Aliment « tendance » par excellence, le quinoa que nous consommons n’a-t-il pas un goût amer pour ses producteurs d’Amérique latine ? Ne devrions-nous pas privilégier une production française ? Autant de questions qui soulignent nos contradictions quand notre « bien-être » est en jeu dans notre assiette.
Cordillères des Andes, 4000 mètres d’altitude. Sur les hauts plateaux de l’Altiplano, à cheval sur la Bolivie, le Pérou et le Chili, les conditions climatiques oscillent entre sécheresse extrême et gel. C’est pourtant dans cette région aride que pousse la majorité du quinoa exportée dans le monde. « Domestiqué il y a plus de sept mille ans sur les bords du lac Titicaca, le quinoa est cultivé depuis des générations par des familles de paysans andins », explique Didier Bazile, agroécologue, directeur régional du Cirad et spécialiste du quinoa.
Sur le plan nutritionnel, cette plante herbacée ou « pseudo céréale [1] » est une vraie mine d’or puisque dépourvue de gluten, riche en protéines, en acides aminés et en oligo-éléments. Un « super-aliment » qui a conquis les Occidentaux, dont les Français, qui en mangent près de 6000 tonnes par an [2], principalement importé de Bolivie et du Pérou, premiers producteurs au monde. Notre consommation toujours croissante de cette « graine des Incas » détruit-elle les modes de vie des petits producteurs locaux ? Derrière ce tableau souvent caricatural se cache une réalité plus complexe.
De « graine du pauvre » à « graine de star »…
Cantonné depuis des millénaires à une agriculture de subsistance, nourrissant les familles de producteurs andins, le quinoa fait l’objet de premières exportations à partir des années 1970 pour ravir les communautés végétariennes américaines, puis connaît un premier boom dans les années 1990. « En plus de ses qualités nutritionnelles, le quinoa attire les consommateurs occidentaux à la recherche de produits issus de l’agriculture biologique, précise Didier Bazile. Il est bio par défaut puisqu’il se cultive à haute altitude, là où il n’y a pas de ravageurs, et ne nécessite donc aucun pesticide. »
Sous l’impulsion du président bolivien Evo Morales, l’ONU proclame 2013, Année internationale du quinoa, en raison de son utilité dans la lutte contre la malnutrition dans le monde. Même la NASA s’y intéresse pour ses menus des missions spatiales. Un coup de publicité titanesque qui fait exploser la demande internationale. En 2014, le prix de la tonne passe de 1500 à plus de 7000 dollars et l’exportation vers les pays occidentaux grimpe de 260 % [3] ! Dès lors, des programmes pilotes se mettent en place pour en cultiver dans une trentaine de pays. Aujourd’hui, d’après Didier Bazile, plus de cent vingt pays expérimentent sa culture.
« Sous l’impulsion du président bolivien Evo Morales, l’ONU proclame 2013, Année internationale du quinoa, en raison de son utilité dans la lutte contre la malnutrition dans le monde. Même la NASA s’y intéresse pour ses menus des missions spatiales. […] Un coup de publicité titanesque. »
De nombreux médias, comme The Guardian, ont alors rapporté que les populations andines ne pouvaient plus s’offrir ce produit de base devenu tendance pour les Occidentaux [4]. Une analyse caricaturale selon Thierry Winkel, chercheur en agroécologie à l’IRD (Institut de recherche pour le développement), ayant vécu en Bolivie : « Le quinoa n’a jamais été un aliment de base, comme le riz en Asie. Il représente un aliment secondaire, à côté du maïs ou de la pomme de terre. Si les producteurs en mangent moins aujourd’hui, c’est parce que leur nourriture s’est diversifiée suite à l’élévation de leur niveau de vie. » En effet, de la fin des années 1990 au début des années 2000, le salaire moyen des paysans andins a triplé [5].
Les petits producteurs soumis aux lois du marché ?
Devant cet engouement international, comment s’assurer que les paysans andins ne voient pas leurs droits bafoués face aux exigences des importateurs ? Bon nombre d’entre eux ont anticipé cette possible dérive en s’organisant, dès les années 1970, en coopératives indépendantes de l’État. « C’est une tradition très ancrée, notamment en Bolivie, qui fédère vingt mille familles autour de la production de quinoa, explique Didier Bazile. Ces coopératives permettent de gérer collectivement une partie des bénéfices et de peser dans les décisions. »
En 1988, Didier Perréol, fondateur d’Ekibio, découvre la variété endémique de l’Altiplano bolivien, le « quinoa real », réputé pour être le plus savoureux au monde, et commence à l’importer en Europe. « On a implanté une entreprise sur place, détenue à 80 % par des producteurs locaux travaillant sans intermédiaires », détaille-t-il. Si la certification bio est un gage de qualité pour le consommateur, Thierry Winkel conseille d’y ajouter l’aspect éthique : « Les filières équitables comme Artisans du monde investissent en plus dans des projets communautaires sur place. »
Bien sûr, tous les paysans andins n’ont pas eu la chance d’intégrer des réseaux équitables et beaucoup n’ont pas tiré les bénéfices escomptés du boom du quinoa. Cela dit, précise Thierry Winkel, un producteur garde « nécessairement une partie de sa récolte pour son usage personnel et vit bien avec un sac de 50 kilos de quinoa par an. »
Les écosystèmes andins en péril ?
Au-delà des impacts sociétaux, la demande internationale de quinoa a bousculé les paysages agricoles andins. Avec l’agrandissement des parcelles et la mécanisation, l’élevage de lamas et d’alpagas, source d’engrais naturel, a été délaissé, entraînant une baisse des rotations de culture et de la fertilité des sols.
En déplaçant les parcelles des hauts plateaux vers les plaines, certains producteurs, notamment au Pérou, se sont tournés vers une agriculture intensive et ont été contraints d’utiliser des pesticides pour éloigner les ravageurs. « Cette ouverture vers un marché conventionnel s’explique par de fortes demandes de grosses entreprises de l’agroalimentaire, beaucoup moins exigeantes sur les certifications », explique Thierry Winkel. Néanmoins, l’image dépeinte dans plusieurs médias d’un Pérou aspergé de pesticides [6] est à nuancer, selon Didier Bazile : « Ce pan de l’agriculture du quinoa péruvien représente à peine 10 % de la production, il serait dérisoire de le boycotter. »
« la demande internationale de quinoa a bousculé les paysages agricoles andins. Avec l’agrandissement des parcelles et la mécanisation, l’élevage de lamas et d’alpagas, source d’engrais naturel, a été délaissé, entraînant une baisse des rotations de culture et de la fertilité des sols. »
Que vaut le quinoa français ?
Sachant que notre quinoa parcourt 7000 kilomètres avant d’atterrir dans nos assiettes, la question du quinoa « made in France » se pose… Depuis 2012, il est possible de se procurer du quinoa d’Anjou grâce à un… Américain ! Ingénieur agronome, Jason Abbott a fondé AbbottAgra après avoir adapté la graine en se procurant des variétés issues de la collection de semences de l’université de Wageningen (Pays-Bas), considérée comme La Mecque de la recherche végétale en Europe. « J’ai semé les fleurs ensemble pour qu’elles se croisent et pris les graines des meilleures plantes pour que, génération après génération, on obtienne une variété plus adaptée au milieu », explique-t-il. Ce travail génétique, bien que naturel et légal [7], interroge. « Déposer une propriété intellectuelle sur des semences et avoir le monopole pour la semer nous pose un gros problème éthique », s’indigne Ananda Guillet, président de Kokopelli, association de défense de la diversité des semences [8]. « Jason Abbott a bien déposé ces variétés, mais ça n’empêche personne de faire son propre travail de sélection et de cultiver d’autres variétés à côté », répond Arthur Nicolas, responsable Filières végétales de la Coopérative agricole du Pays de Loire (CAPL) qui compte plus de 300 agriculteurs cultivant les variétés de Jason Abbott.
Véritable levier pour les agriculteurs angevins, AbbottAgra concentre le tiers du quinoa consommé en France et produit près de 2000 tonnes par an, mais avec le choix de ne pas certifier son quinoa bio. « On a préféré aider nos agriculteurs à diversifier leur agriculture d’abord, explique Arthur Nicolas. Mais si certains veulent se convertir, on les accompagne. »
Tendre vers le bio, en plus du local, une démarche non négligeable en termes d’impact environnemental. « Si on fait une analyse de cycle de vie [qui considère la dépense énergétique pour la fabrication du matériel, l’usage de la mécanisation à tous les stades de la filière et l’usage d’engrais chimiques], même avec une consommation de proximité, le coût environnemental d’une agriculture conventionnelle sera plus important qu’une culture bio importée en gros », rappelle Didier Bazile. Mais la filière de quinoa angevine opte davantage pour une agriculture raisonnée en limitant l’utilisation d’intrants. « On a une tolérance zéro sur les produits phytosanitaires. On s’autorise uniquement, et si besoin, un insecticide de contact [9] avant floraison », confie Arthur Nicolas.
« Si on fait une analyse de cycle de vie [qui considère la dépense énergétique pour la fabrication du matériel, l’usage de la mécanisation à tous les stades de la filière et l’usage d’engrais chimiques], même avec une consommation de proximité, le coût environnemental d’une agriculture conventionnelle sera plus important qu’une culture bio importée en gros »
À côté de l’empire d’AbbottAgra [10], une centaine de petits producteurs cultivent le quinoa en France. Depuis 2015, Marion et Damien, un jeune couple installé dans le Berry, a lancé Sa Majesté la Graine. « On a commencé avec 5 hectares en plantant des variétés de quinoa libres de droits et aujourd’hui, on possède 60 hectares avec une trentaine d’agriculteurs qui nous ont rejoints », se réjouit Marion. Actuellement en conversion, le jeune couple espère une récolte 100 % bio en 2020. De quoi en prendre de la graine et mieux satisfaire nos consciences !
Pour aller plus loin
[1] Le quinoa fait partie de la même famille que la betterave ou les épinards : les Chénopodiacées. Il est qualifié de « pseudo céréale », car ses graines se consomment sous forme de farine, flocons ou graines soufflées.
[2] Source : https://www.planetoscope.com/cereales/1372-production-mondiale-de-quinoa.html
[3] Sources : CECAOT (Central de Cooperativas Agropecuarias Operación Tierra) et FAO.
[4] Joanna Blythman, « Can Vegans Stomach the Unpalatable Truth about Quinoa? », The Guardian, 16 janvier 2013.
Simon Romero et Sara Shahriari, « Quinoa’s Global Success Creates Quandary at Home », The New York Times, 19 mars 2011.
[5] Didier Bazile, Le Quinoa, les enjeux d’une conquête, éditions Quæ, 2015.
[6] Voir par exemple le documentaire réalisé par Clémentine Mazoyer, Quinoa, prenez-en de la graine !, diffusé sur France 5 le 19 mai 2019.
[7] Dans le cadre international de régulation des semences, le certificat d’obtention végétal (COV) permet au sélectionneur (l’obtenteur) une exclusivité d’utilisation de la variété protégée, mais autorise son utilisation pour en sélectionner une nouvelle et, potentiellement, la commercialiser par la suite. Les pays utilisant les COV sont regroupés au sein de l’Union pour la protection des obtentions végétales (UPOV).
[8] En 2016, dans le cadre de la campagne « L’Arche de Quinoa », l’association Kokopelli a diffusé des variétés de quinoa libres de droits à tout particulier désireux d’en planter dans son jardin.
[9] Soit une molécule qui n’entre pas dans la plante et ne laisse pas de traces dans les graines.
[10] En 2015, l’entreprise a réalisé un chiffre d’affaires de 1 213 500 euros.