, d’où qu’elles viennent. »
Deux choses cependant demeurent fondamentales : tout d’abord ne pas céder au fatalisme, affronter la question. On ne peut pas se réjouir du malheur des autres qu’ils soient responsables ou victimes. Ensuite il faut mobiliser les intelligences, d’où qu’elles viennent, pour peu qu’elles reposent sur un socle de valeurs non négociables. Il faut sortir les gens de leur tétanisation, sans perdre de temps à élaborer des diagnostics pour ceux qui ne souhaitent pas les entendre, valoriser ce qui fonctionne en créant des liens entre les mouvements en marche et en s’adressant à des personnes qui par leur expérience peuvent nous apporter des éléments de réponse. On ignore encore si cela aboutira ou non à un nouveau modèle. Certains ont pensé que la décroissance était une solution : si le principe est imparable en théorie, les conséquences sociales immédiates seraient trop lourdes à supporter pour la société actuelle. En disant ceci, j’ai conscience de participer à une forme d’imposture dans la mesure où j’estime que l’on est dans l’urgence et où parallèlement je m’accommode de transitions. Mais je sais que le changement ne peut procéder que par étapes.
Pascal : Quelles auraient alors été vos suggestions si vous aviez été retenu candidat d’Europe Écologie Les Verts ?
Nicolas : En termes de gouvernance, j’aurais donné un pouvoir politique à la « troisième chambre », le Conseil économique, social et environnemental, avec un droit de veto suspensif, et je l’aurais transformé en chambre du futur, tant pour introduire les jeunes générations dans la représentativité de la démocratie que pour en faire un lieu d’élaboration, documenté, avec obligation pour le législatif et l’exécutif de justifier leurs actes. Au-delà des scientifiques et des experts, j’aurais ouvert ses portes aux citoyens. Ce système aurait remédié à notre incapacité actuelle à nous projeter sur du long terme — au-delà de trente ans.
J’aurais également engagé un grand chantier sur le basculement des régulations : il faudrait mettre en place tous les outils de contrôle pour faire jaillir un nouveau modèle économique qui ne soit pas basé sur la croissance des flux matériels et des flux énergétiques. Cela engendrerait de nouveaux modes d’échange, permettrait l’épanouissement des technologies nouvelles et des circuits courts. C’est une étape indispensable pour soulager la fiscalité qui ne repose que sur le travail, pour doper l’emploi, ouvrir de nouvelles filières et mettre en place de nouveaux concepts économiques. Si l’on instaurait des instruments législatifs pour réguler la finance, l’État récupérerait tout l’argent qui circule frauduleusement sans participer à l’investissement ni à la solidarité. C’est en partie cette dérive qui contraint les États à l’austérité.
Pascal : Ne pensez-vous pas que la démocratie constitue un frein face à ces enjeux, puisque des industriels financent les campagnes électorales et s’arrangent pour faire élire les candidats de leur choix ?
Nicolas : La démocratie telle qu’elle s’exerce actuellement n’est certainement pas irréprochable, effectivement, puisqu’elle use et abuse de mystifications. On sait aujourd’hui, par exemple, que le pouvoir monétaire n’appartient plus aux banques mondiales contrairement à ce qu’on veut nous faire croire et que le vrai pouvoir est aux mains de la finance. Il faut donc à présent réinvestir des espaces démocratiques réels, dont la politique a été dépossédée, établir un pouvoir partagé entre les citoyens et ceux qu’ils ont mandatés et soustraire ce pouvoir aux grands lobbies qui le détournent.
Pascal : Le pouvoir financier justement, avec les règles qu’il impose, détient quelques clés pour lutter contre la faim dans le monde ; comment de votre côté abordez-vous ce sujet, cher à Pierre Rabhi ?
Nicolas : Sur ce sujet comme sur d’autres, je pense qu’il n’y a pas de fatalité ; les phénomènes de malnutrition et de maladies infantiles ne sont pas irréversibles. La FAO (Food and Agriculture Organization) l’a rappelé : l’agroécologie telle que la décrit et la promeut Pierre Rabhi est parfaitement en mesure de faire face aux besoins alimentaires de la planète. Ce dont les pays du Sud ont besoin, ce n’est en aucun cas de dépendre des semenciers du Nord, il faut bien comprendre que leur fournir des semences constitue le pire service que nous puissions leur rendre. La distorsion économique créée par les aides économiques des pays du Nord tue leurs marchés à petit feu. Au contraire, il faut les aider à mettre en place des modes de production agricole adaptés à leur environnement géologique et climatique, qui les rendront autonomes. La faim dans le monde, c’est une résignation ! C’est en grande partie une conséquence des politiques agricoles des États du Nord, principalement des États-Unis et de l’Europe.
Pascal : Pierre Rabhi parle souvent de « révolution intérieure » : selon lui, on ne changera pas les choses sans réaliser un travail sur soi. Comment vivez-vous personnellement cette progression ?
Nicolas : La vision de Pierre est juste, il s’agit bien pour chacun de nous d’évoluer. J’ai conscience de porter encore avec moi mes propres contradictions, je pourrais même dire que je les revendique. Je suis né dans une société de consommation et il s’avère que « se libérer du connu », expression de Krishnamurti, est un long parcours… Bien sûr, notre regard doit changer, c’est par lui que le monde à son tour pourra bouger. Mais on peut aussi aider les autres à découvrir des modèles différents. À travers mon travail, mes conférences et mes livres, j’essaie d’aider à ouvrir les yeux comme on m’a aidé moi-même. Je ne me suis pas révélé tout seul, ce sont des gens comme Théodore ou Pierre qui m’y ont conduit. On a tous notre parcours, notre bagage génétique, culturel, émotionnel, nos souffrances… mais ne sombrons pas dans ce travers de certains écologistes qui ne laissent aucune chance d’évoluer à ceux qu’ils ne considèrent pas comme vertueux a priori. Ne leur demandons pas d’où ils viennent, mais où ils tentent d’aller. On peut avoir une morale, mais on ne doit pas être moralisateur.
« Notre regard doit changer, c’est par lui que le monde à son tour pourra bouger. »
À ne pas manquer, cet original appel à la mobilisation lancé à l’approche de la COP21 :
Article extrait du hors-série 1 de Kaizen.
Commandez le hors-série 1, spécial Pierre Rabhi Commandez Osons, le dernier plaidoyer de Nicolas HulotLire aussi : Anne de Béthencourt : « Les utopies peuvent changer le monde »
Lire aussi : Pierre Rabhi : incarner le positif
Bonjour, j’entend toutes les énergies Humaines qui s’épuisent à colmater les multiples conséquences de nos déviances:
Alimentation, santé, habitat, éducation, économie, énergie, gouvernance (vos thématiques 🙂 ).
L’argent est en soit une très belle invention qui facilite les échanges.
De mon point de vue la cause de nos malheurs planétaires est ce que l’on fait de cet argent.
Toujours de mon point de vue, la seule solution pour envisager une vraie transition est de réunir la population mondiale sur une même volonté de co-exister… Pour cela il faut que chacun reprenne Confiance dans l’humanité qui est en chacun d’entre nous… Pour cela il faut redonner une autre identité à l’argent.
Le progrès oui, mais pas à n’importe quel prix.
Les choix de production est de consommation devraient être fait sur un Prix Humanitaire. Les lobbies dont la raison d’être est fondée sur l’enrichissement personnel en consumant les écosystèmes (et pas que…), sont générateurs de toutes ces déviances assassines.
Pourquoi nos gouvernements ne prennent-ils pas les mesures nécessaires à stopper cette hémorragie? Lors des récents évènements dramatiques à Paris, ils ont su mettre en place des mesures immédiates en décrétant « un état d’urgence ». Décréter « un état d’urgence planétaire » est une volonté politique. L’enjeu est la survie de l’humanité. Faut-il que ce soit les Peuples qui s’unissent en oubliant leurs griefs (dont les causes sont souvent obscurcies par le brouillard généré par les Pollutions dans le grand sens du terme) et portent plaintes contre les états pour pratiques assassines (écocides, génocides)?
Combien d’êtres vivants meurent et se meurent aujourd’hui, maintenant …?! Assainir le système existant serait déjà un grand début de changement. Nous avons toutes les volontés et connaissances nécessaires pour commencer ce chantier.
Merci à tous ceux qui croient que le système en place n’est pas une fatalité.
Après les déclarations de E.Macron pendant la campagne présidentielle et à l’ annonce de la composition du gouvernement, les militants de la Cause Animale sont pour le moins inquiets.
Concernant la lutte pour l’ abolition de la corrida nous atteindrons probablement des sommets de difficultés à franchir avec les ministres choisis dont nombre sont aficionados.
Il est inadmissible sur un plan moral que les tolérances pour cette pratique importée de la péninsule ibérique , aussi cruelle que malhonnête, aussi déloyale que prétentieuse…perdurent au XXIème Siècle alors que tous les détails sur les sévices ignobles infligés à la victime herbivore et la manipulation autant psychologique que physique dont elle est l’ objet sont portés à la connaissance de qui veut savoir ( sites anti-corrida, vidéo filmée pendant les corridas, analyses par des vétérinaire, des psychothérapeutes, des scientifiques, des philosophes).
Espérons que des personnalités comme Nicolas Hulot et ses amis pourront inverser la tendance du gouvernement Macron au sujet de la compassion envers les animaux.
Espérons que la phase de BB ne sera pas prémonitoire: Si Macron passe, les animaux trépassent.
Citoyenne investie dans pour la Cause Animale je suis extrêmement inquiète.