La dette, un tigre de papier qui paralyse
    le monde

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    Texte : Philippe Derudder

    Des croyances entretenues que l’on paie cher !

    – Savez-vous qu’en Grèce, on meurt faute de pouvoir accéder aux soins ?

    – Ah ? N’y a-t-il pas de dispensaires ou d’hôpitaux ? De médecins, de personnel soignant ?

    – Oh si, mais on ferme les premiers et on renvoie les autres.

    – Je ne comprends pas : puisque nos pays n’ont rien perdu de leur vraie richesse, leur histoire, leurs peuples, leurs cultures, leur sol, leur patrimoine, leurs connaissances, leurs savoir-faire ; puisque d’un côté il y a des besoins et que de l’autre tout est là pour y répondre, comment peuvent-ils être en situation de crise ?

    – La dette mon bon monsieur, la dette ! Il faut se serrer la ceinture pour la rembourser. Tout est là effectivement, sauf l’argent !

    – Êtes-vous en train de me dire qu’on est train de mourir de soif auprès d’une fontaine d’eau claire par manque d’argent…?

    Une illusion : la rareté de l’argent

    Il fut un temps où la monnaie était matérielle, faite de métal précieux. Elle possédait donc une valeur propre et pouvait manquer puisqu’elle dépendait de la quantité de métal à laquelle il était possible d’accéder. Il fallait l’emprunter à ceux qui en détenaient, contre le versement d’un intérêt. La croyance en la rareté de la monnaie, héritée de cette époque, survit dans notre esprit, même si elle ne correspond plus du tout à la réalité.

    En effet la monnaie aujourd’hui, et ce depuis 1971, est totalement dématérialisée. Ce ne sont plus que des signes électroniques sans aucune valeur intrinsèque, créés par la seule volonté des humains et dans une quantité également décidée par eux. Mais alors, me direz-vous, pourquoi nous retrouvons-nous endettés et contraints à l’austérité ?

    La monnaie n’existe pas, elle se crée

    Pour comprendre ce fait, il faut considérer le processus de création monétaire. La monnaie se conçoit par un simple jeu d’écriture comptable : il faut un emprunteur d’un côté, et de l’autre une offre faite par un organisme « créateur » de monnaie. Or, c’est là que le bât blesse. Qui doit créer la monnaie : le public ou le privé ?

    Si la monnaie est émise par un organisme public comme la Banque de France ou la Banque Centrale Européenne, elle est propriété publique. Ces institutions sont habilitées à le faire, gratuitement, sur des critères de « bien commun » définis dans le cadre d’un débat public bien normal en démocratie. Si elle est créée par un organisme privé comme une banque commerciale, la monnaie est alors prêtée à la société civile comme si la banque en était propriétaire, selon des critères de rentabilité et de solvabilité et avec des intérêts qui parfois dépassent le montant du capital emprunté, ceci pour le seul profit des actionnaires. D’où une nouvelle interrogation : qui est légitime ? Le public ou le privé ?

    Un système monétaire légal mais illégitime

    Nous voici revenus au début de notre réflexion : qu’est-ce que la richesse ? Si l’on se réfère aux paroles de ce sage indien qui rappelait que « lorsque le dernier arbre aura été abattu, quand la dernière rivière aura été empoisonnée, quand le dernier poisson aura été pêché, alors on saura que l’argent ne se mange pas », nous ne pouvons qu’admettre que la véritable richesse est celle contenue et produite par la Terre et valorisée par l’activité humaine. La monnaie n’est qu’un symbole permettant aux humains d’échanger des biens et des services et de leur attribuer une valeur. C’est donc à la collectivité que reviennent le droit et le devoir de mettre en circulation en son sein la quantité de monnaie nécessaire pour faciliter la production et le partage du fruit de son activité.

    Pourtant, comme un défi au bon sens, c’est au système bancaire privé que ce pouvoir a été abandonné par les dirigeants politiques mondiaux, à l’issue d’un long bras de fer dont l’origine est oubliée mais qui s’inscrit dans notre histoire sous la forme de l’article 104 du traité de Maastricht – devenu l’article 123 du traité de Lisbonne – et qui oblige nos pays a se plier aux exigences des « investisseurs » dont nous aurions pu n’avoir jamais besoin.

    L’argent, enchaîné à la dette

    Aujourd’hui, monnaie et dette vont de pair. Toute la monnaie qui circule dans le monde est associée à une dette. Pas de dette ? Pas d’argent. Ceci n’est pas un problème si l’on comprend et respecte le principe fondamental selon lequel il s’agit d’une dette de la société envers son peuple en reconnaissance de l’activité qu’il fournit, mais ça en devient un si l’on en fait une dette de la société envers les banques privées, comme c’est malheureusement devenu le cas.

    Cette dérive a engendré une dynamique boomerang coûteuse : la monnaie, qui revient de droit aux peuples, n’entre que temporairement en leur possession. Ils écopent pourtant du privilège d’avoir à la rendre, augmentée d’un intérêt qui, lui, n’est pas créé avec le capital. Ainsi le système demande-t-il plus en retour que ce qu’il émet ! Cela génère, d’une part, une logique de chaise musicale, car il faut aller chercher dans la poche des autres ce supplément que l’on n’a pas perçu. D’autre part, cela crée une obligation d’endettement exponentiel pour que chaque année les nouveaux crédits permettent le remboursement des anciens, intérêt et principal. Croissance et compétition, voilà les deux piliers sur lesquels repose notre système économique.

    Changer de regard pour changer le monde

    Cerise sur le gâteau : au lieu de voir dans ces principes purement idéologiques les causes profondes des crises que nous subissons, les instances politiques les institutionnalisent. Trois exemples illustrent cette tendance : la Banque Centrale Européenne n’est pas autorisée à financer les besoins des États membres alors qu’elle soutient les banques sans compter ; les Banques centrales sont en outre indépendantes du pouvoir politique, et donc soustraites au contrôle légitime des peuples en démocratie ; enfin, le pacte budgétaire place l’intérêt des investisseurs (dont nous rappelons que nous n’avons nul besoin) au dessus de celui des peuples.

    Il y a toutefois une bonne nouvelle dans ce sombre tableau : il n’existe aucune crise réelle, au sens d’un phénomène extérieur dont on serait victime et face à quoi on se trouverait démuni. Il n’y a qu’une prison mentale dont il suffit d’ouvrir la porte, une crise de représentation de la richesse, du profit, de la monnaie, du travail… Autant de mots que notre temps nous invite à revisiter d’urgence pour leur restituer des racines nourries par l’intelligence de la vie dont ils sont actuellement coupés.

    Tout est là pour construire un monde durable, suffisamment approvisionné, digne et équitable. Rien ne s’y oppose dans les faits, seul notre regard doit et peut changer.

     

     Livres de Philippe Derudder 

    La troisième édition actualisée de Les 10 plus gros mensonges sur l’économie, coécrit avec André-Jacques Holbecq, vient de paraître aux éditions Dangles.

    Également paru en 2012 : Les monnaies locales complémentaires, pourquoi, comment ? aux éditions Yves Michel.

     

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