Jean-Claude Carrière a eu mille vies et autant de métiers ou presque. Scénariste, dramaturge, écrivain, traducteur, conteur… Il a travaillé avec Luis Bunuel et Milos Forman, a publié des entretiens avec le Dalaï Lama. Cet amoureux de la vie, portait sur la planète un regard inquiet mais lucide, nourri d’une vie d’observations, de voyages, de lectures et de rencontres.
Comment définiriez-vous votre rapport à la nature ?
Je ne sais pas si je possède un quelconque rapport particulier à la nature et si tel était le cas, ce ne serait pas à moi d’en parler. J’ai écrit un livre sur mon enfance, Le Vin Bourru, qui raconte, entre autres, la fin d’une certaine forme d’agriculture, vieille de centaines, peut-être de milliers d’années. Je suis donc un fils de paysan héraultais qui aurait d’ailleurs dû poursuivre l’œuvre de son père s’il n’avait pas bénéficié de la méritocratie scolaire de la République. La maison, dans mon village natal de Colombières-sur-Orb, sentait le noyer, on avait des fleurs – des iris, notamment – et trois jardins potagers, dont le plus grand nourrissait la famille, c’est-à-dire mes parents et moi et mes grands-parents jusqu’à leur mort – ainsi que deux chats !
Un jour, je devais avoir cinq ou six ans, mon père m’a désigné un carré du potager et m’a dit « C’est ton jardin. » J’y ai planté des radis, des carottes. Quand est venu le temps de les récolter, j’ai éprouvé deux sentiments rares et inoubliables : la joie émerveillée d’avoir vu le légume pousser, la vie éclore ; et la fierté de l’enfant qui nourrit ses parents et, d’une certaine façon, rend ce qu’on lui a donné. Mon rapport à la nature a été conditionné par la prise de conscience, très tôt, qu’il faut veiller sur notre bout de terre.
Comment avez-vous conservé ce lien alors que vous vivez à Paris ?
Déjà, j’ai pris soin d’avoir un jardin – ce fut une condition sine qua non à l’achat de ma maison. Je me lève, je vois les arbres, dont un laurier rose que j’ai emmené avec moi depuis l’Hérault, et je goûte le luxe du silence en plein Paris ! Par ailleurs, la campagne, la vie au village, le fait que j’ai pu garder ma maison, m’ont toujours servi de “refuge”. Si ça ne marchait pas pour moi, si je n’arrivais pas à vivre de mon écriture, je savais que je pouvais toujours repartir là-bas, et vivre de peu.
C’est encore vrai aujourd’hui. J’y retourne quelques mois par an. Je salue les arbres qui m’ont vu naître et qui sont les “individus” qui me connaissent le mieux ! Je fais des balades, en attendant que le soleil se couche, je me repose parfois sur des chemins où les randonneurs qui les empruntent me demandent si c’est bien moi ! J’y apprécie le silence et, quand même, le chant des cigales qui n’ont pas toutes disparu. J’ai le vrai sentiment, rare, d’être “chez moi”. Personne ne peut dire le contraire. Personne ne s’étonne de me voir là-bas – à part ces quelques randonneurs ! Ce qui n’est évidemment pas le cas pour ceux qui sont nés dans une ville, ou pour les millions d’exilés que notre époque a connus, et connaît encore.
Je salue les arbres qui m’ont vu naître et qui sont les “individus” qui me connaissent le mieux ! Je fais des balades, en attendant que le soleil se couche, je me repose parfois sur des chemins où les randonneurs qui les empruntent me demandent si c’est bien moi ! J’y apprécie le silence et, quand même, le chant des cigales qui n’ont pas toutes disparu.
La nature dans laquelle vous êtes né et avez grandi était précieuse puisque nourricière. Comment en preniez-vous soin ?
Je reste dans mon enfance pour vous répondre : notre propriété était construite tout près d’une nappe phréatique et nous avions deux puits. Pour me “faire les bras”, comme on dit, mon père m’a très tôt appris à puiser l’eau au moyen d’une roue à godets. Un arrosage quotidien étant indispensable pendant les deux mois les plus secs, il m’a donc appris à arroser un rang puis à dévier l’eau sur le rang suivant pour ne pas perdre une goutte. On ne gaspillait pas car on savait ce qui se passerait si on venait à en manquer.
Une gestion d’un élément aussi essentiel que l’eau était donc indispensable et n’était possible que parce que nous avions un lien presque charnel avec elle. Je me rappelle très bien que la pluie, c’était la plus grande joie – et aujourd’hui encore, je peux entendre mon père et mon grand-père dire, comme une litanie « C’est sec, c’est très sec ! ».
Quel regard portez-vous sur la crise climatique que nous vivons ?
En 1972, j’ai publié un livre, Le Pari, passé quasi inaperçu. J’y relatais déjà ce que l’on semble découvrir aujourd’hui : le taux de CO2 dans l’atmosphère, l’épuisement des sols, le problème de l’eau, la fuite en avant économique, au mépris des hommes et de la nature… On ne peut pas dire qu’on ne sait pas. C’est pour cela que je suis plus que dubitatif sur toutes ces conférences sur le climat dont rien, jamais, ne sort. Parce qu’elles ne sont pas dotées du pouvoir nécessaire à la mise en œuvre de mesures concrètes. J’ai été l’un des premiers écologistes dans les années 60, l’un des quatre fondateurs du mouvement “Choisir” et j’ai fait partie des premiers adhérents de “Terre des hommes”. Mais aujourd’hui, j’ai cessé de croire à l’écologie politique.
Que devrait être l’écologie selon vous ?
Les écolos ont fait les bonnes analyses, les bonnes préconisations… Mais rien ne s’est passé. Je pense qu’il faudrait qu’il existe un pouvoir écologique, comme il y a un pouvoir judiciaire ou législatif. A une échelle internationale, évidemment : le problème étant global, il est logique qu’il soit traité globalement, et pas par chaque pays, dans son coin. Et il faudrait que cette instance écologique dise ce qu’il faut faire ou pas – par exemple le type d’énergies avec lesquelles il faut en finir et celles qu’il faut au contraire promouvoir – et qu’elle ait le pouvoir exécutif pour l’appliquer. C’est probablement une utopie mais cela pourrait encore avoir un sens.
Vous évoquez souvent la surpopulation comme un facteur aggravant de la crise que nous vivons.
Oui et je m’étonne que si peu de spécialistes en parlent. Pourtant, en 1968, le biologiste américain Paul Ehrlich avait identifié la démographie non contrôlée comme le risque majeur pour l’humanité. Il avait appelé ça « la bombe P » : P, comme population. J’ai conscience que c’est un problème difficile à résoudre. Si cette instance mondiale dont nous venons de parler voyait le jour, il faudrait notamment qu’elle détermine une taille de population “soutenable”.
Je pense qu’il faudrait qu’il existe un pouvoir écologique, comme il y a un pouvoir judiciaire ou législatif. A une échelle internationale, évidemment : le problème étant global, il est logique qu’il soit traité globalement, et pas par chaque pays, dans son coin.
Comment expliquez-vous cette absence de lucidité ?
Eh bien, toujours par cette fuite en avant consumériste, à cette course effrénée et mortifère aux profits. Pour les financiers qui dirigent le monde, les hommes sont vus comme des consommateurs. Plus il y en a, mieux c’est. Vous connaissez l’adage, « l’argent attire l’argent ». Tant que les profits sont là, je ne vois pas ces gens laisser la place à une alternative. La seule solution serait de changer massivement nos habitudes de consommation.
Comme adopter la consommation collaborative ?
Oui, ainsi que toutes les initiatives comme les circuits courts qui impliquent que l’on remette en avant des valeurs comme le partage équitable des richesses, l’échange et la solidarité. Je vais vous donner un exemple : la terre de mon village natal est très fertile car il y a des sources, de l’eau, ce qui dans le Midi est très précieux. Plus personne ne les cultive. Mais le parking du supermarché ne désemplit pas. On y trouve, à des prix fous, des légumes qu’on pourrait facilement faire pousser à quelques centaines de mètres. Et qui seraient meilleurs et moins chers.
Le lien à la terre et les savoirs nécessaires à la rendre nourricière ont été perdus. Donc, s’il y a une possibilité d’avenir, il appartient très probablement à ces gens, ces jeunes qu’on peut parfois penser un peu fous, qui veulent créer une société plus juste, basée sur la coopération, le retour à la terre. Cela passera nécessairement par de l’éducation, pour retrouver des gestes et des savoirs de base, en espérant que l’on n’ait pas tout oublié. Mais je vais terminer sur un motif d’espoir. Quand je retourne chez moi, mon vieil ami Lulu me dit, quand il me voit travailler dans mon jardin « Ah, c’est bien, tu n’as pas tout perdu ! »