Le FN et les deux fondamentalismes

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    Interview de Patrick Viveret réalisée par Pascal Greboval.

    combattre les fondamentalismes

    Comment expliquez-vous le climat de tension qui règne actuellement en France ?         

    Comme le montre Joseph Stiglitz, la violence est de plus en plus le fruit de l’affrontement entre deux fondamentalismes, l’un marchand, l’autre identitaire. Le fondamentalisme marchand – caractérisé par la logique de compétitivité à outrance instaurée et entretenue par l’oligarchie financière – se révèle profondément destructeur sur le plan écologique et social. On assiste ainsi à un creusement des inégalités corroborées par Oxfam dans une étude récente : « la fortune personnelle des 85 personnes les plus riches est égale aux revenus cumulés de 3,5 milliards d’êtres humains » !

    On arrive à des niveaux d’inégalités obscènes (et ça ne cesse de s’aggraver), ainsi qu’à la destruction du tissu social, et on entre dans la phase de destruction du processus démocratique lui-même. Les gens finissent par se poser légitimement la question : à quoi bon aller voter ?, puisqu’on élit un président qui proclamait en finir avec les logiques de l’oligarchie financière (discours du Bourget), et qu’on se retrouve in fine dans une situation inversée où le même François Hollande, une fois élu, renonce à tout processus ambitieux de mise en cause de la financiarisation. L’idée même de vote, de démocratie, se trouve remise en cause et cela se traduit notamment par une montée inquiétante de l’abstention, comme on a pu le voir lors des récentes élections municipales.

    Une autre caractéristique du fondamentalisme marchand est de ne pas s’intéresser à ce qui se passe pour les vaincus de la compétition économique. Or, dans l’actualité récente, on peut citer du côté des vaincus : la Grèce, le Mali, la Centrafrique et l’Ukraine. Les institutions politiques et sociales de ces pays sont alors en ruine, ce qui favorise l’émergence du second fondamentalisme, le fondamentalisme identitaire qui prend des formes religieuses ou nationalistes.

    En France, on l’a vu lors des élections municipales et cela risque de se reproduire aux élections européennes. Si des signaux forts ne sont pas donnés d’ici là par le gouvernement, c’est le Front national qui bénéficiera de cette situation, car Marine Le Pen a construit (avec un cynisme très habile) l’idée que c’est elle qui serait la mieux à même de lutter contre l’oligarchie financière et pas seulement contre l’immigration.

    Les deux sources du fondamentalisme identitaire se trouvent rassemblées : à la fois l’exploitation de la peur contre des boucs émissaires comme les immigrés ou les Roms ; mais aussi l’exploitation de la colère légitime contre les ravages sociaux que provoquent les politiques d’austérité, dictées par l’oligarchie financière. C’est bien d’ailleurs sur ce double fond que s’appuyèrent le fascisme et le nazisme à leur origine, puisqu’ils s’étaient beaucoup nourris de la critique du capitalisme dans les années trente avant de faire alliance (évidemment, une fois au pouvoir, avec les grands trusts et la partie la plus cynique du patronat de l’époque). On ne peut pas comprendre le basculement de villes ouvrières et populaires comme Hénin-Beaumont au bénéfice du Front national sans cette hypothèse.

    Les deux fondamentalismes s’entretiennent mutuellement, car le fondamentalisme marchand détruisant la substance de la société, les repères et les identités, il devient le terreau du fondamentalisme identitaire. C’est un cercle vicieux qui crée de la violence : pour faire face à la montée des fondamentalismes identitaires, l’oligarchie financière a mis en place des processus de despotisme, non pas éclairés, mais camouflés au sein des démocraties. Aujourd’hui, les très riches et les ultra-riches – pour reprendre des distinctions sociologiques récentes (à peine 1 % de la population en France) – finissent par détenir le pouvoir économique, l’essentiel du pouvoir médiatique (cf. les groupes financiers ou liés aux ventes d’armes auxquels appartiennent les grands journaux à commencer par Dassault), ont les moyens au minimum d’influencer fortement les politiques par leur lobbying et même de les acheter par des logiques de corruption (cf. les affaires récentes).

    En réaction, on note une poussée identitaire qui peut conduire à des situations extrêmement dommageables, comme le risque d’une forte montée des représentants de ces courants au parlement européen, qui était un peu le seul espace de progression de la démocratie en Europe.

    Comment passer d’une logique de violence à une logique collaborative ?

    Pour dépasser ce diagnostic pessimiste, suivons l’invitation d’Antonio Gramsci, « en alliant le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté », en s’appuyant sur deux mouvements : 1) l’organisation d’une résistance en comprenant bien qu’on ne peut combattre efficacement le fondamentalisme identitaire que si l’on s’attaque pour de bon au fondamentalisme marchand, 2) la mise en réseau à un niveau supérieur de toutes les initiatives qui portent de la créativité sociale, écologique et économique mais dans une économie réelle solidaire, collaborative et démocratique.

    Il faut ensuite mettre en place des logiques de résilience face aux effets d’insoutenabilité que produit la rencontre mortifère des deux fondamentalismes. Car leur caractéristique est d’atteindre un point de rupture : par exemple, sur le plan financier, aucun des problèmes liés à la démesure des marchés n’a été réglé depuis 2008.

    Organiser cette liaison des initiatives créatives, qui sont très nombreuses mais dispersées sur le territoire, doit permettre d’allier ce que les États généraux de l’économie sociale et solidaire avaient caractérisé comme la stratégie du REVe : allier le R de la résistance créatrice, le V de la vision transformatrice et le E de l’expérimentation anticipatrice : circuits courts, finances solidaires, nouveaux modes de consommation, logiciels libres, parmi bien d’autres exemples. On y ajoute en facteur commun le « e » de l’évaluation entendue comme discernement sur ce qui fait valeur, la valeur étant la force de vie, ce qui conduit à résister aussi à la novlangue qui ramène la valeur au “value for money”. Un mouvement comme Alternatiba, né au Pays basque pour montrer que l’on peut faire face au dérèglement climatique en vivant et en consommant autrement, en est une bonne illustration.

    Les collectifs citoyens comme les collectifs pour la transition citoyenne, les mouvements de l’économie sociale et solidaire, le collectif Roosevelt et le pacte civique – qui cherchent à mieux organiser la convergence de leurs actions au sein des états généraux du pouvoir citoyen – en constituent un autre exemple. Les forums sociaux mondiaux, les Dialogues en humanité expriment ce même mouvement en tentant de construire les éléments d’un mouvement mondial autour du projet de sociétés du « buen vivir ». Il nous faut en effet simultanément agir à toutes les échelles de territoire, pour organiser à la fois de la relocalisation (ouverte et non autarcique), mais aussi construire de grandes alliances à des échelles continentales et mondiales, afin de lutter contre les effets meurtriers – tant sur le plan écologique qu’humain – des grands systèmes dominants en place.

    Et comment lutter contre ces forces mortifères ?

    Il faut appliquer à l’action sociale et démocratique la technique des arts martiaux : le jujitsu de masse. Construire du conflit comme alternative à la violence. Car il est important de différencier les deux notions : dans une situation de conflit, on a des adversaires pas des ennemis, on distingue toujours les personnes de leur statut social et on n’est jamais dans une logique d’éradication. On peut avoir un conflit extrêmement important, par exemple avec les détenteurs du pouvoir de l’oligarchie financière. Ce n’est pas pour autant qu’on va décider de les assassiner comme ce fut le cas dans les années 1970 avec des actions terroristes (type bande à Baader).

    On peut presque définir la démocratie comme un système politique qui transforme un ennemi en adversaire. On peut dire que le conflit est une alternative à la violence, car la violence se produit justement quand des conflits ne sont pas formés à temps. Un exemple typique : les émeutes urbaines en France ou en Grande-Bretagne.

    On peut donc s’inspirer des arts martiaux qui permettent de construire un conflit dans une forme non violente : l’adversaire reste un partenaire. Le « jujitsu de masse », inventé aux États-Unis par Saul Alinsky dans la lutte contre la discrimination raciale, permet d’aller repérer les points faibles de l’adversaire et de les utiliser. Par exemple, l’oligarchie financière a deux points faibles : ils sont peu nombreux (moins de 1% de la population) et ils ont un capital réputation extrêmement faible (le crédit du système bancaire, des multinationales, des classes politiques est très limité).

    Si on attaque ces points faibles, on a plus de chance d’aboutir, d’enregistrer des victoires que si on est dans des formes militantes traditionnelles qui attaquent globalement sans distinction. Au lieu de dire, comme le candidat François Hollande : « la finance est sans visage » et se révéler ensuite impuissant à la combattre, ciblons, identifions les visages de la finance qui incarnent ce dont on ne veut pas ; on ne veut pas des paradis fiscaux, alors ciblons par exemple en France la BNP qui détient plus de 300 filiales dans les paradis fiscaux pour amputer son capital réputation et demandons ensuite que sa licence bancaire soit retirée. Cela ne veut pas dire que toutes les problématiques de la finance et des paradis fiscaux auront été résolues mais on aura construit des éléments d’un conflit significatif et exemplaire, qui a de bonnes chances d’enregistrer des victoires partielles pour développer d’autres formes de résistances.

    Cela implique un travail personnel, car la violence, comme vous venez de le rappeler, est une expression du conflit quand il est mal géré…

    Tout à fait, il faut s’inspirer de Gandhi, de Luther King, de Mandela mais aussi de « l’axe TP-TS » développé au forum social mondial de Porto Alegre. Transformation personnelle et transformation sociale doivent être complémentaires et non contradictoires. Dans cette perspective, la mutualisation de toutes les initiatives qui cherchent à articuler ces deux éléments est importante.

    Les Dialogues en humanité à Lyon sont un bon exemple. L’objectif est de construire d’autres options face aux logiques de guerre, qu’elles soient économiques, militaires ou religieuses. La sinistre période 1914-1918, dont nous allons vivre le triste anniversaire, doit nous servir de leçon : réussir le XXIe siècle et ne pas répéter les crimes contre l’humanité de la première moitié du XXe, c’est transformer ces défis colossaux en opportunité de construire un degré supérieur de conscience de notre faille humaine, de ce « peuple de la Terre » qui doit prendre conscience que sa seule terre promise est cette planète fragile qu’il risque de détruire et que l’humanité est pour elle-même son premier « bien commun ».

    Ainsi le processus « d’humanisation » doit prendre la suite sur le plan culturel et politique du processus biologique de l’hominisation. Et « grandir en humanité », s’organiser autour des logiques de joie, de buen vivir (cf. ce que j’appelle « vivre à la bonne heure » *), pour mieux résister aux logiques de guerre, de peur et de domination, s’exprime autant sur le plan sociétal que sur le plan personnel.

     

    * Vivre a la bonne heure, collection Habiter la Planète aux presses d’Île-de-France.

     

    Lire aussi : Patrick Viveret : Changeons le logiciel

    3 Commentaires

    1. D’accord sur les solutions, elles relèvent du bon sens.
      Mais dommage de parler du FN comme étant un « fondamentalisme identitaire » (ce qui est vrai), mais en l’accolant au fascisme et au nazisme, deux idéologies hyper-violentes, mais qui n’ont aucun rapport ni avec notre époque, ni avec l’histoire de notre pays.
      Évidemment, l’individu a fondamentalement besoin d’une identité, liée à sa famille, et à son pays, sans çà il ne va pas très loin.
      C’est justement ce que propose le FN en nous débarrassant (de manière non-violente, par les urnes) des deux véritables fondamentalistes agissant dans notre pays actuellement (du reste assez violents pour ceux qui en font les frais au quotidien – 5 millions de chômeurs…) : le sociétal (spécialité PS) et l’ultra-libéral (spécialité UMP), deux fléaux au service du mondialisme, qui une fois supprimés, fera de notre pays un lieu plus sain et plus heureux… donc moins violent.

    2. Le FN est réellement un “fondamentalisme identitaire” l’associer au fascisme et au nazisme me semble totalement justifier.
      Mais l’extrême droite ne ce limite pas simplement au FN, il y a tout un ensemble de groupuscules divers et varier (le bloc identitaire, le GUD, ou encore égalité et réconciliation d’Alain Soral…).

      Le fondamentalisme marchand est quant à lui incarner par l’UMP et Le PS, qui sont les principaux complices du patronat et de l’oligarchie financière.
      Les politiques suicidaires d’austérité et le manque d’écoute de nos dirigeants vis-à-vis de la population, permettent à ces deux types de fondamentalismes de se rejoindre.

      Les solutions sont bien évidemment de créé des alternatives.

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