Interview de E.M. MOUHOUD réalisée par Pascal Greboval.
L’immigration est un sujet récurrent dans les débats à l’approche de toutes les élections. El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, apporte un éclairage sur la question.
Pascal Greboval : Comment expliquez-vous que l’immigration soit toujours connotée de façon péjorative ? Pensez-vous que cela puisse venir de l’enseignement scolaire ?
El Mouhoub Mouhoud : Durant les périodes de crise, les peurs se multiplient sur tous les fronts. Tout ce qui peut être utilisé pour justifier des difficultés va être détourné de son sens. Le problème en France est que l’immigration est constamment instrumentalisée, y compris par des partis qui ne sont pas situés à l’extrême droite de l’échiquier politique : tous les gouvernements craignent ce que représente l’immigration dans l’esprit de leur électorat potentiel. Lors du débat des dernières élections présidentielles, on est même allé jusqu’à faire admettre qu’il y avait trop d’immigrés en France, ce qui statistiquement est faux. Leur nombre est ici l’un des plus faibles de l’OCDE. En termes de flux, l’accueil d’immigrés permanents se situe entre 160 000 et 180 000 personnes par an si l’on considère l’ensemble de ceux qui viennent s’installer, ce qui représente 0,2% de la population française contre 0,67% pour la moyenne des pays de l’OCDE.
Pourquoi, dans ce contexte, l’immigration est-elle un sujet clivant dans le débat politique ?
Les positions des politiques économiques sur l’immigration ne sont pas si divergentes. Le gouvernement de Nicolas Sarkozy avait eu le mérite d’évoquer la mise en place d’une économie de l’immigration et de flux raisonnés en première partie de mandat mais sa position a radicalement viré à mi-parcours, devenant bien plus dure et plus ferme. Immigration, intégration, identité nationale : tout a été mélangé, sans tenir compte des chiffres effectifs – en pleine période de crise économique naturellement. Les débats politiques se sont polarisés autour de la notion d’identité nationale pour mieux peser sur l’opinion des électeurs. Par la suite, la gauche a voulu rompre avec ses prédécesseurs, mais là encore la crise économique est venue complexifier la situation : établir une politique de l’immigration est, aux yeux des décideurs politiques, difficilement compatible avec la gestion d’un chômage de masse… Dès lors, on a maintenu les flux à leur taux minimum. S’il y a eu rupture, c’est uniquement en termes de régularisation et dans la mise en place d’une valorisation des talents. Cela ne fait pas une politique d’immigration.
Vous parlez d’identité : la confusion entre intégration et immigration pourrait-elle être due au fait que les précédentes vagues provenaient de pays plus proches géographiquement et culturellement de la France (Italie et Belgique notamment), permettant une assimilation plus facile que celle de personnes arrivant aujourd’hui de pays musulmans bien plus stigmatisés dans nos sociétés ?
Aujourd’hui, l’islam résonne plus violemment que lors des précédentes vagues d’immigration – encore que les propos tenus à l’encontre des migrants italiens, de confession catholique, ou bien des polonais, étaient déjà d’une grande violence, comme l’a écrit l’historien Gérard Noiriel. Or l’intégration des musulmans se déroule très bien : on le voit par l’explosion du nombre de mariages mixtes ces dernières années, ce qui est un indicateur très fort. Malgré cela, notre vision de l’immigration reste faussée. Dans l’histoire du capitalisme français, les inégalités ont été de nature sociale, familiale et salariale. À partir du milieu des années 1980, elles se sont accrues en superposant iniquités sociales, territoriales et ethniques : cela a créé des poches résiduelles difficiles, où l’on trouve certes une majorité d’immigrés, mais qui représentent seulement une minorité de l’ensemble des immigrés ou enfants issus de l’immigration sur le territoire français. C’est en fait la politique d’aménagement du territoire qui a échoué et même favorisé la concentration des populations vulnérables dans des zones vulnérables. Ces bassins sont également mis au rebut par des phénomènes d’éviction dans la mesure où seuls les plus riches peuvent s’en extraire. Mais on ne regarde que le lampadaire focalisé en permanence sur les banlieues où s’accumulent les problèmes, or la majorité est bien intégrée sur le marché du travail, là où on ne la voit pas.
Est-il pour autant possible de tirer une valeur bénéfique de ces flux sur la vie d’un pays ?
Les travaux d’économistes qui ont fait le point sur toutes les facettes de l’immigration sont pourtant probants : ses effets sur les salaires et le chômage des autochtones sont extrêmement faibles. Si concurrence il y a, c’est au sein des différentes vagues d’immigration et non entre immigrés et autochtones. Prenons le cas des immigrés recourant aux structures de protection sociale : ce sont principalement les enfants et les retraités qui reçoivent une aide. Mais la population en âge de travailler contribue plus qu’elle ne reçoit. Finalement, le résultat est neutre, voire légèrement positif. Autre exemple : l’idée souvent répandue selon laquelle des personnes au chômage pourraient exercer les emplois peu qualifiés occupés par les immigrés est irréaliste. Souvent, leur niveau de qualification effective et leur disponibilité ne sont pas adaptés à ces métiers qu’ils ne demandent d’ailleurs pas ; en outre, certains métiers pour lesquels la France éprouve des difficultés de recrutement ne sont pas attractifs car non valorisés socialement. L’immigration contribue à combler les déséquilibres sectoriels et régionaux de demande de travail par les employeurs. Il est toujours tentant, en période de crise, de faire porter la responsabilité des problèmes à l’étranger plutôt que de s’attacher à les résoudre. Mais si l’on connait aujourd’hui autant de difficultés de recrutement, c’est bien qu’il existe un problème interne au marché du travail. Il n’y a pas d’adéquation entre les caractéristiques des demandeurs et celles des offres, entre les qualifications et les besoins. Cela n’a rien à voir avec l’immigration.
Existe-t-il un lobbying de la part du patronat pour maintenir une main-d’œuvre étrangère à bon marché ?
Globalement non. Le patronat est plutôt favorable à une ouverture de la politique d’immigration, pour les raisons précédemment évoquées de difficulté de recrutement. À long terme, il faudrait bien mieux instaurer une politique de formation et de qualification : l’immigration n’a pas vocation à se substituer à ces lacunes. Dans le cas des immigrés en situation irrégulière, seule une minorité des patrons voient un intérêt à embaucher des travailleurs clandestins rémunérés à bas salaire.
Alléger les frontières et fluidifier la circulation des personnes est une piste parfois évoquée, qu’en pensez-vous ?
Si l’on prend le cas des États-Unis, les migrants qui possèdent une « carte verte » peuvent librement entrer et sortir du territoire. Au lieu de posséder une carte de résident à renouveler régulièrement, ils obtiennent un statut de citoyen définitif. Cette liberté de circulation n’a pas pour autant aboli les frontières et on voit bien qu’un équilibre naturel se fait entre immigration et retour au pays d’origine, même quand les migrants ne sont pas menacés par un risque de non-renouvellement. Une politique d’immigration efficace est une politique qui favorise la mobilité des migrants en garantissant la transférabilité et la continuité des droits. Ceci permet aux migrants de retourner travailler dans les pays d’origine sans perdre leurs droits d’immigrés. Ils sont ainsi encouragés à la prise de risques d’investissement dans le pays d’accueil et dans le pays d’origine. La Commission européenne a récemment proposé une directive de longue durée du statut légal. Une résidence de cinq ans doit garantir le droit d’absence du territoire durant cette période. Le succès de cette mesure dépend de la transférabilité des droits. Il faut donc garantir cette transférabilité des droits aux migrants ayant un statut légal permanent.
La liberté de circulation est reconnue dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Comment se fait-il qu’aujourd’hui la libre circulation de la finance se soit imposée au détriment de celle des humains ?
En effet, c’est l’un des grands paradoxes de la mondialisation. Il y a là une contradiction majeure : alors que les nouvelles technologies, le commerce, la finance et les investissements se libéralisent de plus en plus, les flux de personnes sont de plus en plus restreints. Et malgré tout, l’impact des migrations humaines sur les pays à faible revenu est plus important sur le développement que les investissements directs étrangers ou les entrées de capitaux. La libre circulation des personnes ne pose pas de problème à long terme. Le rattrapage économique des États se traduit par le passage de leur statut de pays d’émigration à celui de pays d’immigration. C’est ce qui s’est passé entre Europe centrale et orientale et Europe de l’ouest après la chute du mur du Berlin, où les migrations se sont développées puis assez rapidement stabilisées. Une politique d’immigration efficace et juste consiste à préparer progressivement une fluidité équitable. Améliorer les conditions d’accueil et d’installation de ceux qui arrivent dans des proportions raisonnables permettra de mieux réguler les migrations à moyen et à long terme sans avoir à gaspiller les ressources publiques dans des politiques agressives d’expulsions et de restrictions permanentes.
Extrait de la rubrique Idée remuante de Kaizen 13.