Mathieu Slama : « On construit une potentielle “architecture de l’oppression” »

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    Essayiste, enseignant en communication politique, Mathieu Slama pointe dans son dernier livre, Adieu la liberté, la multiplication des mesures antidémocratiques mises en place pour lutter contre la Covid-19. Il dénonce un virage sécuritaire de nos sociétés dites libérales.

    Vous avez critiqué le recul de nos libertés mis en place pour lutter contre la pandémie, mais aujourd’hui, alors que les restrictions sont levées, quel regard portez-vous sur ces deux dernières années ?

    Aujourd’hui, on a le sentiment qu’on est en train de sortir de toutes les restrictions, qu’on est « enfin libres », mais ce sentiment est trompeur : elles ne sont pas supprimées, elles sont suspendues. Il y a une loi d’exception qui donne au gouvernement la possibilité de remettre le passe d’ici juillet. Donc, après les élections (entretien réalisé au printemps 2022, ndlr), quel que soit le gouvernement, il peut réinstaurer toutes les mesures attentatoires aux libertés publiques en dehors du droit commun. Il est curieux de dire que l’on est libre parce que le gouvernement nous autorise à vivre sans passe, sans masque à l’extérieur. C’est une aberration ; en réalité, il s’agit de la normalité.

    Le vrai drame, depuis deux ans, c’est que l’on a créé de nouvelles méthodes de gouvernement, que ce soit le confinement ou la mise en place du code QR, qui sont des monstres. Le code QR permet de désactiver des droits, d’exclure de la vie sociale des gens jusqu’à ce qu’ils se comportent de la manière que l’on souhaite. Ce qui est vrai pour la pandémie sera vrai demain pour une autre pandémie ou d’autres motifs. Un certain nombre de tabous ont sauté. Et tout a été accepté par la société. Il y a quand même lieu de s’en inquiéter. Autant on pouvait considérer que les mesures sécuritaires, notamment face au terrorisme, étaient une dérive contre laquelle on pouvait lutter et revenir en arrière, mais avec cette crise sanitaire, il y a un basculement qui semble définitif.

    Le code QR et ces mesures sont-elles les prémices d’une société du tout-contrôle, avec notamment la mise en place du portefeuille d’identité numérique. Un peu comme en Chine ?

    Je ne crois pas qu’il y ait de volonté de contrôle. Le portefeuille d’identité numérique, entre autres, s’inscrit simplement dans le solutionnisme technologique, avec l’idée de simplifier les démarches, de gagner en efficacité. Les gouvernants ne pensent pas du tout aux dérives associées. Avec ces outils, on construit une potentielle « architecture de l’oppression », selon l’expression d’Edward Snowden. Au fond, en étant aveugles sur les enjeux éthiques de ces outils, on l’est aussi sur toutes leurs dérives. Les gouvernements vont désormais apporter des réponses aux crises strictement sécuritaires, policières, répressives et utiliser ce type d’outils pour inciter les citoyens à se comporter d’une certaine manière. D’ailleurs, pendant cette crise, le pouvoir a utilisé des techniques de nudge, issues du monde du management. Elles s’inspirent de l’économie comportementale. L’idée est de mettre en place des mesures incitatives qui sont contraignantes mais qui donnent le sentiment aux gens qu’ils agissent selon leur libre arbitre et leur pouvoir. Il y a là quelque chose de très pervers.

    Dans votre livre, vous parlez même de « management de la population ». Pensez-vous vraiment que la servitude soit ancrée dans la citoyenneté aujourd’hui ?

    Il faut analyser un tel phénomène avec une certaine humilité. Quand vous regardez ce qui se passe depuis deux ans, la première chose, c’est que toutes les mesures ont été plébiscitées par une grande majorité de Français, y compris le passe vaccinal. Pour moi, c’est une grande opération de management réfléchie.

    Depuis deux ans, on manage les Français comme un patron manage des salariés.

    On a oublié la notion de citoyenneté : les citoyens ont des droits fondamentaux, protégés par une Constitution, avec des contre-pouvoirs. Depuis deux ans, on manage les Français comme un patron manage des salariés. On amène une population à se comporter de telle manière, sans demander son consentement. On utilise un langage qui déconstruit toute possibilité de débat. On fait de l’injonction morale, de la culpabilisation. Le fameux « vous êtes égoïste, vous n’êtes pas altruiste, etc. » La politique est devenue management.

    Dans quel objectif ?

    L’objectif, c’est de gérer avec efficacité une crise. Je ne pense pas que le gouvernement soit malveillant, c’est juste un gouvernement de management. Notamment le président Macron. Quand ils sont face à des crises, leur réflexe est : « Qu’est-ce qui fonctionne ? » Les questions éthiques, sociales ne les intéressent pas. Ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. Ils ne voient pas du tout le problème dans la mise en place de ces mesures. D’ailleurs, on pourrait faire un parallèle avec la manière dont ils ont géré la crise des Gilets jaunes !

    Ce management est très patriarcal. Ne serait-ce pas, in fine, le patriarcat qui pose problème ?

    Le management, pour moi, est tout aussi violent aujourd’hui qu’hier, même s’il prend les apparences de la bienveillance. La finalité reste la même avec des impératifs de rentabilité, d’efficacité, etc. Je suis assez sceptique sur les nouvelles formes de management, même s’il y a des progrès dans certaines organisations. On reste sur le culte de l’utilitarisme, de « la fin justifie tous les moyens ». S’il y a aujourd’hui un paradigme dominant, c’est celui de l’entreprise, du management. On le voit bien avec le scandale McKinsey. Si le gouvernement Macron a fait exploser les budgets alloués aux cabinets de conseil, c’est qu’au fond, on gouverne l’État comme une entreprise. On gère les Français comme des salariés. Cette approche managériale de l’utilitarisme, de la finalité à tout prix prend le pouvoir. En temps de crise, ces impératifs nous font basculer dans l’autoritarisme. On est sortis de la démocratie pendant deux ans.

    Vous dites qu’il n’y a pas d’intention de la part du gouvernement. Il y a quand même une intention de réalisme économique. C’est un peu un paradigme à la chinoise finalement…

    Ce qui caractérise le modèle chinois, c’est l’idée que le collectif prime sur l’individu. Quand le gouvernement n’a de cesse de rappeler à un citoyen qu’il « a des devoirs avant d’avoir des droits (1) », c’est le principe du collectivisme. L’individu doit se conformer à un certain comportement, adhérer à des principes qu’on lui impose pour ensuite être accepté pleinement en tant que citoyen.

    Selon moi, la crise sanitaire a permis de réunir le pire du capitalisme et du communisme.

    C’est l’inverse du principe de la Révolution française dont la vision fondamentale est que l’individu prime devant la collectivité, et que celle-ci a pour but premier de protéger les droits inaliénables de chaque citoyen. En tout cas, c’est ma vision de l’idée républicaine. Selon moi, la crise sanitaire a permis de réunir le pire du capitalisme et du communisme. Je reprends cette analyse du philosophe italien Giorgio Agamben. D’une certaine manière, on vit un moment communiste au nom du collectif, de la solidarité, en confinant soixante millions de Français, mais ce confinement n’aurait pas été possible en dehors du capitalisme. Le code QR est le produit du monde capitaliste. Ce qui est intéressant, c’est que cela a été mis en place par un gouvernement qui se prétendait, il y a cinq ans, libéral. Dans son livre Révolution, Macron développait l’idée de réenchanter la démocratie. Or, c’est son gouvernement qui a mené la politique la plus antidémocratique.

    Comment qualifiez-vous ce virage : démocratie illibérale, dictature… ?

    Parfois, on commet l’erreur de regarder les problèmes contemporains avec le prisme du passé. On est tenté de voir dans ce qui se passe aujourd’hui une résurgence de toutes les crises des années 1930, etc. Ces comparaisons ont leurs vertus, mais aussi leurs limites. Je rejoins plutôt la réflexion de Michel Foucault sur le fait que, finalement, les sociétés libérales n’ont jamais vraiment été libérales. C’est au sein de ces systèmes libéraux, à partir du XVIIe et XIXe siècles, que se sont construites toutes les techniques disciplinaires modernes, avec les systèmes de séparation des individus, la création de normes profondément excluantes : les hôpitaux psychiatriques, les prisons, etc. On vit une montée de ce phénomène, avec la dimension disciplinaire des démocraties libérales qui s’exprime de manière spectaculaire avec ces crises sanitaires, sécuritaires et climatiques. La liberté d’expression aussi est mise à mal : on considère qu’il faut mettre des règles plus strictes pour ne pas heurter.

    Au fond, on vit une triple défaite : une société qui ne veut plus de la liberté, des intellectuels qui ont complètement abandonné la cause de la liberté et, enfin, un État de droit qui ne fonctionne plus. Je serais incapable de vous dire comment tout toutes ces causes se sont agglutinées pour aboutir à la situation d’aujourd’hui. Mais il ne faut pas tomber dans un déni qui consisterait à dire, comme le fait une certaine gauche : « C’est la faute aux médias. » C’est quelque chose de plus profond, qui vient d’abord de la société.

    La peur n’est-elle pas aussi un facteur qui a paralysé l’esprit critique ?

    Oui, en partie. Deleuze disait : « Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser, ou, comme dit Virilio, d’administrer et d’organiser nos petites terreurs intimes. » Il est exact que dans les périodes de crise, les gens ont tendance à se retrancher derrière l’État pour venir les protéger. Quand vous avez en plus des médecins qui viennent sur les plateaux télé vous dire que si l’on ne prend pas de mesures liberticides, on va tous mourir, forcément, ça n’inspire pas la clairvoyance ! Mais on ne peut pas tout analyser à l’aune de la seule peur. Parce qu’il y a encore quelques mois, les Français étaient très favorables à l’idée de confiner les non-vaccinés ; or, il n’y avait plus de raison d’avoir peur. La seule inquiétude ne suffit pas pour comprendre comment la majorité de la société s’est tournée vers un bouc émissaire. De la même manière d’ailleurs que face au terrorisme, certains Français ont fait des musulmans les boucs émissaires.

    René Girard décrit l’inconscient persécuteur dans les populations qui se réveille à chaque crise : on a besoin d’un bouc émissaire ou d’une sorte de victime sacrificielle, lesquels sont souvent des innocents. Le pouvoir a favorisé ce système : on désigne un bouc émissaire à la vindicte et on règle tous les problèmes. De cette manière, il n’y a plus de responsables. Ils ont été désignés. On peut vivre calmement après avoir exclu socialement des boucs émissaires. Un ordre moral s’installe. On le voit avec cette crise. Il y a les bons citoyens, les mauvais citoyens. Il y a des règles très strictes à suivre. Ceux qui ne les respectent pas sont des délinquants. On est passé à une société ultra-conformiste, ultra-puritaine.

    Vous interrogez la question de liberté, mais avec cette pandémie, on a vu aussi la notion d’égalité mise à mal. Le fossé s’est creusé entre les très riches et les classes populaires. Faites-vous un lien ?

    Oui, il y a un lien évident entre les questions de liberté et d’égalité parce qu’il n’y a pas plus liberticide que le modèle économique néolibéral. Jaurès disait : « La démocratie s’arrête à la porte de l’entreprise. » Défendre le libéralisme économique, c’est fondamentalement défendre l’asservissement des hommes par l’entreprise, par le système capitaliste. Les défenseurs de la liberté qui ne voient pas que le système capitaliste est un grand ennemi de la liberté aujourd’hui font une erreur d’analyse. On ne peut pas mener un combat pour les libertés si l’on ne mène pas à côté un combat pour la dignité, la qualité de vie de chaque citoyen, pour le respect des droits des travailleurs, des salariés, des autoentrepreneurs.

    Quelles sont les solutions ?

    Il y a de quoi être inquiet. Le seul mouvement de désobéissance, de colère – celui des Gilets jaunes – a été réprimé dans la violence et au final, c’est un échec retentissant. Néanmoins, on peut rebondir sur l’une de leurs propositions : injecter un peu de l’aspiration démocratique dans la société avec le RIC (2), qui me semble être une solution intéressante à la condition indispensable de ne pas aboutir à la mise en place de mesures violant notre Constitution. Le RIC peut redonner un peu de goût démocratique aux Français et un esprit de liberté car ils se réapproprient à la fois le pouvoir politique et l’imaginaire associé. Maintenant, il faudrait retrouver où sont les libertaires.

    Et passer à une Sixième République ?

    Il est évident que la Cinquième a montré toutes ses limites. On doit réfléchir à un système politique qui permette une garantie plus forte de liberté et évite ces dérives. Mais en France, on peut renforcer l’État de droit et les contre-pouvoirs de différentes manières. Typiquement, le Conseil constitutionnel : une ministre d’Emmanuel Macron, Jacqueline Gourault, qui n’a aucune légitimité juridique, vient d’y être nommée. Il faut revoir complètement les critères de nomination, qu’il n’y ait que des grands juristes, des gens absolument irréprochables en défense des libertés publiques. Au fond, nulle institution n’est infaillible. La question centrale, au-delà des institutions, ce sont les hommes. Qui sont-ils ? Aujourd’hui, il n’y a pas de républicains dans les institutions, et ça ne peut pas fonctionner.

    1. Gabriel Attal et Emmanuel Macron, janvier 2022.

    2. Le référendum d’initiative citoyenne est un outil de la démocratie directe qui prévoit que des citoyens, moyennant le recueil d’un nombre de signatures fixé à l’avance.


    Pour aller plus loin

    • Mathieu Slama, La Guerre des mondes. Réflexion sur la croisade idéologique de Poutine contre l’Occident, éditions de Fallois, 2016

    • Mathieu Slama, Adieu la liberté. Essai sur la société disciplinaire, Les Presses de la Cité, 2022

    Entretien à retrouver dans notre K62, consacré au train, disponible ici.

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