Elever des insectes pour se nourrir : nécessité ou lubie ?

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    En dix ans, la France est devenue pionnière dans l’élevage d’insectes. Un engouement auquel a contribué la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) qui, en 2013, a fait de la consommation d’insectes l’une des pistes de la sécurité alimentaire de demain. Mais tandis que l’impact environnemental et sociétal des élevages questionne toujours plus, l’entomoculture intensive est-elle vraiment souhaitable ?

    « Les terres deviennent rares et accroître les surfaces dédiées à l’agriculture n’est une option ni viable ni durable. Les océans sont déjà surpêchés, le changement climatique et les pénuries d’eau qui en résultent pourraient avoir de graves conséquences sur la production alimentaire », alertait la FAO dans un rapport publié en 2013. Parce que la planète abritera demain – en 2050 – neuf à dix milliards d’habitants, institutions mondiales, ONG et autres décideurs nationaux se penchent depuis longtemps sur les moyens de nourrir durablement cette population. « La production alimentaire actuelle devra être pratiquement multipliée par deux », estime encore la FAO.

    Généreuse source de protéines

    Face à cet immense défi, la production d’insectes comestibles est l’une des pistes envisagées pour subvenir aux besoins alimentaires de demain. Les insectes font déjà partie des repas traditionnels d’au moins deux milliards de personnes. L’idée n’est plus de les prélever dans la nature mais de les élever en masse.

    « À valeur nutritionnelle égale, on a une empreinte carbone plus faible en mangeant des insectes qu’en mangeant du bœuf. »

    D’abord parce que la production d’insectes a un faible coût environnemental. Ils sont ainsi bien moins gourmands en eau et en nourriture que les vaches, porcs ou volailles. Et ils nécessitent pour leur élevage au moins dix fois moins de surface tout en rejetant moins de nitrates et de gaz à effet de serre. Difficile toutefois de chiffrer précisément ces avantages. « Car les études sur le sujet ne sont pas toutes cohérentes. Mais toutes vont dans le même sens : à valeur nutritionnelle égale, on a une empreinte carbone plus faible en mangeant des insectes qu’en mangeant du bœuf », analyse Christophe Lavelle, chercheur au CNRS en biophysique moléculaire, épigénétique et alimentation et cofondateur du Food 2.0 LAB.

    De plus, si l’on porte un intérêt grandissant aux insectes comestibles, c’est aussi pour leur valeur nutritionnelle, leur richesse en protéines notamment. « Si l’on raisonne sur la matière totale, la proportion de protéines est identique ou supérieure à celle des sources conventionnelles, note Samir Mezdour, chercheur en sciences des aliments à AgroParisTech. Le ver de farine, par exemple, contient entre 22 et 34 % de matière protéique. Pour les protéines animales conventionnelles, cette part s’échelonne entre 1 et 26 %. » Mais sur la matière sèche, une fois les insectes asséchés et débarrassés de leur eau, réduits en farine par exemple [1], la proportion de protéines peut dépasser les 70 %.

    Surtout, les insectes sont de très efficaces convertisseurs de matière. Ils ont une bien meilleure capacité à transformer la matière qu’ils mangent en protéines, lipides et autres nutriments qu’une vache ou une poule. Sur 10 kilos ingurgités, ils pourraient en convertir 7 à 8 kilos contre moins de la moitié pour les animaux d’élevage conventionnels.« Évidemment, tous les insectes n’ont pas les mêmes propriétés. Il y a près d’un million d’espèces d’insectes mais seulement 2 100 environ sont considérées comme comestibles et moins de dix sont aujourd’hui dans le giron des entreprises pour être élevées en masse », prévient Christina Nielsen-Leroux, directrice de recherche au sein de l’Institut Micalis[2]. Deux espèces d’insectes intéressent en réalité beaucoup les start-up et acteurs de l’agroalimentaire : le Tenebrio molitor, ou scarabée molitor, mieux connu à son stade larvaire sous le nom de ver de farine, et l’Hermetia illucens, couramment appelée mouche soldat noire. De nombreux travaux de recherche académiques ont été menés sur ces insectes depuis plusieurs décennies. Ils ont notamment démontré qu’ils étaient plus faciles à domestiquer à grande échelle.

    Pour l’alimentation animale d’abord

    Est-ce à dire qu’on verra bientôt se multiplier les insectes sur les étals des boucheries, marchés ou grandes surfaces ? Pas vraiment. Car le marché principal des nouveaux producteurs d’insectes est celui de l’alimentation animale : chiens et chats (pet food), aquaculture, volailles et porcs. Autant d’espèces omnivores qui, naturellement, sont déjà des consommatrices d’insectes. « Nourrir les poissons d’élevage avec des farines d’insectes est un levier particulièrement intéressant pour l’avenir », avance Christophe Lavelle. Aujourd’hui, en effet, un bateau sur quatre dans le monde pêche pour nourrir les poissons d’élevage. « Cette surpêche contribue à une perte de biodiversité des fonds marins mais aussi des oiseaux, qui s’en nourrissent, poursuit Antoine Hubert, P.-D.G. d’Ynsect. De la même façon, les poulets et porcs sont nourris en grande partie avec du soja en provenance du Brésil et participent à la déforestation. Il s’agit réellement de consommer mieux, de se poser la question sur la façon dont ce que nous mangeons est produit, cultivé ou élevé. »

    Mais pourquoi contribuer à nourrir finalement plus d’animaux pour demain alors même que l’élevage pose des problèmes écologiques liés notamment à sa consommation d’eau, d’énergie et de surfaces ? Pourquoi ne pas miser plutôt sur la production de protéines végétales (algues et autres plantes aquatiques, légumineuses…) quand dans les pays occidentaux, 70 % des protéines ingurgitées proviennent de sources animales ? « Ailleurs dans le monde, le déséquilibre est souvent inverse et, surtout, nombre de personnes ne consomment pas assez de protéines. Il faut donc raisonner à l’échelle mondiale. Or, à cette échelle, la consommation de viande ne cesse d’augmenter et continuera à le faire, particulièrement dans les pays moins développés, souligne Christophe Lavelle. Cela veut dire qu’on est presque piégés dans cette obligation de fournir de la protéine. Raison pour laquelle il faut mettre en place les bons scénarios. Et l’insecte est l’une des sources de protéines qui coûteront moins cher à la planète, qu’on parle de consommation directe par l’homme ou indirecte par l’animal. »

    « Désirabilité » et durabilité

    Pour ce qui est de la production et de la consommation de légumineuses, elle doit évidemment aussi être envisagée comme un levier, selon les experts. Mais elle demande plus de surfaces disponibles et est surtout plus dépendante des conditions climatiques. « Les projections pour le haricot à œil noir, ou niébé, source importante de protéines de tout le bassin central de l’Afrique, font état d’une inquiétante réduction d’ici 2050 des zones adaptées à sa culture, du fait du réchauffement climatique », explique Christophe Lavelle. D’ailleurs, le continent africain développe lui aussi l’élevage d’insectes et compte 850 fermes d’insectes destinés à la consommation humaine et animale.

    Pour les experts et acteurs de l’entomoculture interrogés, la « désirabilité » ou la nécessité d’élever des insectes doit être envisagée non pas pour remplacer les autres animaux d’élevage ou protéines végétales, mais dans le but de nourrir plus et mieux demain à l’échelle mondiale et en choisissant des circuits vertueux. « Nous n’avons pas vocation à remplacer la viande, mais à être une alternative pour nourrir les animaux et demain, les hommes », résume le P.-D.G. d’Ynsect.

    Pour que ce développement soit compatible avec un développement durable, cette filière doit pouvoir s’inscrire dans une économie circulaire. « Il faut donc qu’on nourrisse les insectes avec des déchets ou coproduits qui n’auraient pas une utilité forte dans d’autres domaines de la société et pourraient ainsi être valorisés, estime Christina Nielsen-Leroux. Les insectes ont des déjections dont la composition en matières organiques est extrêmement riche et qui peuvent ensuite être utilisées comme engrais de culture. » C’est la voie qui semble être prise. « Lorsque nous avons commencé notre élevage d’insectes, nous nous sommes intéressés au recyclage de leurs déjections, dans une dynamique zéro déchet, ajoute Antoine Hubert. Nous avons ainsi découvert que le frass, c’est-à-dire les déjections d’insectes, peut être utilisé pour créer un fertilisant naturel, applicable en agriculture et en jardinage. Ce dernier a démontré des propriétés spectaculaires. Par exemple, on note une augmentation du rendement de 23 % sur les vignes, ou une meilleure performance et santé sur les salades et pommes de terre. » Et Ynsect communique beaucoup sur sa contribution à une dynamique de production locale et la plus décarbonée possible. Sa nouvelle ferme géante, Ynfarm, près d’Amiens, s’approvisionne ainsi de coproduits de céréales dont 90 % viennent de moins de 350 kilomètres et a signé un contrat pluriannuel avec la coopérative Noriap qui fédère les huit mille agriculteurs locaux.

    Consommation de masse : pas pour demain

    Aujourd’hui, la France et l’Europe ne comptent que quelques dizaines de fermes d’insectes. Il faudra donc rester vigilant sur les modèles de développement choisis par les producteurs. Avant d’imaginer un réel décollage de l’entomoculture, beaucoup de freins devront être levés. Un frein réglementaire d’abord. Car si la consommation d’insectes comestibles fait beaucoup parler d’elle depuis dix ans, en Europe, seules quatre espèces d’insectes ont été autorisées par les autorités sanitaires à être élevées à des fins alimentaires. Et l’Union européenne a tardé à autoriser la vente de farines d’insectes. L’autorisation pour l’aquaculture et la pet food date de 2017, et 2021 seulement pour les volailles et le porc. De plus, pour la première fois, en janvier 2021, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a conclu, après une demande de la société Micronutris/Agronutris, que les vers de farine pouvaient être consommés sans danger « soit sous forme d’insectes entiers séchés, soit sous forme de poudre », ouvrant la voie à une autorisation de la consommation pour l’alimentation humaine en France.

    « Je n’imagine pas que dans trente ans, en France, on se régale tous d’insectes et produits dérivés. Cela demande des évolutions culturelles beaucoup plus longues. »

    Cette consommation humaine constitue cependant l’autre frein. Si deux milliards de personnes dans le monde ont l’habitude de consommer des insectes en les collectant dans la nature, au nord notamment, la population continue de considérer grillons ou larves comme peu ragoûtants. L’acceptabilité est donc un fort enjeu. « Il va de soi que nous, Occidentaux, ne sommes pas encore prêts à trouver des insectes entiers dans nos rayons de supermarchés. C’est la raison pour laquelle nous développons des ingrédients, comme des huiles et des farines, qui peuvent être ensuite incorporés à des recettes : des pâtes, de la pâtisserie, des burgers, des biscuits et barres protéinées », confie, réaliste, le P.-D.G. d’Ynsect.

    S’il est très probable que l’élevage d’insectes devienne un maillon de plus dans nos systèmes de production alimentaire, les experts académiques restent nuancés sur leur consommation directe par l’humain de demain. « Je n’imagine pas que dans trente ans, en France, on se régale tous d’insectes et produits dérivés. Cela demande des évolutions culturelles beaucoup plus longues que deux générations », estime Christophe Lavelle. « Si l’on reprend les besoins, il faudra doubler la production de protéines à l’horizon 2050. La moitié pourra sans doute être apportée par des protéines alternatives, comme les algues, d’autres protéines végétales et par l’insecte. Mais l’insecte ne comptera que pour 4 à 5 %, tranche Samir Mezdour. Ce n’est pas un argument contre le développement de leur élevage. Au contraire, on s’appuie sur une multitude de sources en les valorisant au mieux pour apporter une alimentation variée à la population de demain. »

    1. Assécher les insectes permet d’obtenir un concentré en protéines (et lipides) que l’on dose à sa guise dans les préparations, farines ou barres énergétiques par exemple.
    2. Unité de recherche associant l’INRAE, AgroParisTech et l’université Paris-Saclay.

    Une enquête à retrouver dans notre K62, disponible ici.

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