Le cinéma c’est chouette. Et puis c’est divertissant. Cela change les idées quand, dans la rue, les gens sont allongés au milieu du trottoir, tous plein de crasse et de croûtes. Ce n’est pas comme la télévision qui nous rabâche sans cesse qu’il y a la crise, que la planète est saccagée, qu’il va falloir faire des efforts. Des efforts, j’en fais. Tous les jours. Travailler, c’est tout de même un effort, non ? Ce n’est pas comme si ça me passionnait. Non, ce que j’aime, c’est le cinéma. Parfois, lorsque je regarde l’écran et que je pense au film qui va finir, j’ai une boule d’angoisse dans la gorge. Alors, il m’arrive d’y retourner aussi sec et de regarder un deuxième film. Quand je rentre chez moi, j’y pense encore. Je revois les personnages, je voudrais vivre comme eux, dans ces grandes villes où la fumée sort des bouches d’aération, où les taxis jaunes vous attrapent au coin d’une rue et vous emportent vers une belle fille qui vous regarde avec des yeux humides, où les héros savent donner des coups de poing, où leur jean retombe parfaitement sur leurs chaussures. Cela me sort du petit appartement où je vis, du bruit, des cris, des arbres qu’ils ont coupés en bas pour agrandir le parking. Oui, j’aime le cinéma. Mais depuis mercredi dernier, j’ai le vague à l’âme. J’étais parti voir une comédie romantique qui me faisait saliver depuis un moment. J’avais préparé mon esprit à se glisser dans l’atmosphère suave de l’histoire d’amour impossible qui finirait forcément par devenir possible après 1h45 de circonvolutions, d’espoirs déçus et de rebondissements. Mais à peine arrivé sur le quai du métro, on annonce un incident voyageur. Je file prendre le bus qui met des plombes à arriver. Une fois à l’arrêt, je saute, je cours, mais le mal est fait : la séance est complète. À cette heure il reste Hitler à Hollywood. Mon bonheur s’effondre. Je tends ma carte d’abonnement mécaniquement. La salle est presque vide. Le film commence, lent, bizarre. Petit à petit j’arrive à entrer dans l’histoire. Cela parle de complot, de film dans le film, tout ça est à mille lieues de ce que j’ai l’habitude de voir. Et puis il y a ce type, Marc Ferro, historien du cinéma, qui se met à déblatérer sur les Américains qui auraient imposé, au moment du plan Marshall, de disposer de 60% des droits de diffusion sur les écrans européens. Qui auraient exporté de cette façon leur culture en masse depuis soixante ans : le Coca, les jeans, les supermarchés, les voitures, les pavillons de banlieue, la frénésie consumériste, le rêve américain… Mais je ne me sens pas colonisé, moi ! J’ai envie de tout ça… Ce film est absolument stupide. Je le laisse se finir et je m’en vais.
Tout de même, cette histoire me turlupine. Ce n’est pas que je croie à cette théorie, mais par pure honnêteté intellectuelle, j’observe. Enfin un peu. Cette idée que le cinéma serait un instrument de propagande me fiche en l’air. Je prie pour que ce ne soit pas la réalité, pour qu’on ne m’enlève pas ce petit bout de paradis qui me calme, me promet une autre existence que cette routine médiocre et déprimante.
Arrivé à la maison je me rue sur Internet. Je tombe sur le rapport d’un professeur agrégé de je ne sais quoi, où sont compilées des citations de dictateurs du XXe siècle. Mussolini : « Le cinéma est l’arme la plus forte ». Hitler : « L’art doit consister à attirer l’attention de la multitude […], son action doit toujours faire appel au sentiment et très peu à la raison […]. L’art de la propagande consiste à être capable d’éveiller l’imagination publique en faisant appel aux sentiments des gens, en trouvant des formules psychologiquement appropriées qui attirent l’attention des masses et toucheront les cœurs […]. L’image, sous toutes ses formes, jusqu’au film, a encore plus de pouvoir sous ce rapport. Là, l’homme doit encore moins faire intervenir sa raison ; il lui suffit de regarder. » Staline : « Le cinéma est le plus efficace outil pour l’agitation des masses. Notre seul problème, c’est de savoir tenir cet outil bien en main. » Je suis décomposé… Je veux bien admettre que le cinéma ait été utilisé pour la propagande de ces types-là, mais aujourd’hui la création est libre, non ? Je poursuis. Eric Johnston, président de la Chambre de Commerce américaine et de la Motion Picture Association of America, dépêché en France lors des négociations entourant les modalités du plan Marshall en 1947, déclarait devant la commission des activités anti-américaines : « Le cinéma américain est et doit être toujours davantage une arme de combat contre le communisme […]. Les films américains apportent des preuves palpables du mensonge de la propagande totalitaire. La vieille légende de la décadence du capitalisme aux États-Unis s’effondre sitôt que le public a la chance de voir nos films et d’en tirer ses conclusions. » OK, la guerre froide. Bon. Mais nous vivons dans un autre monde maintenant. Le cinéma est libre. On ne va quand-même pas soupçonner qu’il continue à formater les cerveaux, sous prétexte qu’il existerait toujours des ennemis de l’Amérique… Je reprends mes recherches et découvre un certain Chase Brandon, agent au bureau des relations publiques de la CIA, qui a collaboré avec les scénaristes de deux films hollywoodiens après le 11-Septembre : « Je m’occupe d’aider les réalisateurs de télévision, de cinéma et de documentaires qui veulent donner une image juste et impartiale de la CIA, explique-t-il. Je réponds à leurs questions, je leur fais visiter nos bureaux, j’arrange des entretiens, j’apporte tout le soutien logistique possible. » Plutôt sympa à vrai dire. Cela donne des chances au film d’être plus véridique. Et ce n’est pas forcément bourrer le mou des gens, enfin « fabriquer du consentement » selon les termes de Chomsky. Oui, peut-être qu’un film « agit comme un agent de l’histoire », et que « son action sociale et politique s’exerce avec d’autant plus de force que les instances ou institutions qui en contrôlent la production ou la diffusion se veulent porteuses d’une idéologie » comme le dit Marc Ferro. En supposant qu’une telle instance existe à Hollywood… Et qu’elle ait une idéologie… Reste juste à savoir si je suis d’accord avec. Ou non. Ou si je me laisse embrigader comme un crétin. Et que j’aime ça… Enfin parfois.
Une seule chose est sûre : c’est déprimant de dérouler comme ça l’envers du décor. Cela ne me vaut rien. Je n’aurais jamais dû aller voir ce film, voilà la vérité. J’aurais simplement dû aller à la séance suivante…
Pour aller plus loin
Patrick Mougenet :
- Un siècle de propagande par l’image, Nathan/Eduscope, 2000.
- Cinéma et propagande dans les régimes totalitaires de l’entre-deux-guerres, 2001 (film).
Marc Ferro :
- Analyse de film, analyse de sociétés : Une source nouvelle pour l’histoire, Hachette, 1974.
- Le Cinéma : Une vision de l’histoire, Le Chêne, 2003.
Noam Chomsky :
- La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008.
HH, Hitler à Hollywood, film belge réalisé par Frédéric Sojcher, sorti en 2011 (Titre original : Hitler à Hollywood).
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« Arrête de faire ton cinéma! » dit-on parfois, ou « arrête ta comédie! » etc etc
ça veut tout dire : simulation, mise en scène de soi, extravagance et exaspération d’émotions qui ne sont parfois même pas ressenties. Juste « simulées » pour… faire de l’effet, obtenir quelque chose de l’auditeur/spectateur. Son attention. Son adhésion.
Pas pour rien que la classe politique lorgne du côté des comédiens, et que les comédiens aiment bien « tacler » les politiques.
Ils font le même métier. Ils savent qu’ils simulent ce qu’ils… n’éprouvent pas. Qu’ils promettent ce qu’ils ne tiendront pas puisqu’ils sont juste là pour « faire semblant ».
Le temps du spectacle, le temps que dure le film.
Le métier de « comédien », est le prototype de l’arnaque hissée comme la performance première et… dernière de nos sociétés dites compétitives.
Le comédien n’éprouve pas les émotions qu’il donne à… consommer aux spectacteurs. Le comédien pleure sur commande, rit sur commande, s’indigne sur commande…
Et plus grandes seront leurs capacités à simuler, plus gros seront leurs « cachets ».
Et parfois certains finissent… Président des Etats Unis (Reagan), ou Gouverneur de Californie (Schwartzeneger).
Qui peut en être encore surpris ?!