Depuis 1999, Donne in Campo, «Femmes au champ», aide les agricultrices italiennes à se mettre en réseau afin de rompre leur isolement et de soutenir leurs initiatives. L’association regroupe aujourd’hui quelque quinze mille membres aux idées innovantes.
Dans le champ, c’est une femme qui est sur le tracteur. À 47 ans, Lucia Dentis a l’habitude. C’est elle qui, depuis 1995, gère Grange Scott, la ferme créée par son grand-père à quelques kilomètres de Turin. Issue d’une formation scientifique, elle aurait pu exercer un autre métier, mais elle a choisi d’être agricultrice. «Mon père avait peur que je ne m’en sorte pas. Il a bien essayé de me faire changer d’idée, mais j’ai la tête dure et je n’ai pas renoncé !» s’exclame Lucia dans un grand éclat de rire. «L’agriculture n’est pas un travail que l’on peut improviser, ça doit être une passion. Car elle réclame des sacrifices. C’est un milieu plus difficile pour les femmes que pour les hommes, mais les problèmes de l’agriculture concernent tout le monde, le dialogue entre nous est essentiel pour trouver des solutions.» Femme engagée, Lucia est devenue il y a quatre ans la présidente de l’association Donne in Campo («Femmes au champ») pour la région du Piémont.
Faire entendre la voix des agricultrices
Née en 1999, Donne in Campo est une aile de la Confédération italienne des agriculteurs (CIA), l’un des trois principaux syndicats agricoles du pays. Elle a pour principes l’innovation dans la tradition et un environnement durable pour une société durable. Aujourd’hui, l’association compte dans ses rangs quelque quinze mille agricultrices, ainsi que des universitaires pour le travail de recherche sur l’égalité femmes-hommes, l’agriculture biologique et l’échange de savoirs. «Nous avons créé cette association pour peser sur les politiques et faire entendre la voix des femmes, car ce sont les pionnières de l’agriculture du futur. Elles contribuent activement au développement d’activités permettant de revitaliser le territoire : agritourisme, agriculture biologique, sociale, pédagogique, artisanale…» revendique la présidente nationale Mara Longhin.
Mara sait de quoi elle parle. Dans sa ferme, près de Venise, elle cultive quarante hectares de plantes fourragères pour nourrir ses cent soixante vaches laitières, transforme le lait en yaourts et glaces et fait de la vente directe. Sans oublier l’accueil des scolaires. «En apprenant aux enfants à soigner les plantes et les animaux, ils comprennent d’où vient la nourriture et pourquoi le travail du paysan est si important.» Tout au long de l’année, la ferme de Lucia accueille elle aussi les enfants. «On a été l’une des premières fermes pédagogiques du Piémont il y a vingt ans, raconte-t-elle. On a commencé par des interventions sur l’alimentation dans les écoles, puis les enfants sont venus à la ferme. De nos jours, ils n’ont plus l’occasion de voir des animaux ni le droit de jouer dans les flaques d’eau ou de toucher la terre. Leur promenade du dimanche, ils la font au supermarché !»
Trois activités leur sont proposées en fonction de l’âge : les plus jeunes dessinent avec les couleurs qu’offre la nature : terre, herbe, feuilles, fleurs ; ou approchent le monde animal et végétal avec les cinq sens. Les plus grands, quant à eux, vont à la découverte du maïs : ils égrainent des épis, moulent les grains dans le petit moulin de la ferme, et repartent avec leur sac de farine. «J’aime ces journées avec les enfants, car ils expriment tout de suite leur joie d’être en contact avec la nature et de faire eux-mêmes une activité dont ils voient le résultat. Aujourd’hui j’aimerais aussi travailler avec des institutions qui s’occupent d’enfants handicapés.»
Troc de savoirs et de savoir-faire
Au-delà de l’accueil des enfants, l’association Donne in Campo organise des foires, des congrès, des marchés et propose des formations : de la sécurité alimentaire à la fertilité des sols en passant par les semences et l’agriculture sociale. Elle a également institué le troc des savoirs. «Certaines femmes pensent qu’elles ne savent rien, mais dès que l’on discute avec elles, on se rend compte que c’est faux, affirme Serena Giudici, coordinatrice de l’association. Nous voulons promouvoir les échanges horizontaux : celle qui a un savoir ou un savoir-faire particulier devient la formatrice auprès des autres.» Ainsi les agricultrices partagent-elles leurs connaissances, que ce soit dans la préparation du fromage, l’utilisation des herbes sauvages, la production de miel ou la biodynamie. «L’idée est de créer un réseau et une culture commune que les femmes pourront transmettre aux jeunes générations», conclut Serena Giudici.
Et pour s’adapter au goût du jour, Lucia a varié ses cultures près de Turin : maïs, mais aussi blé de Khorasan, seigle et épeautre couvrent ses 167 hectares de terres. Bien que Donne in Campo encourage le passage au bio, les cultures de Lucia ne le sont pas, mais elles s’en approchent. «Je ne veux pas mentir aux consommateurs, nous n’avons pas de label bio. Mais grâce au fumier des vaches, on a de l’engrais organique et, du coup, nous utilisons très peu de produits chimiques.» Seuls trente cinq hectares de blé sont cultivés en bio pour une entreprise qui fabrique des biscuits pour bébés. Quant aux semences, elles sont conservées pour les futures cultures. Car, même si les grands semenciers font pression, l’Italie résiste et refuse leurs semences hybrides ou transgéniques. D’autant que, depuis décembre 2015, une loi stipule que l’agriculteur est le gardien des semences, qu’il peut les ressemer et même les échanger avec d’autres agriculteurs.
Défendre la biodiversité
Donne in Campo s’est intéressée dès sa création à la vente directe. «D’un point de vue économique, c’est crucial, souligne Serena Giudici, car c’est la chaîne de commercialisation qui fait perdre des revenus aux agriculteurs. Mais c’est aussi la garantie de produits frais et une façon de renouer des relations privilégiées avec les consommateurs.» Ainsi, en plus des terres et de l’élevage des vaches, Lucia a ouvert un point de vente directe en 2002. Dès le départ, elle a créé une coopérative avec huit autres agricultrices et agriculteurs du coin afin d’offrir un large éventail de produits : bœuf, veau, lapin, poulet, fromages, pâtes, yaourts, lait, farine et vin. «Se passer des intermédiaires constitue un gain financier indéniable, reconnaît l’agricultrice, mais ce qui m’importe surtout, c’est que les gens consomment une viande de qualité dont ils connaissent l’origine.»
Quand elle ne s’occupe pas de la boutique ou des vaches, Lucia recueille les réflexions des agricultrices du Piémont membres de l’association, centralise leurs initiatives et leurs besoins afin de les faire remonter au niveau national. Lors d’un congrès sur la biodiversité organisé par Donne in Campo à Florence en 2012, elle a rencontré la militante écologiste et féministe indienne Vandana Shiva. «Pour Donne in Campo, la biodiversité est essentielle, insiste Mara. Nous sommes adhérentes de Navdanya, l’association que Vandana Shiva a créée pour la conservation de la biodiversité et la protection des droits des fermiers. En octobre 2012, nous avons participé avec elle à la construction d’un rapport global citoyen pour la liberté des semences.»
Grâce à leurs adhérentes engagées, les fermes de Donne in Campo pourraient bien donner le la à l’agriculture durable de demain.
Texte et photos : Frédérique Basset
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