Espace public sexiste : rendre les villes inclusives, est-ce possible ?

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    Hommes et femmes n’expérimentent pas la ville de la même manière : sous le joug du harcèlement de rue, l’espace public restreint parfois la liberté des femmes. Souvent pensé par et pour la gent masculine, l’agencement urbain est aujourd’hui remis en cause par des chercheurs et des architectes qui proposent des solutions afin de rendre les villes plus inclusives.

    «En tout cas mademoiselle, vous avez un trop beau cul !». Voilà ce que s’est vue répondre Youssra une soirée d’août, alors qu’elle refusait les avances d’un homme alcoolisé en sortant d’un café parisien. «Le type a commencé à prendre la mouche quand mon amie et moi lui avons dit qu’on n’était pas intéressées», livre la jeune mère. Une situation que cherche justement à éviter Jade, étudiante à Saint-Nazaire, qui doit pourtant se rendre à son job d’été le soleil à peine levé : «À 4h du matin, il fait encore nuit… Je ne suis vraiment pas rassurée.»

    Dans l’espace public, ce genre d’invectives, aussi abruptes soient-elles, sont malheureusement monnaie courante. D’après l’Insee, près de 20% des Françaises âgées de 18 à 29 ans affirment y être la cible d’injures au moins une fois par an.

    Les femmes se sentent-elles en sécurité dans les villes ? «Absolument pas», selon Line, étudiante à Caen, qui a «toujours la boule au ventre quand [elle] passe dans certains quartiers seule». La jeune femme raconte, avec le ton des mauvais souvenirs : «Une fois dans le tram, un mec m’a suivi,  j’ai changé de place, lui aussi… J’ai dû demander à des amis de me rejoindre.» Un cas loin d’être isolé, parmi la myriade de témoignages qui affluent à mesure que les langues se délient. Le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes appuyait déjà ce constat dans un rapport de 2015, indiquant que 100% des utilisatrices avaient subi  – selon leurs dires – des violences sexistes et sexuelles au moins une fois dans leur vie dans les transports en commun.

    Et pourtant, la notion d’espace public – par définition – s’apparente à un lieu commun, «que tout individu devrait pouvoir occuper pour réaliser différentes activités, seul·e ou à plusieurs», explique Rébecca Cardelli, chercheuse à l’Université de Liège. C’est par et grâce à lui, qu’il est possible de «[participer] à la vie politique, culturelle, sociale et économique de la cité», assurant, par sa fonction d’espace de transit, «l’accès aux services publics et collectifs», poursuivent les sociologues Irène Zeilinger et Laura Chaumont. 

    L’architecture qui dégenre

    L’expérience de la ville se traduit néanmoins par deux approches bien distinctes, façonnées par le genre. «Les lieux de loisirs, de repos ou pour passer le temps sont des lieux pensés par et pour les hommes» affirme Apolline Vrancken, fondatrice de L’architecture qui dégenre. En substance : quand certaines femmes appréhenderaient en amont leurs déplacements, dans une sorte de négociation perpétuelle au droit à être présentes dans l’espace urbain, la gent masculine le concevrait davantage comme un lieu de liberté et de lâcher prise. «Sortir dehors, c’est devenu une plaie», se désole Mona, une cherbourgeoise de 22 ans.

    «J’ai toujours cette peur quand je vois un homme passer… Les femmes, nous, on trace dans la rue. Il y a des mecs, tu sais pas trop ce qu’ils font, ils traînent», abonde Julie, étudiante à Brest. La jeune femme, sportive, réfléchit désormais à deux fois avant de sortir se dépenser : «Une fois, j’étais en roller juste à côté de chez moi et un homme a commencé à me suivre, je me suis sentie super vulnérable, je n’osais pas rentrer. Tu commences à te monter la tête en t’imaginant plein de scénarios, ça coupe toute envie.»

    Une situation qui découle – en partie – d’une conception sexiste de l’espace, à laquelle s’ajoutent des stéréotypes de genre bien ancrés. Aux femmes, la plupart du temps, les allers-retours à l’école ou chez le médecin – tâches dites parentales dont elles se chargent à 65 % selon l’Insee – ou bien encore les courses alimentaires, qu’elles effectuent dans plus de 6 cas sur 10. Dès lors, leur expérience de la ville tend trop souvent à se limiter à l’utilitaire, avec trop peu de place pour la flânerie ou le loisir : ces déplacements, dès lors qu’ils sont orchestrés par ces obligations, forment une sorte d’«expression spatiale de leur charge mentale», écrit Corinne Luxembourg, maîtresse de conférences. 

    Des stéréotypes qui peuvent engendrer «invisibilité, inadaptation, insécurité pour les femmes», comme l’explique Hélène Bidard, adjointe à la Mairie de Paris en charge de l’égalité femmes-hommes dans son guide référentiel Genre & espace public, jusqu’à amener à «une forme d’exclusion symbolique […] pour plus de 50% des habitant·es».

    Très jeunes, les filles intègrent que l’extérieur, notamment la nuit, est un espace qui peut leur être hostile. Conséquences ? Certaines d’entre elles adaptent leur comportement, leur apparence, leur manière de vivre. Quand Jade ne sort jamais sans s’interroger sur les vêtements qu’elle porte, Mila, fraîchement arrivée à Lyon, ne met «jamais de rouge à lèvres quand [elle] commence tôt le travail». Des stratégies d’évitement que Maellis, 19 ans, résume en un mot  «hypervigilance»

    Vers un urbanisme plus inclusif 

    Pour faire des villes un lieu accueillant pour tous et toutes, les solutions ne manquent pas… Certaines font même déjà leurs preuves depuis quarante ans. C’est le cas de Toronto, où un groupe de travail sur la violence publique contre les femmes et les enfants a vu le jour en 1982 – impulsé par la municipalité – afin de formuler des recommandations et construire un programme de réformes

    Le Metro Action Committee on Public Violence Against Women (METRAC), groupe de recherche et de conseil juridique subventionné par le gouvernement de l’agglomération, a ainsi été créé pour exécuter lesdites recommandations. En quelques années, des changements dans l’architecture se sont opérés, avec un plan de sécurisation des parcs ou encore l’installation de luminaires à l’intention des piétons. De quoi répondre aux attentes exprimées par les Torontoises durant les travaux de recherche. 

    La ville phare en terme d’urbanisme féministe reste néanmoins Vienne, en Autriche, où le genre est au centre des réflexions sur les aménagements urbains. Il y a 25 ans était édifié le «Frauen Werk Stadt» («Femmes, travail, ville»), un ensemble de près de 360 appartements d’habitat social conçu par quatre femmes architectes engagées. L’objectif ? Rendre le quotidien de la gent féminine plus simple avec, par exemple, l’installation d’une crèche publique et d’un cabinet médical au sein même de l’ensemble. 

    Mais la capitale autrichienne ne s’est pas arrêtée là puisque depuis 2006, un budget genré – dit «gender mainstreaming» –  permet de prendre en compte les besoins des femmes dans l’élaboration des politiques publiques. Ainsi, près d’une cinquantaine de projets de développement urbain plus inclusif ont été initiés, parmi lesquels la mise en place d’éclairages plus performants dans les parkings souterrains, ou encore une campagne de sensibilisation «Vienne voit les choses différemment» pour faire de la pédagogie auprès des habitants.

    «La ville finit par être une personne», disait Victor Hugo. Pourvu qu’elle soit dès lors aussi bien homme que femme.

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