par Edgar Morin
Photo : Patrick Lazic
Pierre Rabhi…
Je cherche un mot pour le désigner : Mage ? Sage ? Prophète ? Frère ? Il est une combinaison de tout cela. Mais je préfère l’appeler frère. Parce que je sens et sais que mes aspirations sont les siennes, que nos chemins convergent. Pour moi, à l’origine, il est d’abord le pionnier de l’agroécologie. Cette pratique dépasse le simple traitement bio de la terre, des végétaux et des animaux. Elle s’inscrit dans la création ou la recréation du système où nous vivons en respectant son organisation éco-systémique complexe, manifestation spontanée de la biodiversité.
Face à la destruction de cette biodiversité complexe par une agriculture et un élevage intensifs, l’œuvre terrienne de Pierre Rabhi s’inscrit dans une pensée écologique (laquelle manque terriblement aujourd’hui aux représentants « écolos » en politique) et dans sa réalisation concrète. Sa réflexion se hisse au niveau d’une critique de notre civilisation. Elle en propose une métamorphose dans une politique globale de l’humanité faite d’idées et de gestes, faite de vie. Ce travail de Pierre n’est autre que l’alliance de l’écologie, du social et de l’anthropologie. La transformation du monde et notre propre transformation individuelle sont liées. Cet homme est inspiré par ce qui n’a pas de nom, ce qui est mystère, mais qui est la source de toute vie. Il annonce la possibilité de temps nouveaux mais dépendants de notre conscience, de notre volonté, de notre solidarité.
Pour ma part c’est en 1969 que je suis entré en contact avec des scientifiques de l’écologie. Quarante ans plus tard, je ne peux que constater la lenteur et le caractère fragmentaire de la prise de conscience qu’auraient dû entraîner les désastres écologiques de ces dernières années. Les mouvements écologistes en politique n’ont jamais intégré la connaissance des écosystèmes ni les fondements biologiques de l’écologie. Pas plus qu’ils n’ont réfléchi aux relations entre les sociétés humaines et la nature et à la corrélation de leurs dysfonctionnements.
Aujourd’hui l’espérance réside dans trois grands principes que j’ai développés dans le livre L’an I de l’ère écologique [1] : l’improbable, les potentiels humains inexploités et les possibilités de métamorphose. De petits groupes d’hommes et de femmes, à travers des initiatives concrètes comme celles que mène Pierre Rabhi, font avancer l’écologie dans le bon sens. Eux seuls pourront faire apparaitre au grand jour que l’on a atteint un seuil critique. Eux seuls pourront inverser la tendance et montrer en quoi la désintoxication de notre surconsommation ne peut qu’apporter un mieux-vivre. Nous devons, à plus grande échelle, nous rassembler et recréer les conditions de ce mieux-vivre.
L’amélioration de la qualité de nos vies passera par l’amélioration des liens qui nous unissent. Je songe au grand penseur de l’écologie qu’a été Ivan Illich. Au début des années 1970, il a véhiculé deux messages fondamentaux. Tout d’abord, en dégradant la nature, c’est nous-même que nous dégradons, nous qui émanons d’elle. Puis il a évoqué notre propre nature humaine, avilie par les civilisations consuméristes et capitalistes, que seul un retour à la convivialité pourrait rassembler.
Il nous revient en effet de décloisonner là où l’industrie et le monde du travail ne font que fractionner. Il nous revient de nous relier les uns aux autres. En guise d’illustration de ce concept j’aime utiliser le terme de « reliance ». C’est un mot inventé par le sociologue belge Marcel Bolle de Bal pour désigner cette nécessité de nous relier, de nous retrouver. Ainsi nous pourrions éprouver réellement notre destin commun, le sens de la responsabilité personnelle, de l’engagement pour toute l’humanité dont nous sommes chacun une petite fraction, un petit colibri…
« Tout homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition », disait Montaigne. En portant l’humanité en lui, chaque être en est responsable à sa mesure. Aujourd’hui, plus que par les mille moyens de communication qui nous tiennent en contact permanent, c’est par notre communauté de destin que l’on peut véritablement s’unir. Nos sociétés actuelles sont faites de fanatismes, d’armes de destruction massive et d’une économie où le peuple est contrôlé par l’État. Elles ont besoin de notre prise de conscience – disons plutôt, pour ne pas utiliser cette expression que Pierre entend un peu comme une prise électrique, qu’il est temps que la conscience nous prenne.
De grandes structures telles que l’ONU ou le FMI sont dépassées par la guerre, la faim dans le monde et les crises économiques. Elles ne sont pas à même de traiter des problèmes vitaux. Que se passe-t-il alors, lorsque des civilisations perdent pied ? Ou bien elles sombrent complètement, ou bien elles se relèvent. Dans ce second cas, elles parviennent à extraire d’elles-mêmes une conscience, une énergie, une forme de créativité. Cela leur permet de se transformer. Elles adoptent ainsi ce comportement de métamorphose propre à la nature où l’on voit la chenille devenir papillon.
Pour conclure
Une société ne peut-elle pas faire de même ? Changer le monde ou se changer soi-même, comme Gide on se demande par où commencer. Or ces deux mouvements vont ensemble. C’est le bonheur qui peut en permettre l’impulsion. Le bonheur de l’instant. Ou celui, plus durable, qui unit les êtres dans une condition de paix globale entre eux et avec eux-mêmes. Telle est pour moi la « poésie de la vie ».
[1] Edgar Morin et Nicolas Hulot, L’an I de l’ère écologique, Tallandier, 2007.