Nelly Quemener – « L’humour peut participer à des transformations sociales »

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    Enseignante-chercheuse, Nelly Quemener a étudié l’évolution de l’humour en France d’un point de vue politique et sociologique. Ses travaux retracent une histoire de l’humour contemporain dans laquelle le rire fait figure de baromètre social depuis les années 1970.

     

    Comment le rire, à travers le travail des humoristes, a-t-il évolué en France ?

     

    En fonction des époques et des bouleversements sociaux, on ne rit pas de la même façon et, surtout, on ne s’autorise pas à rire des mêmes choses. La liberté d’expression totale pour les humoristes n’existe pas, car il y a, selon les époques et les décennies, des limites à ne pas franchir et une configuration de la scène différente. Dans les années 1980, on s’autorisait à rire du sketch L’Africain de Michel Leeb parce que le contexte n’était pas le même, il y avait moins de garde-fous sur la question du racisme, alors qu’aujourd’hui, ça serait très problématique. Le fameux sketch de Desproges débutant par « on me dit que des juifs se sont glissés dans la salle » était quant à lui possible, car le comédien développait une approche scénique qui permettait une forme de distance avec les propos qu’il tenait sur scène.Le rire qu’un humoriste provoque rend compte des réactions autorisées, dans un dispositif donné, à tel ou tel propos. Le rire a un sens collectif et en dit plus long sur le public que sur l’humoriste lui-même. Autrement dit, rire ou pas d’un propos que d’aucuns pourraient juger raciste ou sexiste rend compte et dépend d’une certaine sphère d’autorisation du rire : « est-il respectable de rire de cette blague ? »

     

    Pierre Desproges et Coluche incarnaient-ils, dans les années 1970-1980, des figures de contre-pouvoir ?

     

    L’après 1968 voit émerger une scène que l’on retient comme un moment fort de l’histoire de l’humour. Le comique des années 1970-1980 amène des questions autour des classes sociales. Il se construit contre l’ordre établi et l’élite bourgeoise. « Bonjour mes diams, bonjour messieurs », disait Thierry Le Luron en imitant Valéry Giscard d’Estaing en pleine affaire des diamants(1). Avec l’apparition des cafés-théâtres, des comiques se produisent davantage seuls sur scène et démocratisent le one-man-show. Ces endroits deviennent des espaces de contre-pied face aux codes de l’élite. Coluche est l’une des figures emblématiques de cet humour politique. « La chambre des “dépités”, la moitié sont bons à rien, l’autre moitié sont prêts à tout. Et le conseil des “sinistres”, c’est le mercredi, c’est le jour des gosses, alors ils vont au sable, ils font des châteaux, c’est sympa ! Y a le garde des “seaux” qui est là. » Dans un rôle d’observateur critique, il révèle les malversations et les manipulations du pouvoir en place.

     

    Dans vos travaux, vous expliquez que les humoristes adoptent dans les années 1990 un discours plus intime. La profession se dépolitise-t-elle ?

     

    Il n’y a pas de dépolitisation, mais on assiste, en effet, aux prémices de ce qu’on peut appeler une « politique de l’identité ». Avec une multiplication toujours aussi importante des cafés-théâtres et le développement de la cassette VHS, la scène humoristique se diversifie. Ce qui rassemble ces humoristes, comme Muriel Robin ou Pierre Palmade, c’est une forme d’humour, très classique aujourd’hui, qui met en scène plein de types de personnages imaginaires dans des saynètes. Peu à peu s’y ajoutent les questions des différences culturelles et des stéréotypes avec une mise en scène de personnages aux identités « marquées ». Élie Kakou crée ainsi des protagonistes issus des minorités en jouant par exemple du stéréotype de la mère juive avec Madame Sarfati qui veut absolument marier sa fille, Fortunée, toujours célibataire. Smaïn incarne le « beur président » en étant lui-même arabe.

    Elie Kakou en Madame Sarfati, personnage de l’humoriste devenu culte.

    Les humoristes ont-ils amené les questions liées aux minorités dans le débat public ?

     

    On peut dire qu’ils y ont participé. En France, dans les années 2000, parler de son identité était plutôt disqualifiant et pouvait être taxé de communautarisme, de particularisme, etc. Avec l’influence anglo-saxonne du stand-up, les humoristes français se sont approprié ce genre nouveau où l’on parle de soi et de ses différences. Cela a créé un espace où les minorités peuvent parler d’elles, ont la possibilité de créer un imaginaire nouveau et de casser les préjugés disqualifiants et menaçants. Dans ses spectacles, Jamel Debbouze, par exemple, parle des banlieues, de Trappes, où, pour lui, « l’ascenseur social est resté bloqué au sous-sol » et où « ça pue la pisse ! » La question de la classe sociale est très présente et Jamel Debbouze prend le contre-pied de l’image du jeune de cité. Il joue des stéréotypes qu’on lui a renvoyés en tant que jeune Arabe pour les défaire et les déconstruire. Plus tard, grâce au Jamel Comedy Club, il favorise une multiplication des registres et des expressions identitaires. Cet « humour de l’identité » a donc créé un espace où certains stéréotypes ont été désacralisés. Cette diversification des registres a fait jaillir d’autres questions autour du genre ou de la sexualité.

     

    Quelle place ont désormais les femmes dans le paysage comique français ?

     

    Dans les années 2000-2010, on assiste à l’avènement d’humoristes femmes. L’exemple de Florence Foresti est central. Elle fait son début de carrière sur un jeu parodique, c’est-à-dire une mise en abîme d’elle- même à travers ses différents personnages, et son incapacité à rentrer dans les codes du genre. Ce qu’elle met en jeu à travers son humour, ce sont les catégories binaires, masculin vs féminin. « J’aime pas les garçons ! […] L’été, à la mer, les garçons, ça veut toujours nager jusqu’à la bouée ! Et nous, sur la plage, pendant ce temps, on doit leur faire coucou pour leur faire croire qu’on est contentes ! […] J’aime pas les filles non plus ! […] Les filles, ça croit que tout le monde, c’est ses enfants, surtout son mari ! » C’est un jeu novateur pour l’époque. Il ne s’agit pas simplement de dénoncer un sexisme systémique ou la misogynie, mais de dire que la « binarité » du genre ne suffit pas. Plus récemment, Blanche Gardin joue des codes de la respectabilité féminine et propose un mouvement encore différent. Elle prend totalement le contre-pied de ce qui est « attendu » d’une féminité traditionnelle. « Il ne se passe plus rien dans ma vie. Ah ! si ! je mets descolliers. Quitte à pas me faire baiser, autant ressembler à une femme de lettres. »

     

    L’émission « Par Jupiter » animée par Charline Vanhoenacker rassemble près d’1 million de spectateurs chaque jour.

    Aujourd’hui, les humoristes ont une place de choix dans les médias, notamment à la radio, et deviennent des acteurs à part entière du débat public. Peut-on parler d’un retour de la « contestation » comme au temps de Coluche et Desproges ?

     

    On peut dire qu’une forme de contestation est présente, mais elle s’incarne dans une version un peu plus élitiste que la bouffonnerie des années 1980. L’émission Par Jupiter sur France Inter, par exemple, ne me semble pas nécessairement parler à tout le monde. Elle ne se fait pas, comme Coluche en son temps, le porte-voix du « peuple », elle s’adresse à des auditeurs ciblés, issus d’une certaine classe sociale et qui partagent avec les personnes de l’émission une sensibilité politique plutôt marquée à gauche ou au centre gauche. Coluche ne parlait pas forcément à tout le monde non plus, mais la posture antisystème qu’il mettait en scène se voulait fédératrice de tout un ensemble de mécontentements populaires. Lors de sa candidature à l’élection présidentielle de 1981, il appelait à voter pour lui « les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les taulards, les gouines, les apprentis, les Noirs, les piétons, les Arabes, les Français, les chevelus, les fous, les travestis,  les anciens communistes, les abstentionnistes convaincus ».

     

    La diversification de la scène humoristique actuellement disperse-t-elle aussi cette parole critique ?

     

    Oui, à l’époque de Coluche ou de Desproges, la scène de l’humour était beaucoup moins étendue et elle se concentrait autour de quelques figures. Aujourd’hui, l’avènement du stand-up, la recomposition sociologique de cette scène avec la présence d’humoristes issus des minorités et de femmes, la refonte des contours du métier – le flou notamment entre journalisme et humour – s’accompagnent d’une palette très riche de possibilités critiques pour l’humour. Cette diversification s’est par ailleurs accompagnée d’un retour en force des ressorts de la caricature et de la satire. Les humoristes des matinales, tels Stéphane Guillon ou Charline Vanhoenacker, sont aujourd’hui souvent amenés à brosser des portraits irrévérencieux des invités qui leur font face. Il me semble, à ce titre, que l’espace de contre-pouvoir tend d’une certaine façon à s’individualiser : chacun et chacune propose une vision du monde, un point de vue, une interprétation distanciée et située de notre société.

     

    Pouvons-nous dire finalement que l’humour donne de la substance à la notion de vivre-ensemble et permet des changements de société ?

     

    Comme tout autre mode de représentation et toute autre pratique culturelle, l’humour peut avoir des vertus et produire du lien social. Il n’est pas anodin de partager avec des gens un goût pour tel ou tel humoriste. Généralement, cette préférence dépend aussi souvent des positions sociales, culturelles ou genrées. À ce titre, la multiplication des humoristes et des types d’humour peut avoir un effet inverse qui est celui de fragmenter les publics, si on prend l’exemple de Dieudonné. L’humour est souvent très paradoxal : à la fois, il peut renforcer les modèles dominants, et aussi déplacer certaines conceptions hégémoniques de groupes ou des problèmes sociaux. Il peut autant renforcer certains conservatismes que participer à des transformations et à des déplacements sociaux. Tout dépend de l’usage qui en est fait et du propos qu’il porte.

    Propos recueillis par Maëlys Vésir 

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