La crise du Covid-19 révèle au grand jour les dysfonctionnements du triptyque « mondialisation-finance-austérité ». C’est l’avis de Thomas Porcher, « économiste atterré » qui pousse un véritable cri du cœur en rappelant les difficultés vécues par les classes populaires. Leur situation économique, d’après lui, n’ira pas en s’améliorant avec la crise du Covid-19. Il appelle donc à se débarrasser des politiques libérales et de la croissance comme horizon. Mais il invite également les « délaissés » à se fédérer en vue de reprendre le pouvoir.
Le Covid-19 est-il un révélateur des dysfonctionnements de notre système économique, celui qui repose sur le triptyque que vous appelez « mondialisation-finance-austérité » ?
La crise du Covid-19 a mis au grand jour toutes les faiblesses de notre modèle. La mondialisation montre notre dépendance sur la fabrication de biens aussi importants que les médicaments, les masques et les respirateurs l’austérité a organisé le désarmement des hôpitaux depuis vingt ans avec fermeture de lits, économies et manque de personnels. Le résultat de cette aventure est qu’aujourd’hui, on envoie des soignants en sous-effectifs au front sans équipement, idem pour les salariés de la grande distribution. Les populations, et en premier lieu les plus malades, n’arrivent pas à trouver des masques. La voilà, la victoire de notre modèle, les voilà les conséquences du triptyque « mondialisation-finance-austérité ». Nous sommes en guerre mais complètement désarmés. Et ce désarmement a été organisé par les dirigeants politiques au pouvoir s’appuyant sur des hauts fonctionnaires publiant rapports sur rapports justifiant toutes les réformes libérales et les économies dans les services publics. Tous ces gens devront, après la crise, nous rendre des comptes.
Les institutions économiques sont en train de changer les règles du jeu. La Banque Centrale Européenne (BCE) va racheter 1000 milliards d’actions. La Commission européenne abolit temporairement la règle sur les déficits, la dette publique et les aides d’Etat. Et l’Allemagne passe outre sa Constitution en rompant avec l’équilibre budgétaire et établit le plan de relance le plus important de son histoire, laissant ainsi filer son déficit. Ces mêmes institutions les disaient pourtant intangibles quand il leur était demandé des investissements écologiques et sociaux. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que nous avons l’air bien bêtes d’avoir appliqué toutes ces règles durant des années, et encore avec plus de vigueur depuis la crise de 2008. Imaginez-vous ce que les populations, et en premier lieu celles de l’Europe du sud, ont dû subir comme coupes dans les services publics, comme baisses des pensions de retraite, comme diminutions des prestations chômage, comme non-remboursements de médicaments, de dérèglementations du marché du travail avec comme seul corolaire l’augmentation de la précarité. Aujourd’hui, ces populations arrivent essorées face à la crise du Covid-19. Parce qu’il « fallait » réduire les déficits, même s’il y avait plus de pauvres et de suicides. Et aujourd’hui, les déficits vont exploser… Au final, les gardiens de l’orthodoxie budgétaire nous ont fait tout perdre : nous n’aurons pas de beaux hôpitaux, ni d’excédent budgétaire. C’est comme lorsque Macron annonce un plan massif d’investissement sur l’hôpital après la crise, imaginons un instant la situation dans laquelle nous serions si cela avait été fait avant. Nos soignants seraient dans de meilleures dispositions pour combattre la pandémie.
Les règles du jeu changent également en France, avec le bouleversement du Code du Travail dans la loi sur l’état d’urgence sanitaire. A vos yeux, est-ce une bonne solution ?
Encore et toujours le Code du travail. L’économie de guerre repose sur la mobilisation de notre industrie pour produire des choses nécessaires à la guerre, c’est à dire des masques, des respirateurs et des combinaisons pour les soignants. Or, notre gouvernement est incapable de mobiliser la moindre industrie, vu que la plupart ont quitté le pays notamment grâce aux soi-disant bienfaits de la mondialisation. Macron s’est fait élire sur la promesse de l’ubérisation de l’économie et de la fin des statuts, je souhaite aujourd’hui bonne chance à tous ceux qui ont cru à cette aventure car ils vont être les plus impactés par la récession économique.
Dans vos différentes apparitions, vous avez évoqué à plusieurs reprises un « État stratège ». Il pourrait faire des nationalisations pour garantir une production suffisante et accessible des biens répondant aux besoins sociaux et sanitaires urgents. Des appels vont dans ce sens notamment pour l’entreprise Luxfer, fermée en 2019, qui produisait de l’oxygène médical. Qu’en dites-vous ?
Tout à fait. Mais pour avoir un Etat stratège, il faut encore qu’il y ait un stratège à la tête de l’Etat. Et ce n’est pas gagné ! Quand votre seule stratégie a été d’adapter la France à la mondialisation, de réduire les droits des salariés, de diminuer les retraites et de casser notre modèle social, c’est difficile en pleine crise de tout changer et de devenir un chef d’Etat avec une vision industrielle. La réalité : si des nationalisations seront faites pour sauver certaines entreprises stratégiques, il n’y aura malheureusement aucun projet de long-terme pour réorienter la production nationale vers des biens plus utiles socialement ou écologiquement parlant.
Finalement, le Covid-19 signe-t-il l’arrêt de mort de la croissance ?
Oui, de fait. Le Covid-19 a signé la mort de la croissance au moins pour trois mois puisque l’activité est drastiquement ralentie. Je ne suis pas sur qu’il faille s’en réjouir parce que les premiers frappés par cette baisse de croissance vont être, comme d’habitude, les plus précaires à savoir les employés et les ouvriers. Ceux qui subissent déjà depuis plus de 10 ans ce qui ressemble à une décroissance subie. J’ajoute qu’aujourd’hui, les lois travail [NDLR, Loi El-Khomri et ordonnances Pénicaud sur le Code du travail] permettent de se séparer plus facilement des salariés dans les entreprises. Ca risque d’être un carnage. On ne remerciera jamais assez Hollande et Macron d’avoir fait passer ces lois.
Aujourd’hui la croissance du PIB est LA boussole des politiques publiques. Vous faites partie de celles et ceux qui pointent du doigt ses tares écologiques et sociales. A l’aune de la crise sanitaire que nous vivons, par quel(s) indicateur(s) pourrait-on concrètement la remplacer ?
La croissance, le déficit public, la dette ont été la boussole des dirigeants politiques. Peu importe que cette croissance eut été tirée par la finance ou la production de pétrole, de charbon et de gaz. Tout était bon, tant qu’il s’agissait de croissance. Idem pour le déficit et la dette publics : c’était de bons arguments pour diminuer les moyens de l’hôpital, de l’éducation et autres services publics fondamentaux. La question n’est plus de satisfaire des indicateurs mais de savoir ce qui est utile pour notre société. Par exemple, une place en crèche pour les enfants de tout le monde : oui, c’est utile ! Donc investissons dans la petite enfance. Rénover 25 millions d’habitations pour moins consommer d’énergies : oui, c’est utile ! Donc allons-y. En fait, personnellement, je me contrefous de la croissance, je veux juste produire des choses utiles, pas du superflu. La croissance économique reste un indicateur de mesure, rien de plus. Il ne doit aucunement orienter les choix politiques.
Mais pour mettre en œuvre tout cela, il faut une force politique qui parvient au pouvoir. Vous parlez dans votre dernier livre, Les Délaissés (paru aux éditions Fayard, 2020), de cette possibilité dans la mesure où les 85 % de la population (« Gilets jaunes », cadres déclassés, agriculteurs et banlieusards) auraient des intérêts communs. Comment pourrait-elle se constituer et conquérir le pouvoir ?
Cette convergence est en train de se faire et elle doit s’amplifier. Cela fait presque deux ans que nous sommes dans des conflits sociaux de plus en plus intenses. Il faut que ces luttes trouvent un débouché politique. Il est important d’avoir conscience que les élites ont vite compris que le nerf de la guerre était politique [NDLR, la prise du pouvoir étatique]. C’est pour cela qu’ils financent des campagnes présidentielles et des lobbies pour influencer les élus. Nous, les classes populaires, devons également nous comporter comme ces élites en choisissant celui qui portera au mieux notre projet [NDLR, pour la prochaine élection présidentielle].
Cette force politique pourrait-elle parler de bien-vivre, tel que défini en Equateur, en Bolivie ou alors en France par le Mouvement Utopia et Paul Ariès ? Peut-on substituer l’idée de bien-vivre à l’idée de bien-être ?
Personnellement, je pense que l’heure n’est pas aux discussions conceptuelles interminables. Se tiennent devant nous les tenants d’un modèle qui agit comme un rouleau compresseur sur les plus fragiles. Il faut stopper cette machine le plus rapidement possible ! Parce qu’elle brise des vies au sens propre et détruit notre environnement. Nous n’avons plus le temps de nous donner du temps. C’est le luxe d’une certaine bourgeoisie qui aime se faire plaisir en se perdant dans de longues discussions. Pour ma part, j’ai déjà trop donné. Il faut passer à l’action.
Auriez-vous un livre, un film et une série à conseiller ?
Pour le livre, je dirai mon dernier ouvrage Les Délaissés. Et pour les films : La loi du marché de Stéphane Brizé et Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin.
Propos recueillis par Marius Matty
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