L’instruction en Famille (IEF) concerne peu de personnes en France, environ 60 000 enfants. Mais c’est un droit depuis la loi de Jules Ferry de 1882. Alors pour quelles raisons l’État souhaite-t-il restreindre cette liberté depuis la rentrée 2022 ? Pour faire face à la menace islamiste ? A entendre, familles, professionnels, on peut en douter. De l’imbroglio juridique à la désobéissance civile, l’IEF soulève de nombreuses questions sur les politiques éducatives. Décryptage.
«Limiter les possibilités de l’instruction en famille est un choix de civilisation, une volonté de réduire les libertés». Le ton est calme mais les mots claquent. Frantz Toussaint, cadre supérieur à Vannes, ne mâche pas ses mots quand il explique les conséquences de la nouvelle loi, qui réduit l’instruction en famille, depuis la rentrée scolaire 2022/2023. Parents de cinq enfants, le couple souhaite que leurs deux dernières filles suivent l’instruction à la maison. «Ça permet d’aborder les apprentissages de manière personnalisée, d’avoir un rythme beaucoup plus respectueux de leur physiologie sans avoir à courir tout le temps, du matin au soir. Leur offrir juste une vie d’enfant !», argumente Elisabeth, la mère de famille.
Mais aujourd’hui le couple Toussaint passe plus de temps à se confronter à la justice, qu’à enseigner. En cause, le cas de la petite dernière, Sixtine, trois ans qui subit la mise en place de la nouvelle loi. Avant la rentrée 2022, une déclaration en mairie suffisait pour pratiquer l’IEF (Instruction En Famille). Ensuite, un contrôle annuel effectué par un inspecteur de l’académie validait l’enseignement des parents et la poursuite de l’IEF. A présent les familles doivent déposer une demande préalable d’autorisation d’instruction en famille auprès du rectorat, et un des deux parents doit être titulaire du bac. Ce qu’ont fait les Toussaint au printemps 2022 pour la rentrée de septembre. Mais le couple a essuyé un refus de l’académie. Se retrouvant de fait dans une situation baroque ; leur fille Victoire âgée de 5 ans peut bénéficier de l’IEF car le contrôle l’année précédente a été positif, [ce que le ministère appelle l’accord de plein droit ], mais pas sa petite sœur !
Motivés et convaincus de leur bon droit, et face à un traitement différent pour les deux sœurs, les Toussaint ont déposé un référé au tribunal administratif de Rennes. Le 10 octobre 2022 le tribunal administratif leur donnait raison, tout comme à dix autres familles. Celles-ci avaient saisi le même tribunal pour les mêmes raisons, des demandes refusées par l’académie de Bretagne. Mais nouveau rebondissement le 9 décembre 2022 : le ministère de l’Éducation nationale a fait appel, pour leur interdire le droit de pratiquer l’instruction en famille. «C’est une véritable cacophonie», clament en chœur, associations en lien avec l’IEF, parents et même le Syndicat Unitaire de l’Inspection pédagogique (SUI-FSU ), pourtant favorable à l’école. «Le pire c’est qu’il n’y a pas d’homogénéité de décision d’un rectorat à l’autre, dans l’académie de Toulouse c’est 100 % de refus !», selon Emmanuelle, l’une des porte-paroles de l’association Les Enfants d’Abord (LEDA).
Pourquoi cet imbroglio juridique ?
«Dès qu’il y a une réforme d’ampleur, il se passe beaucoup de temps pour que la jurisprudence soit stable», explique dans un premier temps Maître Antoine Fouret qui a défendu quelques familles devant le tribunal administratif de Rennes et dans d’autres académies. «Ensuite, poursuit l’avocat, nous sommes sur un sujet politique, très mal défini juridiquement avec des travaux parlementaires où l’on trouve vraiment à boire et à manger. Ils ne facilitent pas l’interprétation de cette loi. C’est regrettable pour les familles, parce que c’est un peu la loterie».
Que dit la nouvelle loi ? Elle reconnait à présent quatre motifs pour pratiquer l’IEF : l’état de santé de l’enfant et son handicap, la pratique d’activité sportive ou artistique intensive, l’itinérance de la famille en France et la situation propre. C’est cette dernière raison qui pose le plus problème. Comme des centaines d’autres familles, les Toussaint ont invoqué ce motif lorsqu’ils ont déposé leur demande d’IEF. Mais au regard des décisions hétérogènes prises sur le territoire, cette notion de «situation propre» est comprise différemment par le gouvernement, le ministère, les rectorats, les juges et les familles !
Cette difficulté d’interprétation est à chercher dans la genèse de la loi. Elle a été présentée par Emmanuel Macron le 2 octobre 2020 aux Mureaux (78) pour lutter contre le «séparatisme», ou dit plus clairement la radicalisation de pratiques islamiques. Or cette thèse ne s’appuie sur aucune donnée, aucun fait. Dans les rapports établis par le ministère de l’éducation sur l’IEF pour les années 2016/2017 et 2018-2019, on ne trouve aucune ligne sur un risque sectaire, ni phénomène de radicalisation. Lors de la commission d’enquête du Sénat de juillet 2020 sur «les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste», et les moyens de la combattre, la rapporteure Mme Jacqueline Eustache-Brinio «constate qu’il n’y a aucun lien entre l’IEF et la radicalisation». Eric Nicollet secrétaire général du SUI-FSU le confirme : «Avec les remontées de terrain on pouvait constater parfois des cas, extrêmement rares, de dérives sectaires mais qui concernaient d’ailleurs tous les milieux religieux, pas seulement islamistes. Ces cas très rares ne nécessitaient pas une systématisation du contrôle tel que le propose la nouvelle loi.» «On pourrait même aller encore plus loin : aucun terroriste qui a frappé en France n’avait suivi l’IEF», constate un proche du dossier.
Si l’islamisme est une fausse barbe, le nombre d’enfant considéré «en danger» ne semble pas être la bonne raison de cette nouvelle loi. Sur les 60 000 enfants en IEF, en 2016-2017 on comptait 59 cas, soit 0,2% et en 2018-2019, 32 cas étaient signalés, soit 0,09%. «Il s’agit souvent de familles dans des situations sociales très précaires, parfois à la rue, et bien loin de l’imaginaire que l’on souhaite coller», tient à préciser Emmanuelle, porte-parole de l’EDA.
Pour ces rares enfants, lors des contrôles annuels, les services de l’Éducation nationale transmettent une « information préoccupante » au conseil départemental qui prend le relais et généralement impose le retour à l’école. «Mais aucun enfant n’a été retiré de sa famille à la suite de ces contrôles pour motif que les parents instruisent en famille», assure la porte-parole.
Alors pourquoi avoir durci cette loi qui concerne 0,5% des enfants en âge d’être scolarisé en France ? «Initialement ce qui était visé, c’étaient les écoles illicites, c’est-à-dire le fait d’avoir une école privée hors contrat, sans autorisation, sans déclaration, sans aucune formalité. Souvent c’était le cas de familles qui faisaient l’instruction en famille et se regroupaient entre elles et payaient un professeur, et ça c’est illégal», précise Maitre Antoine Fouret «or subitement, il y a eu un virement anti-instruction en famille, en dépit de toutes les déclarations de la présidente de l’Assemblée nationale, et du ministre l’éducation, ils se sont mis à faire la traque à l’instruction en famille sans qu’on puisse vraiment le comprendre». Un durcissement confirmé par Eric Nicollet secrétaire général du syndicat des inspecteurs Secrétaire général du Syndicat Unitaire de l’Inspection pédagogique (SUI-FSU) : «81 inspecteurs ont été recrutés pour la rentrée 2022, partout en France, avec comme mission unique de piloter l’IEF, alors que nous avons des besoins bien plus importants sur d’autres sujets. C’est devenu très chronophage pour des collègues qui franchement ont autre chose à faire.»
Quand on sait que 75 % des enfants en IEF le sont pour des périodes courtes d’environ deux ans et pour des besoins très spécifiques (harcèlement, déménagement, phobie scolaire, etc.), on peine à comprendre. Le chercheur Philippe Bongrand précise dans une interview donnée à Libération que «Dans un département métropolitain à dominante urbaine, pour plus de 50% des enfants concernés, l’instruction dans la famille dure une année ou moins.» Pour Eric Nicollet, c’est l’incompréhension : «On se trouve dans des situations qui sont quand même paradoxales, avec des familles qui n’ont pas ou peu de choix, qui ont donc choisi l’IEF par défaut et qui ne sont pas soutenues dans leur démarche. Elles étaient parfois bien contentes de voir un inspecteur arriver pour d’abord avoir quelques billes. Avant, on avait une action un peu sociale, on est passé dans le contrôle.»
Les libertés en danger ?
Frantz Toussaint aurait-il raison ? «Serait-ce une volonté de réduire nos libertés ?» Ce qui est sûr c’est que ce flou sur la procédure pour pratiquer l’IEF génère nombreuses supputations. Pour certains parents, «on revient au système communiste où l’on extrait l’enfant de la cellule familiale. L’enfant devient l’enfant de la nation, du peuple, et plus l’enfant de ses parents». Pour d’autres, «c’est une volonté de faire rentrer l’enfant dans le moule néolibéral, d’anéantir toute pensée alternative». Apparemment contradictoires, ces deux hypothèses synthétisent néanmoins un constat commun : plus une tête ne doit dépasser des rangs. C’est ce que déclarait d’ailleurs le président dès son allocution aux Mureaux : «J’ai pris une décision, […] sans doute l’une des plus radicales depuis les lois de 1882 et celles assurant la mixité scolaire entre garçons et filles en 1969. Dès la rentrée 2021, l’instruction à l’école sera rendue obligatoire pour tous dès 3 ans. L’instruction à domicile sera strictement limitée, notamment aux impératifs de santé. Nous changeons donc de paradigme, et c’est une nécessité.»
En résumé, le président a sifflé la fin de la récré, on rentre en classe ! Ce n’est plus l’enseignement qui est obligatoire, c’est l’école. Tout le monde doit regagner le navire amiral et il devient désormais interdit de prendre un canot de sauvetage pour fuir un bateau qui prend pourtant l’eau de partout. Un délabrement de l’école résumé par le Professeur de philosophie en lycée et membre du Conseil supérieur de l’éducation (CSE), René Chiche : «En classe, j’ai face à moi des élèves qui sont le produit de l’école : ils ont passé 15 ans en salle de classe et se retrouvent pourtant dans un état dramatique de quasi-illettrisme. Surtout, derrière ce sujet, il y a la question de la République. Parce que c’est à l’école que tout commence, c’est la mère de toutes les batailles.»
Désobéir à l’école
Face à ce durcissement de l’IEF et le délitement de l’école républicaine, une trentaine de familles ont fait le choix de la désobéissance civile ; ne pas envoyer leurs enfants à l’école et ne pas faire de demande d’IEF. «Dès l’annonce d’Emmanuel Macron aux Mureaux, on a compris qu’il y avait une volonté d’interdire de fait l’IEF. Et nous avons fait le choix d’annoncer publiquement que nous rentrions en désobéissance civile. Ce mode d’action s’inscrit dans une longue histoire avec des références. La désobéissance civile a pour objectif de montrer publiquement qu’une loi est injuste. D’autant que celle-ci est passée sans écouter le terrain et elle loupe complètement la cible ; l’islamisme radical», témoigne Ramin Faranghi, père d’un petit garçon de cinq ans, et ancien professeur de physique . «Bien sûr l’école est le berceau, le creuset de la République, un endroit où tout le monde se retrouve, acquiert un récit commun. Alors oui cet acte de désobéissance est un acte politique, car nous voulons qu’il y ait une redéfinition de ce qu’on a envie de mettre en commun. Quelles valeurs, quelles compétences on souhaite transmettre aux enfants pour qu’ils deviennent des adultes qui peuvent vivre dans le monde tel qu’il est aujourd’hui et tel qu’il sera demain».
Une question dont devrait se saisir le gouvernement, et qui nécessiterait un débat public selon divers chercheurs, à l’heure où la création d’écoles alternatives s’intensifie pour tenter de répondre à un système qui devient de plus en plus fermé, alors qu’il devrait s’ouvrir sur les nouvelles pédagogies, sur le monde.
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