Le sable, une ressource bientôt épuisée ?

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    Sable et granulats sont la deuxième ressource la plus utilisée sur Terre après l’eau, et la demande s’accroît. La faute au secteur de la construction d’abord, mais aussi aux industries du pétrole, du gaz, du verre, des technologies numériques. Une gourmandise qui pourrait bien coûter cher aux paysages, aux écosystèmes et aux sociétés humaines.

    Pour en finir avec l’extraction irréfléchie de sable, des victoires citoyennes ont déjà été remportées. En 2009, le collectif citoyen breton Le Peuple des dunes a ainsi fait reculer le projet d’extraction de sable des groupes cimentiers Lafarge et Italcementi, entre Gâvres et Quiberon. En 2014, le travail d’investigation mené par le journaliste Denis Delestrac, qu’il a restitué dans son documentaire « Le Sable : enquête sur une disparition« , a été déterminant dans l’intérêt médiatique et populaire porté à nos usages de cette ressource.

    Pourtant, la demande en sable ne cesse de croître. En trente ans, elle a augmenté de 360 % et devrait encore grimper au cours des vingt prochaines années. Quarante milliards de tonnes de sable sont extraites chaque année, soit neuf fois plus que le pétrole. « La hausse de ces dix dernières années devrait nous alerter, prévient Éric Chaumillon, enseignant-chercheur en géologie marine à l’université de La Rochelle et membre de l’équipe de recherche « Dynamique physique du littoral » – rattachée au laboratoire LIENSs (Littoral Environnement et Sociétés) et au CNRS. Quand j’ai été interviewé pour le film de Denis Delestrac en 2013, l’extraction de sable était de 15 milliards de tonnes par an, légèrement sous la capacité de “production” de sédiments par les fleuves du monde, que l’on évalue à 18 milliards de tonnes. Aujourd’hui, ce chiffre a plus que doublé et dépasse largement le potentiel de renouvellement naturel de la ressource en sable alluvionnaire. »

    ©Le Cil Vert

    Première coupable : l’urbanisation

    D’où vient cette gourmandise exacerbée en sable ? La faute d’abord à l’urbanisation galopante, répondent les experts. En Asie du Sud-Est, notamment, et de plus en plus en Afrique. Le secteur de la construction est ainsi, et de loin, le plus grand utilisateur de sable ; la Chine est actuellement le pays qui en prélève le plus pour ériger immeubles, infrastructures de transport et autres usines.

    D’autres secteurs économiques concourent à la croissance de la demande en sable. C’est notament le cas de la fabrication du verre et de l’électronique. Pour ce dernier, la silice est en effet le matériau de base pour la fabrication des semi-conducteurs (qui intégreront par exemple des microprocesseurs d’ordinateurs, de smart-phones…), et le sable en contient naturellement une forte quantité. « Le secteur de l’énergie est aussi très demandeur dans ses processus de fracturation hydraulique, qui demandent une grande quantité de sable et d’eau pour aller capter, par exemple, les puits de gaz de schiste qu’exploitent notamment les États-Unis, explique Pascal Peduzzi, expert membre du PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement) et professeur à l’université de Genève. Il faut aussi citer le réengraissement des plages. La côte des États-Unis allant du Texas au Maine est ainsi régulièrement réensablée pour combler les effets de l’érosion côtière qui s’accroît face à l’intensification des tempêtes, à l’élévation du niveau des mers et à l’urbanisation du littoral. »

    Ne pouvant se résoudre à perdre des étendues de plages prisées des touristes et porteuses d’une grande valeur immobilière, les décideurs américains sont donc « prêts à verser des fortunes pour aller pomper du sable à plusieurs encablures et maintenir l’état des plages ».

    Du sable aux granulats

    Si experts de l’ONU et journalistes parlent de sable pour simplifier les choses, il serait plus juste de parler de « consommation de granulats », souligne Éric Chaumillon : « Cet ensemble regroupe en effet du sable mais aussi des graviers, voire des débris de roches plus grossiers pouvant aller jusqu’à 12 centimètres de diamètre. Ce sont donc bien 40 milliards de tonnes de granulats qui sont consommés chaque année. » « Un béton standard, par exemple, comprendra plus de graviers que de sable, ajoute Céline Florence, responsable de la chaire Ingénierie des bétons de l’ESTP Paris. Quant à l’origine de ces granulats, elle n’est pas unique non plus. » Ils peuvent en effet venir des fonds marins, de rivières et fleuves existants ou d’anciens lits de rivière, ainsi que de carrières, comme c’est majoritairement le cas en France. Les granulats sont alors le fruit de roches massives qui seront ensuite concassées et criblées pour obtenir la taille de grain souhaitée, puis lavées.

    Dans ces considérations, les multiples articles et tribunes alertant sur une possible pénurie de sable peuvent prêter à confusion. « Même s’il ne faut pas exclure que certaines zones géographiques du globe puissent venir à manquer rapidement de sable – la Belgique, qui pourrait se retrouver en pénurie de sable marin d’ici soixante à quatre-vingts ans, ou des petites îles comme Singapour, par exemple –, à l’échelle globale la pénurie n’est pas pour demain. On peut toujours casser des bouts de roches pour en faire du sable et des graviers », argue Pascal Peduzzi.

    D’autres problèmes plus urgents sont cependant directement associés à notre besoin accru en granulats. Cette dernière génère en effet des impacts de trois ordres : sur la physique de l’environnement, sur les êtres vivants, sur les sociétés.

    Des déstabilisations en chaîne

    Pour bien comprendre le premier impact, il faut distinguer les côtes rocheuses, dominantes et assez résistantes aux variations climatiques ou à l’élévation du niveau des mers, des côtes sédimentaires. Bien que quantitativement moins nombreuses, ces dernières sont beaucoup plus vulnérables. Surtout, elles concentrent beaucoup plus d’enjeux. « Sur ces côtes, on trouve deltas et estuaires, des voies de communication majeures sur lesquelles sont installés les plus grands ports du monde, analyse Éric Chaumillon. Les côtes sédimentaires bougent naturellement beaucoup. Mais les activités humaines pompent énormément de sédiments. Or, dans un contexte de changement climatique, la seule protection disponible contre l’élévation du niveau des mers, les tempêtes ou les tsunamis est la barrière sédimentaire (la dune, la plage et l’avant-plage). Toute activité [extraction de sable dans les estuaires] qui tend à diminuer le stock sédimentaire est donc dramatique. »

    Puisque le sable est également prélevé aux abords et dans les rivières, ces environnements sont aussi mis en danger. S’il est absolument proscrit aujourd’hui d’extraire du sable directement du lit mineur des cours d’eau en France et dans de nombreux pays d’Europe, cette pratique est encore courante en Asie ou en Amérique du Sud. Or puiser du sable là où coule l’eau modifie l’équilibre morphodynamique des fleuves. On peut les approfondir, les élargir et, par voie de conséquence, en perturber les courants et les débits, et donc accroître les effets produits par les sécheresses ou les crues, par exemple.

    La menace concerne également les êtres vivants. Elle est notamment criante en mer. Car on extrait bien du sable des fonds marins. Même si les prélèvements sont généralement régulés – comme en France –, ils sont effectués par des navires sabliers équipés de dragues. « Des sortes de grands tubes aspirent les sédiments et les refoulent dans une énorme cuve placée au milieu du bateau, décrit Éric Chaumillon. L’extraction ne laisse aucune chance de survie au benthos, l’ensemble des êtres vivants habitant sur ou sous les sédiments des fonds marins, qui est aspiré simultanément. Elle a aussi un impact sur la colonne d’eau : à partir du moment où les sédiments sont remis en suspension dans ce mouvement d’aspiration, l’eau est troublée, la lumière passe moins bien et le phytoplancton, nourriture de nombreux êtres vivant sous l’eau, est fragilisé. »

    ©Le Cil Vert

    À l’inverse, à l’intérieur des terres, « dans un endroit statique comme une carrière, où le sable ne joue pas de rôle dynamique, les impacts sur l’environnement sont moindres », tempère Pascal Peduzzi. La phase d’extraction, qui peut durer plusieurs dizaines d’années, a bien une conséquence visuelle, mais il est plus aisé ensuite d’y réintroduire couverture végétale et faune. Notre consommation folle de granulats affecte aussi les hommes et les sociétés. « En Asie du Sud-Est, par exemple, chaque prélèvement effectué de manière plus ou moins légale rend les bords de rivières plus instables », souligne Aurora Torres, coordinatrice de Sandlinks [1]. Les effondrements de terre se multiplient et menacent les populations locales. « Sans compter les risques d’infiltration saline qui contribuent à diminuer la productivité des cultures et contraignent les populations à se déplacer », ajoute la chercheuse.

    Vers une « reconnaissance stratégique »

    Aujourd’hui, heureusement, la prise de conscience des problématiques engendrées par l’extraction massive de granulats se généralise. « Quand l’ensemble des routes et des écoles, une partie de l’alimentation, etc., dépendent de ce sable et de ces graviers, ils sont de fait perçus comme un matériau stratégique, avertit Pascal Peduzzi. Or, avant 2019 et l’adoption par les États membres de l’Assemblée des Nations unies pour l’environnement de la résolution 9, alinéa 4, qui stipule que le sable doit être mieux observé, mieux étudié, et que des solutions de gestion doivent être apportées, ce matériau essentiel était considéré d’une banalité affligeante ! » Néanmoins, les efforts à fournir pour limiter les dégâts sont encore considérables, même en Europe où les prélèvements sont pourtant mieux encadrés et contrôlés qu’ailleurs.

    Pour les experts engagés dans ce combat de « reconnaissance stratégique », l’heure est donc venue d’agir : en adoptant un standard international d’extraction notamment, lequel s’appuierait sur une cartographie des ressources et une planification de leur utilisation. Bien sûr, les spécialistes appellent à la sobriété, comme d’autres le font pour canaliser nos gourmandises énergétique, numérique, de viande ou encore d’eau. « Elle peut par exemple s’appuyer sur la mise en œuvre d’une économie circulaire, en particulier dans les pays européens et d’Amérique du Nord où les milieux urbains et différentes infrastructures sont déjà largement construits. Il y est possible de récupérer des matériaux et de rénover des structures sans avoir à les détruire complètement », avance Aurora Torres.

    Le recyclage, notamment, s’est largement développé. En France, les entreprises adhérentes de l’Union nationale des industries de carrières et matériaux de construction (UNICEM) produisent 435 millions de tonnes de granulats par an, dont 121 millions sont issues du recyclage. Plus généralement, il est impératif d’arrêter de gaspiller. « On utilise énormément de matériaux pour des projets très spéculatifs parfois. Il existe des villes fantômes, qui ont été mal planifiées, en Chine ou en Espagne, poursuit Pascal Peduzzi. Il faudrait également pouvoir construire sur du plus long terme en imaginant des bâtiments plus polyvalents et modulables dans le temps. »

    Laissés-pour-compte de la construction industrielle, au profit de l’acier, du béton et du verre, le bois, la terre, la paille et les techniques locales reviennent en force

    Des professionnels et esprits créatifs se tournent aussi vers l’impression 3D ou mettent en œuvre de nouveaux matériaux basés sur des ressources recyclées de bois, de plastique, de béton… Grâce au développement du lamellé croisé (CLT), par exemple, les acteurs de la construction peuvent aujourd’hui faire sortir de terre des édifices en bois de plus en plus haut. De jeunes entreprises innovantes lancent aussi des solutions biosourcées, comme des blocs de chanvre à emboîtement.

    Les matériaux connus depuis toujours retrouvent quant à eux leur intérêt. Laissés-pour-compte de la construction industrielle, au profit de l’acier, du béton et du verre, le bois, la terre, la paille et les techniques locales reviennent en force, comme en témoigne Nicolas Meunier, maçon [2] : « Il faut partir des techniques préindustrielles qui ont prouvé leur efficacité, pour inventer le postindustriel. Il ne s’agit pas de vivre avec le mode de vie du XIXe siècle, mais d’adapter ces techniques aux besoins de la société actuelle. » In fine, considère Aurora Torres, « plus que de trouver une ressource alter-native qui résoudrait tous nos problèmes, la base consiste principalement à établir une planification urbaine et territoriale beaucoup plus intelligente, et les solutions adaptées suivront ».

    [1] Ce projet européen a pour objectif d’identifier des modes de consommation de sable plus durables.

    [2] Citation issue de l’article de Lola Keraron, « Alternative au béton : “Ce n’est pas un problème de faire des habitats collectifs avec de la terre” », Basta !, 5 juillet 2021.


    POUR ALLER PLUS LOIN

    • Denis Delestrac, Le Sable : enquête sur une disparition, 2011


    Un article à retrouver dans notre K58, dont le dossier est consacré au chanvre, disponible ici.

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