Ancien conseiller scientifique du Commandant Cousteau, plongeur professionnel, François Sarano explore avec passion les océans à la rencontre des milieux marins et de ses habitants. Depuis plus de 40 ans, l’expert mondial valorise avec sensibilité et humilité ces eaux vitales qui rendent plus de 60 % des services de l’écosystème et fournissent plus de la moitié de l’oxygène de la planète.
Les océans représentent plus de 70 % de la surface de la terre…
Oui mais l’océan c’est d’abord une profondeur et 96 % du volume biosphérique ! Nous les terriens, nous ne voyons que sa surface de 360 millions de km2. Et l’autre dimension essentielle que l’on oublie toujours, c’est aussi 3,5 milliards d’années d’évolution, alors que la vie à terre ne date que de 420 millions d’années. Ce n’est pas la même échelle de temps et d’espace. Avec 3 milliards d’années d’avance sur le milieu terrestre et aérien, le milieu océanique a développé une diversité d’espèces phénoménale.
On estime d’ailleurs qu’entre 50 et 80 % des espèces vivantes vivent dans les océans. Vous confirmez ?
Non, car en réalité personne ne le sait. On a des variations d’estimations de 1 à 10 qui ne permettent pas d’évaluer le nombre d’espèces marines. On en a décrit environ 240 000, mais on est incapable de décrire les autres parce que l’on ne sait pas explorer les fonds marins, on n’a pas les outils. Il existe quelques sous-marins qui descendent à 6 000 m, mais ces derniers sont tellement coûteux à mettre en œuvre que l’on n’a pu faire que quelques incursions dans ce monde plus vaste que ce qu’on peut imaginer. L’exploration des fonds marins est d’autant plus difficile que ces sous-marins sont des repoussoirs à poissons, en raison du bruit des moteurs et de la lumière qu’ils émettent. Finalement, on ne connaît pas l’océan, on imagine qu’il se limite à ce que l’on pêche en surface : or c’est une grande illusion !
Comment expliquer cette méconnaissance ?
Cela fait très peu de temps que l’on s’intéresse aux océans et à ceux qui y vivent, et cela fait encore moins de temps que l’on a les moyens de soulever le voile. Parce qu’avant l’invention du scaphandre autonome, jusque dans les années 1950, on prélevait en aveugle et la description du cadavre d’un poisson péché ne dit rien du tout de sa vie ! La vie ne se limite pas à la forme de l’animal. Par essence la vie EST relations. Pour comprendre la vie des poisons, il faut percevoir toutes les relations qu’ils tissent avec tout le reste de l’écosystème. La grande illusion est de croire que le description des espèces océaniques donne une idée de ce qu’est la vie dans l’océan. Pour connaître la vie dans les océans, il n’y pas d’autres choix que de s’y immerger. Cette ignorance contribue aussi à méconnaître les impacts de nos prélèvements dans les océans car nous ne connaissons pas les interactions entre les individus qui sont soumis à nos impacts.
Quels sont les impacts les plus graves pour l’océan ?
L’atteinte la plus grave et la plus nuisible à long terme envers les océans est celle la pollution chimique et du plastique. Parce qu’elle reste. Et elle contamine tous les milieux via les grands courants marins qui l’entrainent partout. On trouve par exemple des polluants chimiques (métaux lourds, pesticides, etc.) dans les endroits les plus reculés de la planète.
C’est grave car nous n’avons aucune idée de l’impact de cette pollution sur le vivant. Certes, elle ne tue pas immédiatement, mais elle modifie profondément la physiologie des animaux, leur résistance aux maladies, leur fécondité et les relations qu’ils peuvent avoir avec leur milieu. Les impacts sont considérables sur le plancton et les animaux.
Or c’est toute la pollution chimique terrestre qui se retrouve dans le milieu marin et qui détruit le vivant.
Que peuvent faire les citoyens à leur échelle ?
La première chose à faire est d’arrêter de contribuer à cette pollution chimique insidieuse, car notre impact est considérable. Il est essentiel d’éliminer les sacs plastiques, les produits polluants de nos maisons et de les remplacer, comme Kaizen le suggère déjà dans ses publications, par des produits naturels. Concrètement c’est changer son shampoing, son liquide vaisselle, ses produits ménagers, etc., par des produits comme le savon de Marseille, etc.
Tout ce que nous faisons a un impact sur l’océan, même notre alimentation. Il est donc très important de moins consommer de poissons, de protéines animales en général ou par exemple ne plus manger de requin, comme l’association Longitude 181 vous y invite avec sa champagne “Pas de Requin dans mon assiette”. Nous devons globalement réduire notre consommation.
Est-ce suffisant ?
Non, ce n’est pas suffisant. Je pense qu’il faut changer de paradigme : privilégier l’être à l’avoir, rechercher le bien-être dans la relation et non pas dans la consommation. Il est aussi important de :
- se retrouver ; privilégier le temps en famille, entre amis et recréer du lien.
- se reconnecter ; c’est-à-dire aller marcher pieds nus dans la campagne et retrouver ses racines avec le vivant. Retrouver ce lien, prendre le temps d’observer les oiseaux, les insectes, les animaux…
- s’engager ; parce que cela donne du sens à sa vie et parce que cela en vaut la peine. ça marche ! Par exemple, chaque fois que l’on a arrêté d’agresser l’océan, que l’on crée une réserve marine la vie est revenue !
Comment ?
L’océan est beaucoup plus résilient, et moins saccagé que le milieu terrestre. La destruction des berges est mineure par rapport à ce que l’on fait subir au milieu terrestre. Et bien qu’on ait fait des prélèvements catastrophiques sur les espèces marines que nous exploitons, on est loin des destructions massives commises à terre.
L’océan a une grande résilience parce que il EST le milieu nourricier toujours en mouvement. Grâce aux grands courants marins qui brassent en permanence des éléments nutritifs, des œufs et des larves, très rapidement un milieu qui a été détruit peut être recolonisé et se reconstituer. Cette puissance de résilience permet de rétablir la vie dans les lieux où tout été détruit. C’est pourquoi cela vaut la peine de se battre pour arrêter nos agressions. Car rapidement on a le bonheur de voir revenir la vie dans toute sa splendeur.
Est-ce valable aussi pour la grande barrière de corail au large de l’Australie qui est touchée ?
La grande barrière de corail c’est 3000 km de long. C’est tout un univers et elle n’est pas touchée partout de la même manière, certains récifs sont plus atteints que d’autres.
C’est un écosystème énorme, et si certains coraux sont détruits d’autres éléments de l’écosystème prennent la place. Ce n’est pas mort ! Dire que la barrière de corail est morte n’est pas vrai. Ce n’est pas foutu, car si on crée une réserve marine et qu’on laisse l’océan en paix, très vite les espèces reviendront en diversité et en nombre. Le monde n’est pas uniforme, il est vivant, d’une hétérogénéité extraordinaire.
Et en ce qui concerne la surpêche ?
Si nous arrêtons de pêcher maintenant, en 10 ans on retrouvera un océan d’une richesse qu’on en soupçonne même pas. On l’a déjà observé par le passé. Lorsqu’on a cessé de pêcher durant la seconde guerre mondiale, les populations de poisons se sont reconstituées. Le merlu, par exemple, était aussi abondant après 1945 qu’au début du 20 ème siècle, alors que juste avant guerre, il était décimé.
Comment expliquer une régénération aussi rapide ?
Les poissons et d’autres animaux marins ont une fécondité exceptionnelle. Ce sont des milliers, voire des dizaines de milliers d’œufs qui sont pondus. N’oublions pas que la vie de l’océan ne résume pas à quelques mammifères.
Il y a pourtant des espèces menacées d’extinction…
Oui et c’est inadmissible, car on le sait et on peut l’empêcher. Le dauphin de la mer de Cortez est le prochain sur la liste des disparitions. Les espèces à durée de vie longue, à maturité sexuelle tardive, à faible fécondité, notamment les mammifères et les requins sont particulièrement en danger. Lorsque la population atteint un seuil critique de quelques dizaines, c’est perdu – comme cela s’est passé pour le dauphin du Yang-Tsé-Kiang. On le savait, c’est notre responsabilité : il faut tout mettre en œuvre pour éviter la disparition du dauphin de la mer de Cortez et du dauphin de Hector de Nouvelle-Zélande –. Comment pourrons-nous dire à nos enfants : “J’ai eu l’immense bonheur de nager avec des requins et des dauphins. Je savais qu’ils étaient en danger, mais je n’ai rien dit, je n’ai rien fait.”
Pourtant certaines espèces comme les cachalots, que vous connaissez bien, ont réussi à survivre…
Oui et c’est un exemple formidable. Comme les baleines, ils étaient au bord du gouffre dans les années 1980, à cause des massacres industriels. Ce sont des animaux d’une fragilité extrême parce qu’ils ont une durée de vie longue et une maturité sexuelle tardive. Une femelle cachalot n’aura que 4 ou 5 petits au cours de sa vie de 70 ans ! Dans les années 80, on a arrêté le massacre et les populations sont hors de danger, elles grossissent, elles reconquièrent les océans, elles nous permettent de les rencontrer.
Vous plongez avec un groupe de 29 cachalots depuis 2013 au large de l’île Maurice. Qu’avez-vous retenus de vos rencontres exceptionnelles avec eux ?
Qu’une rencontre offerte par un animal sauvage vous bouleverse pour toujours. Que tous nos coloca-Terre-s vivants sont des personnes non humaines. Ils ont leur personnalité et leur caractère. Avec les cachalots que nous fréquentons, cela saute aux yeux : Eliot n’a pas le caractère d’Arthur, Lucy n’a pas celui de Irène.
On communique en mettant tous nos sens en relation. Quand je plonge avec les cachalots je suis en relation avec eux, ils m’interpellent par des attitudes, des expressions sonores que l’on appelle les codas (des groupements de clics spécifiques). Soyons claire, les cachalots n’ont pas de langage comme le notre, il n’y aura jamais de dictionnaire français–cachalot ! Cela n’empèche que nous échangeons des moments de bien être ensemble. Ce n’est pas un échange d’informations, mais des émotions, des moments de paix qui sont plus importants.
Quelle philosophie de vie vous ont-ils inspiré dans vos relations humaines ?
Nos coloca-Terre-s sauvages nous montrent qu’il n’est pas important de se comprendre pour vivre en paix. Ce qui est important c’est de vouloir les comprendre, c’est-à-dire de s’ouvrir à l’autre, à leur monde, d’ouvrir les yeux et les oreilles, sans artifice et sans tricherie pour avoir des rencontres authentiques.
Bien que je sache que je ne les comprendrai jamais, je suis sûre que si je veux les comprendre, je vais arriver à trouver la distance respectueuse qui me permet d’être en paix avec eux. Et si je peux le faire avec des êtres aussi differents de moi, je dois pouvoir vivre en paix avec mes coloca-Terre-s humains qui ont des religions, des tradtions et des cultures différentes de la mienne, même si je ne la comprends pas.
Nous allons être 10 milliards de coloca-Terre-s humains… Peut-être nos cousins sauvages peuvent-ils encore nous apprendre à trouver la distance juste pour vivre en paix entre nous les humains
Propos recueillis par Sabah Rahmani
Pour aller plus loin
A lire : Le retour de Moby Dick, ou ce que les cachalots nous enseignent sur les océans et les hommes, François Sarano, Marion Sarano (illustratrice), Actes Sud 2018. Prix Jacques Lacroix.
A consulter : Longitude 181, association de protection de l’océan, co-fondée par François Sarano.