Le photographe Reza a couvert de nombreux conflits dans le monde. Il garde pourtant foi en l’humanité, notamment grâce aux femmes vers lesquelles il a beaucoup tourné ses regards.
Pascal Greboval : Vous avez réuni des photos de femmes à l’occasion de l’exposition « Femmes, entre luttes et grâce ». Que représentent-elles dans votre travail ?
Reza : En photographiant les guerres, les conflits, j’ai assez vite compris que les véritables victimes étaient les femmes et les enfants. De même, toutes les décisions politiques, sociales, qui ont des portées régressives, les atteignent plus durement. D’autre part, même si Gandhi et Martin Luther King sont des symboles de la non-violence, la paix ne s’inscrira durablement et à grande échelle que par les femmes, parce que ce sont elles qui peuvent donner la vie. Sauf exception, elles n’ont pas la volonté de la détruire à mon avis. J’ai été très marqué lors d’un reportage au Rwanda, après la guerre entre Tutsis et Hutus, par la rencontre de femmes violées par des hommes de l’ethnie adverse et qui refusaient d’avorter, malgré la pression de leur communauté. Elles disaient, « c’est mon enfant, je ne veux pas le tuer ». Elles étaient alors exclues de leur village.
Je pense aussi que l’être humain est attiré par la beauté, quel que soit le domaine : musique, poésie, peinture… La beauté est l’essence de tout. Or au travers d’un geste, d’un regard, elle est omniprésente chez la femme – bien que celle-ci doive subir de vraies souffrances pour donner la vie. Ce sont ces constats qui m’ont donné envie de témoigner du rôle et de la position des femmes et de les mettre en lumière.
Pascal : Comment peuvent-elles atteindre cet objectif que vous leur attribuez de « porteuses de paix » ?
Reza : Il faut leur ouvrir davantage l’accès à l’éducation. Aujourd’hui, 16 % des adultes dans le monde – soit 776 millions d’individus – ne sont pas alphabétisés. Les deux tiers sont des femmes. Il faut aussi que les religions leur accordent une place digne. Tous les prophètes sont des hommes et presque toutes les doctrines religieuses sont peu avenantes à leur égard. Or, aujourd’hui, il n’est plus possible que 50 % de la population ait un statut social défavorisé. Nous devons tendre vers une vraie égalité de situation, de prise de décision.
Pascal : Une action plus visible, comme l’élection d’une femme à la tête d’un grand pays, pourrait-elle accélérer cette dynamique ?
Reza : L’exemple de Margaret Thatcher prouve que ce n’est pas la solution. Les vrais murs sont dans les esprits, pas dans la rue ; c’est à nous de changer de l’intérieur. Cela prendra du temps, plusieurs générations. Mais on peut être optimiste, regardons cent ans en arrière et notons l’évolution de la place des femmes : elle est considérable, même s’il reste du chemin à parcourir.
Pascal : On connaît vos clichés, mais on connaît moins votre travail pédagogique. Vous avez créé l’association Aina, qui développe les outils de communication en Afghanistan ; l’an dernier vous avez initié des jeunes de la banlieue de Toulouse au langage de l’image. Quelles sont vos motivations ?
Reza : Les reportages de guerre et le travail humanitaire sont les deux faces d’une même pièce. Ils se rejoignent dans l’envie, la nécessité de témoigner, de tisser du lien entre les communautés, les individus. Être sur le terrain, en tant que photographe, m’a amené à réaliser qu’on peut tous être acteurs du changement : « Je peux aider, je peux créer. »
En créant Aina, mon but était de faire prendre conscience à ceux qui vivent, subissent les conflits, qu’ils sont les meilleurs vecteurs possibles pour transmettre leur histoire. Cette démarche a été pour moi un engagement. Aina prodigue plus qu’une formation de journaliste ou de photographe, elle fournit à ces populations des outils de liberté. En douze ans (de 2001 à 2013) nous avons formé mille Afghanes aux métiers de la communication. Elles sont ainsi à même d’occuper une place importante dans la société via les médias.
Pascal : Cela signifierait que l’image a le pouvoir d’initier un changement social ?
Reza : C’est plus important encore : l’image est un langage universel, elle permet de se relier, de se comprendre. Elle doit générer l’empathie, pas l’antipathie ! C’est parce que je vois les choses ainsi que lorsque j’étais reporter de guerre pour le journal anglais the Times, on me qualifiait de « journaliste positif ». Il est important de véhiculer de l’information positive, comme vous le faites dans Kaizen, cela détermine le regard sur l’autre, sur le monde.
Pascal : Est-ce pour cette raison qu’au cours de tous ces reportages de guerre, vous n’avez jamais photographié les morts ?
Reza : Par ce choix, j’essaie de montrer deux choses. Dans les zones de conflits, à côté de la violence dont les médias classiques choisissent de témoigner, subsiste une vraie beauté : je tente de rappeler que les Afghans sont beaux, que l’Afghanistan est un beau pays. Mais je veux aussi inviter les gens à considérer les survivants : les conséquences de la guerre sont bien plus visibles dans les yeux des rescapés. Vous ne trouverez « rien » dans l’image d’un corps déchiqueté. Et puis photographier les vivants montre qu’il reste toujours de l’espoir, que la vie est plus forte que tout. Ce principe vaut également pour la nature : récemment, j’ai formé des jeunes adolescents dans une banlieue très difficile en Sicile. Un jour, ils se plaignaient de l’omniprésence du béton et du manque de végétation. Je leur ai proposé un travail sur le thème « la force de la nature » : ils devaient photographier tout ce qu’ils trouvaient de naturel dans cet univers artificiel (fleurs, mauvaises herbes, etc.). À la fin de la journée, ils débordaient d’enthousiasme en constatant que la nature reprend ses droits malgré tout.
Pascal : Malgré la violence que vous avez côtoyée, gardez-vous la foi en l’être humain ?
Reza : Plus que jamais ! Être humain, c’est tendre vers la perfection. Nous n’avons pas d’autre choix, c’est l’objet de notre vie. Dans nos actions, nos familles, notre travail, nous devons garder ce cap. À travers mes photos « positives », mon travail dans les associations, j’essaie de me diriger vers cette perfection et d’emmener d’autres gens avec moi.
Pascal : C’est une démarche très spirituelle !
Reza : (rires) Je suis né musulman chiite en Iran, je suis très imprégné de la philosophie soufi de Rûmi, mais j’ai étudié tous les textes religieux. La seule différence entre les religions est d’ordre géographique et climatique : toutes parlent du même Dieu et invitent à emprunter ce chemin de la perfection, de la spiritualité. Je suis très attaché à l’universalité de l’humain et de sa pensée.
Pascal : Vous avez souvent exposé vos photos en extérieur. Pourquoi ce choix ?
Reza : C’est une question très importante. L’extérieur, c’est la rencontre entre les pensées et le passant. Malheureusement cet extérieur est confisqué, en particulier à notre époque par la pollution publicitaire des grandes compagnies. On nous impose des objets visuels que nous n’avons pas choisi de regarder. Lorsque le capitalisme s’est développé avec la révolution industrielle, personne n’a escaladé les cheminées des usines pour étudier la nature de la fumée. La richesse naissante interdisait toute question. Deux cents ans plus tard, nous nous sommes rendus compte de son effet sur les arbres, les poissons dans les rivières, etc. Avec la pollution publicitaire nous sommes confrontés à un risque similaire, mais de nature psychologique. On ne mesure pas, aujourd’hui, les conditionnements mentaux qu’elle insuffle dans la société. En reprenant une partie de cet extérieur aux entreprises je choisis de montrer la beauté, l’humanité, la vie.
Pour soutenir l’association de Reza, rendez-vous sur ainaworld.org
Extrait de la rubrique du portfolio de Kaizen 11.
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