À 34 ans, Inna Modja est musicienne et activiste. Elle est la marraine de la Maison des femmes à Saint-Denis et a enregistré trois albums plusieurs fois récompensés. Elle a appris à ne laisser personne prendre son destin en main. Et sait que ses rêves, comme ceux de toute femme, sont valides. Car le temps, la patience et le travail permettent de déplacer des montagnes.
Pour quelles raisons avoir choisi de devenir marraine de la Maison des femmes, Inna Modja ? Quel est l’objectif de celle-ci ?
La Maison des femmes, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), accueille chaque jour trente-cinq à cinquante femmes excisées, violées, mariées de force, battues ou ayant besoin d’une IVG. J’en suis la marraine, car je trouve que c’est un endroit exceptionnel. Loin d’être lugubre, il est accueillant et coloré, c’est une bouffée d’air frais. La gynécologue Ghada Hatem-Gantzer l’a créé pour que des femmes victimes ou en situation de vulnérabilité trouvent toute l’aide dont elles ont besoin – médicale, juridique, psychologique – dans un même lieu. Elles sont soutenues par des professionnels et des bénévoles, que ce soit pour déposer plainte, pour se confier ou pour reprendre confiance en elles. La Maison a été inaugurée en 2016 et elle est déjà trop petite : c’est dire combien un tel lieu répond aux besoins des femmes ! Nous avons donc lancé une grande campagne Soyons des héroïnes afin de trouver les financements pour ouvrir, d’ici cinq ans, d’autres Maisons ailleurs en France[1].
D’où vous vient cet engagement ?
Je suis née à Bamako, au Mali. J’ai moi-même été victime d’excision par une grand-tante, à l’insu de mes parents. C’est une fois arrivée en France, à 19 ans, que j’ai pris conscience de l’ampleur des conséquences de cette excision, sur ma vie et dans mon corps. Cela a été une période difficile. Puis j’ai compris que si je sombrais dans le négatif, c’est comme si je laissais cette grand-tante prendre la main sur mon destin. À 22 ans, une chirurgie réparatrice m’a fait énormément de bien. Mon militantisme est une façon de redonner ce soutien que j’ai obtenu. À la Maison des femmes, j’ai participé à des groupes de parole pour partager mon vécu avec d’autres, sans honte. Je voulais dire à ces femmes qu’elles ne sont pas condamnées à rester des victimes. Un jour, grâce à leurs efforts et au soutien de leur entourage, elles deviendront des survivantes. Et j’ai beaucoup d’espoir, car je vois le mouvement contre l’excision se renforcer. Je me suis engagée auprès d’ONU Femmes, qui s’est fixé pour objectif d’éradiquer cette violence d’ici 2030.
Quelles sont les ressources des femmes pour ne pas rester à l’état de victimes ?
Aujourd’hui, les femmes dans le monde réussissent à accomplir tellement ! Elles élèvent des enfants, nourrissent des familles, travaillent, prennent des responsabilités, sont attentives à leur développement personnel. C’est difficile d’arriver à faire tout cela. La société patriarcale et misogyne nous voit comme de pauvres petites choses, mais ce n’est absolument pas vrai. Rien n’est donné aux femmes et c’est de là qu’elles tirent leurs formidables ressources : elles apprennent à travailler fort pour obtenir ce qu’elles veulent.
Mais ce qui leur permettrait d’aller encore plus loin, ce serait qu’elles croient davantage en elles-mêmes. Par exemple, tout humain, femme comme homme, est capable de créativité. Mais le petit enfant créatif en nous est souvent malmené quand on est une femme. N’attendons pas d’être valorisées par quelqu’un d’extérieur : faisons-nous davantage confiance. Chaque jeune femme doit savoir qu’elle compte en tant que femme. Les femmes sont intelligentes et capables de modeler leur destin avec le temps. Il n’y a pas de limites à ce qu’elles peuvent être. Même quand tout semble aléatoire.
J’ai personnellement toujours eu la certitude que mes rêves étaient valides. Je n’ai jamais eu de doute sur le fait que je suis née toute nue, comme tout le monde, mais que tout le reste dépend de moi. Les jeunes femmes doivent aussi comprendre que l’autonomisation et la force qu’elles obtiennent peu à peu grâce au travail des féministes, elles les méritent. On est désormais trop modernes pour accepter l’inégalité.
Comment peuvent-elles consolider leur confiance en elles ?
Elles doivent prendre la parole. Dans une de mes chansons, j’invite les femmes maliennes à se faire entendre, à «retirer le foulard devant leur bouche». Parler est le premier pas vers la guérison. Dans les groupes de paroles de femmes excisées, nous avons partagé nos histoires. Cela procure un soutien, crée un sentiment de sororité qui donne de l’énergie. En échangeant, les femmes sortent de l’isolement. Elles reprennent le contrôle ou le pouvoir qu’on leur a ôté, elles se réapproprient leur personne. Parler de ce qui pose problème, c’est aussi commencer à réfléchir à la solution, entendre que d’autres sont passées par là et comment elles s’en sont sorties. C’est très inspirant.
Parler, c’est aussi révéler. Pour moi, les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc ont été formidables pour cela. Longtemps, on a fait tout ce qu’on voulait avec les femmes, en comptant sur leur silence : elles auraient trop honte pour en parler. Aujourd’hui, des femmes, ensemble, disent stop. Elles vont dans la rue, réaffirment leurs droits à ne plus être mal traitées, blessées impunément. C’est un soulagement énorme. Leurs mots peuvent paraître choquants. Mais parfois, quand la société s’est égarée, il faut parler fort pour la réveiller.
Le chant m’aide beaucoup pour ça. En tant qu’activiste, je parle et je dénonce. Mais quand je chante, je transmets mon vécu et mes émotions de manière plus organique. Cela me permet de me connecter plus vite aux gens qui écoutent, de les toucher en communiquant ce qui me touche. Quand j’étais enfant, ma famille m’appelait gentiment Inna Modja, c’est-à-dire « Inna la Petite Peste ». J’ai gardé ce surnom, car je suis fière, en tant que femme artiste, de ne pas garder ma langue dans ma poche.
Où puisez-vous votre énergie, Inna Modja ?
J’ai grandi sur un territoire, l’Afrique, que le monde entier considère comme le mauvais élève. Venant de là, on ne peut qu’être motivée. Je suis très résiliente. Toute ma vie consiste à nager contre le courant et ça me fortifie. J’ai quitté ma région natale, j’ai dû gérer la solitude après avoir grandi dans une famille très nombreuse : cela m’a appris à être débrouillarde et j’aime ça. Les gens avec qui je collabore m’accueillent rarement en me disant : «Vas-y, on te suit à 100 % !» D’abord ils n’y croient pas, puis quand ils constatent que tu es capable de bouger des montagnes, ils embarquent et te font confiance pour le reste.
Je suis patiente et je ne lâche rien. Et j’ai conscience qu’on construit ses projets petit à petit. Rien ne vient du jour au lendemain. D’ailleurs, le succès fulgurant de mon titre French Cancan m’a inquiétée. Les gens me donnaient soudain de l’amour, allaient-ils me le reprendre aussitôt ? J’ai alors fait deux choses : je n’ai pas pris ce succès pour acquis et j’ai continué mon petit travail de fourmi. J’ai aussi laissé tomber la peur. La magie de la musique, c’est que les gens s’y connectent directement ou pas. Alors peu importe demain, j’ai décidé d’apprécier chaque spectateur présent à un concert, chaque achat de mes CD, chaque commentaire encourageant comme autant de preuves d’amour dont je profite au présent.
Mon énergie, je la tire aussi de mes parents, qui ne se sont jamais moqués de mon envie de faire de la musique. Ils m’ont toujours dit que j’étais capable de devenir absolument qui je voulais, du moment que je travaillais pour cela. Alors tous les jours, je me répète « je suis forte ». Cela m’a aidée à passer de victime à survivante. Mais aujourd’hui, je n’ai plus envie d’être une survivante. J’ai envie de vivre et ça, c’est encore une autre étape. Le fait d’être solide m’a donné une stabilité, mais toujours se battre, c’est fatigant. Aujourd’hui, je veux assumer ma vulnérabilité sans la renier, comme l’autre face, nécessaire et indissociable, de ma force.
Dans votre carrière de musicienne, vous n’avez pas peur de prendre des risques : pourquoi ?
J’ai commencé à faire de la musique au Mali, en frappant à la porte du musicien Salif Keïta pour lui demander de chanter avec lui. Mais quand je suis arrivée en France, je ne connaissais personne et je n’avais pas fait le Conservatoire. J’ai dû retrousser mes manches et travailler très dur. D’abord, j’ai écrit pour des musiciens qui avaient besoin de textes. Puis, peu à peu, je me suis investie sur mon propre projet musical. Ça a pris du temps, mais je n’étais pas pressée.
Au contraire, j’avais envie de passer par cette voie lente, pour faire mes preuves et ne surtout pas souffrir du syndrome de l’imposteur. Je crois dans cette bonne vieille méthode : il faut rouler sa bosse pour développer, au fil du temps et des expériences, son identité artistique, ses aspérités et sa singularité. Surtout en tant que femme noire, car dans le milieu machiste de la musique, je dois prouver ma légitimité trois fois plus qu’un homme blanc. Régulièrement, mon travail est attribué à la première personne masculine qui se trouve à mes côtés. On m’enlève mon crédit en me soupçonnant toujours d’être aidée ou chaperonnée.
Mais forte du temps que j’ai passé à travailler, j’ai une base assez solide pour dépasser cela et suivre mon envie de toujours évoluer. Avec chacun de mes trois albums[2], j’ai cherché à sortir de ma zone de confort. Plus j’apprends, plus j’ai envie d’apprendre et de me dépasser. Sur mon dernier album Motel Bamako, j’ai choisi de mêler blues et sonorités plus modernes et de chanter parfois en malien. J’ai aussi quitté mon tourneur pour produire ma propre tournée. Je voulais avoir une tournée à taille humaine, jouer où je voulais, pouvoir transmettre mes messages, être autonome. On m’a dit que j’étais folle. J’ai répondu que je ne perdais rien à essayer. C’est la tournée la plus belle et la plus riche que j’ai vécue jusqu’à présent. Parce que je suis sortie du moule qu’on propose aux artistes et que j’ai cherché des partenaires locaux sur chaque continent pour organiser les concerts. C’était un travail de fourmi, mais je préfère prendre ma vie en main et tracer mon chemin, celui qui fonctionne pour moi.
Au printemps 2018, j’ai joué aux Folies Bergère dans Les Parisiennes, un spectacle de Laurent Ruquier inspiré d’un groupe vocal yéyé 100 % féminin. J’ai adoré ce nouveau défi, car c’est un spectacle chorégraphié. Et travailler dans une équipe de filles crée des liens très forts. J’ai aussi besoin de ces expériences joyeuses et légères.
Interview menée par Audrey Guiller
[1] Des Maisons des femmes sont en projet à Marseille et à Bordeaux. Dans le cadre de la campagne de financement participatif (www.gofundme.com/soyonsdesheroines), Inna Modja a donné un concert connecté le 3 mai 2018, suivi via son compte Facebook.
[2] Inna Modja, Everyday is a New World, Love Revolution et Motel Bamako.
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