Intervention lors du OuiShare Fest le 16 mai 2014.
Propos recueillis par Dominique Firbal
L’économie collaborative est un modèle économique pour demain. C’est ce que Bernard Stiegler, philosophe et spécialiste des mutations portées par les technologies numériques, constate et soutient. Acteur de ces mutations, il a mis en place un outil de réflexion contributif avec son Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) [1]. Ses travaux et réflexions ont nourri les débats de la communauté OuiShare durant les derniers mois.
Lors du OuiShare Fest, il a évoqué les enjeux de cette nouvelle économie numérique mais aussi les pièges qu’elle peut contenir. Il appelle de ses vœux un 3e modèle de Web pour une économie contributive qui doit rester sociale et solidaire.
Écoutons-le.
La société est en pleine mutation. De nombreux facteurs nous le prouvent, parmi lesquels les propos de Bill Gates déclarant que les gens devaient réaliser que les emplois seraient rapidement remplacés par des robots. Il y a une énorme dénégation de la part des instances, gouvernement français et Commission Européenne, entre autres.
OuiShare travaille sur l’évolution des modèles économiques et il est extrêmement important de s’attacher à cette évolution de manière absolument prioritaire. Mais il me paraît important de souligner que l’économie collaborative n’est pas une économie qui vient s’ajouter à l’économie existante, c’est une révolution de l’économie. C’est un changement complet de tous les critères qui organisent macro-économiquement le champ économique : droit du travail, propriété, éducation, etc.
À ce jour, au sein de l’IRI, nous constatons que l’économie contributive reste une économie consumériste, même si elle fait évoluer le consumérisme dans le bon sens. Nous pensons cependant que l’économie contributive doit, à terme, rompre avec le consumérisme d’une manière radicale.
La pharmacologie de la contribution
Le numérique est un pharmakon, c’est-à-dire, comme on pourrait dire à la manière de Platon, qu’il est quelque chose de positif mais aussi de toxique. Je veux donc vous entretenir de la toxicité de l’économie contributive.
Cette économie est, jusqu’à ce jour, un nouveau stade du développement industriel. Ce nouveau stade n’est pas à venir, il existe déjà : Google est bel et bien dans l’économie collaborative, mais dans un modèle qui est de plus en plus toxique. C’est celui de l’économie des data telles que les exploite aujourd’hui massivement ce que nous appellerons le modèle californien.
Au sein de l’IRI comme d’Ars Industrialis, nous pensons qu’il est aujourd’hui urgent de passer pleinement au modèle de la contribution.
La contribution, c’est ce qui procède de la déprolétarisation, à savoir, ce qui a été mis en œuvre à travers la création du logiciel libre. Dans celui-ci, les créateurs développent un travail industriel qui ne repose pas sur une division du travail et une perte de savoir de la part de ceux qui travaillent, facteurs qui constituent le véritable processus de la prolétarisation. L’économie contributive est tout autre : elle repose sur le développement et le partage du savoir.
D’autre part, il ne peut y avoir de consommation contributive. Entendons « consommation » au sens du consumérisme, c’est-à-dire dans un système qui nous fait consommer ce dont on n’a pas besoin en exploitant notre irresponsabilité, nous rendant parfois totalement accro, inconscient, polluant… La contribution repose sur la responsabilisation, le partage de responsabilités, et donc la déconsumérisation.
Le blues du Net
Il y a encore deux ou trois ans, au sein de OuiShare et des réseaux d’économie de la contribution, du sharing, nous nous sentions portés par quelque chose de foncièrement positif. Mais depuis quelques temps, un doute fondamental sur la positivité de la contribution s’est installé.
Si partager des données sur un réseau social tel que Facebook est contributif – ce qui est indéniable –, on peut douter que cette contributivité soit parfaitement positive : ne conduit-elle pas à toutes sortes de problèmes, telle la destruction de la privacy, et, au-delà, à des processus de désindividuation collective liés par exemple à un mimétisme télécommandé par les technologies des big data appliquées aux données personnelles ? De plus en plus de travaux le démontrent.
À partir de ce constat, il ne s’agit pas de renoncer au social networking, mais d’en faire une critique au sens philosophique du terme, c’est-à-dire d’analyser ses limites, de proposer de nouvelles orientations permettant d’en combattre structurellement les effets pervers.
Selon l’IRI, l’économie des data et de leur partage est contributive si les utilisateurs construisent, traitent et partagent les données personnelles de manière réflexive, délibérée, critique, élaborée. Les utilisateurs doivent être associés à la conception même de tout ce qui consiste à tirer un parti de ces données. Ce doit être en l’occurrence ce que le philosophe Gilbert Simondon appelait un processus d’individuation collective.
Dans Facebook par exemple, le traitement des données n’est pas porté à la discussion. Il est tout au contraire dissimulé et secret, et c’est là que se produit le business de cette économie contributive des réseaux sociaux. C’est aussi là qu’elle devient extrêmement toxique. Parce qu’elle intensifie la perte de responsabilité et détruit ce qui restait d’activité sociale autonome chez les individus.
Cela s’inscrit dans un processus qui a commencé au XIXe siècle.
La perte de l’autonomie à travers les époques
Avec l’apparition des machines outils, l’ouvrier a été dépossédé de ses savoirs, qui ont été transformés en automatismes mécaniques. L’ouvrier ainsi dépossédé devient prolétaire et perd l’intelligibilité du système dans lequel il se trouve.
Au XXe siècle, c’est le bureau de l’étude de marché, le marketing du consumérisme, qui détruit et court-circuite les « savoir-vivre » des individus. Il liquide les cultures.
Au XXIe siècle, les savoirs théoriques sont prolétarisés à leur tour. Dans The End of theory, Chris Anderson a observé que Google n’a pas besoin de linguistes pour exploiter les langues [2] et applique des modèles mathématiques probabilistes sous forme d’algorithmes avec des chaînes de Markov. Ce système qui constitue ce qui s’appelait au départ le « déluge de données » et que l’on appelle désormais les big data conduirait, selon Chris Anderson, à l’obsolescence de la méthode scientifique : plus besoin de linguistes chez Google, plus besoin d’OMS pour calculer la progression de la grippe aviaire… On n’aurait donc plus besoin des savoirs théoriques devant l’efficacité des mathématiques probabilitaires appliquées aux données personnelles.
Je m’inscris tout à fait en faux contre ce point de vue qui est celui de la prolétarisation des sciences elles-mêmes, et je le fais en soulignant que, quatre mois après Anderson, Alan Greenspan expliquait devant le Sénat américain que ce qui avait conduit aux catastrophes financières de 2008 avait été provoqué par l’automatisation de la décision dans le champ de l’économie financière et par la liquidation de toute critique de cette efficacité apparente par une véritable science économique.
La contribution pour redévelopper les savoirs
Une telle automatisation reposant sur le court-circuit de toutes les formes de savoir (faire, vivre, penser) ne saurait fonctionner que provisoirement, pour conduire à brève échéance à une catastrophe bien pire que 2008.
Nous avons besoin d’une société fondée sur une économie de contribution, qui redéveloppe et reconstruise les savoirs. Nous devons reconstruire des capacités, reconstituer des processus de « capacitation » au sens où en parle Amartya Sen.
Amartya Kumar Sen s’est vu remettre le prix Nobel d’économie en 1998 pour avoir démontré que l’espérance de vie des jeunes hommes du Bangladesh dans les années 1970 était plus élevée que celle des jeunes hommes noirs de Harlem. On vivait plus longtemps là où il n’y avait pas d’eau courante, pas de médecins, pas d’hôpitaux, pas d’appareil judiciaire, pas de supermarchés, etc. A. Sen a démontré que la résilience des populations bengalis extrêmement défavorisées était attestée, parce que les savoirs et ce qu’il appelle des capacités étaient maintenus.
Aujourd’hui, une véritable recapacitation est à nouveau rendue possible par les réseaux numériques dans les sociétés consuméristes en crise. Cette technologie permet de développer des processus relationnels qui produisent une grande valeur d’usage, transformable en valeur d’échange, mais également une valeur pratique non transformable en valeur d’échange.
Ce que nous appelons la valeur pratique à Ars Industrialis relève de ce que l’économie appelle les externalités positives et n’est pas monétisable directement. Par exemple : la pollinisation par les abeilles est une externalité positive qui ne peut s’accomplir qu’en sus de ce qu’elles récoltent de monétisable, à savoir du miel. Nous étendons ces valeurs pratiques au sens où elles ne s’usent pas, à la différence des valeurs d’usage toujours soumises à l’usure. Les savoirs sont des valeurs pratiques en ce sens.
La recapacitation repose sur de telles valeurs pratiques, et elle doit être construite sur une réflexion et des études précises, sur des critiques au sens constructif des technologies du numérique et de leur pratique sociale.
Nous devons mesurer l’importance de l’enjeu : nous sortons du modèle consumériste. Condamné du point de vue économique et financier aussi bien que social et comportemental, il repose sur des systèmes qui ne génèrent que de l’insolvabilité : des producteurs mal payés, des consommateurs endettés, des banques et finalement des États qui se ruinent en les recapitalisant. Il ne tient plus la route.
Les « GAFA » [3] exploitent un modèle au départ contributif, mais en le ramenant dans le giron consumériste, voire hyperconsumériste. Ce sont des modèles hybrides dans une période de transition. Ce sont des outils contributifs, car ils sont nourris par les internautes. Mais en même temps, ils promeuvent des modèles d’affaires élaborés sur un véritable marketing chirurgical et un consumérisme extrémiste fondé sur la « personnalisation », mais qui aboutit en réalité à une désindividuation massive.
Nous devons tout observer et analyser en détail dans ce processus de transition, le meilleur et le pire, et non nous contenter de construire du storytelling, qu’il soit tout blanc ou tout noir. Et il faut, à partir de là, savoir vers où aller et se donner les moyens de vouloir y aller. Nous devrons le faire dans une période de transition nécessitant une constante correction de trajectoire et qui durera sans doute longtemps, au moins une vingtaine d’années. Il est essentiel d’agir au plus tôt, car comme dans tout système dynamique en mutation, les conditions initiales marquent profondément l’avenir du système.
La question fondamentale
La question des big data ou calcul intensif nécessitera une intelligence collective très fortement renouvelée.
Le calcul intensif met en œuvre des technologies automatiques s’appuyant sur d’énormes quantités de données, c’est-à-dire de contributions, qu’il permet de traiter en temps réel par centaines de milliards (sur Google, Facebook et toutes sortes de plateformes). Ces automatismes statistiques qui offrent des résultats dans les domaines médical, commercial, météorologique, routier, etc. font l’objet de nos jours d’un storytelling affirmant qu’il n’y a plus besoin de prendre de décisions, plus besoin de l’intervention humaine.
Ce discours impose le modèle que j’ai appelé la « fourmilière numérique » [4]. Observons les fourmis : nous verrons que les phéromones chimiques qu’elles émettent sont autant de messages qui permettent à la fourmilière de se maintenir de façon homéostatique et métastable. En sorte que, si un prédateur mange toutes les fourragères, toutes les fourmis tendent à devenir des fourragères pendant un certain temps pour compenser.
Lorsque vous prenez votre téléphone pour twitter les différentes conférences ou événements auxquels vous assistez, vous envoyez vous aussi des messages, non chimiques cette fois, par le biais d’un système qui va les consolider. Mais pour quoi ce système œuvre-t-il au juste ? Pour maintenir le système social dans lequel vous vivez ? Pour maintenir son chiffre d’affaires ? On peut se poser la question.
S’il est vrai que les savoirs que produit l’humanité en travaillant et en vivant en société sont le pollen produit par le noos, c’est à dire, en grec, l’esprit, nous prétendons qu’il faut passer de la fourmilière numérique à la ruche noétique. L’économie véritablement contributive est celle qui enrichit le milieu social qui est la condition de son développement, et non ce qui l’appauvrit, et c’est cet enrichissement que j’appelle la pollinisation noétique.
La pollinisation des esprits
Pour Socrate, nous pensons toujours à travers une sorte de dialogue, c’est-à-dire en relation avec un autre. Discuter avec quelqu’un d’autre, c’est féconder cette autre personne, c’est ensemencer l’esprit de l’autre, y compris par la contradiction, et le sien par la même occasion. Le dialogue est en cela pour Socrate une pollinisation des uns par les autres. Le numérique est un bon outil de pollinisation : Wikipedia en est un exemple magnifique – même s’il reste à améliorer.
Nous devons développer une économie des abeilles noétiques et faire des réseaux – une ruche plutôt qu’une fourmilière –, cette économie consistant à dépasser le modèle de la recommandation mimétique qui domine actuellement le Net. Le mimétisme fait que le rat du conte des frères Grimm suit le petit joueur de flûte « attrapeur de rats » alors qu’il entraîne tous les rats derrière lui vers le fleuve.
Pour cela, il faut inventer un autre modèle de Web. Celui que nous connaissons aujourd’hui a 21 ans. Il a été inventé par des chercheurs du CERN pour que les informaticiens, physiciens, biologistes et autres scientifiques puissent confronter et ainsi enrichir par la controverse positive leurs théories. Cela a permis de créer un espace contributif qui a été mis à leur demande dans le domaine public. Et c’est se dont s’est emparé non pas l’Europe, mais l’Amérique, conduite alors dans ce projet par Al Gore, vice-président des États-Unis.
Vers le 3e Web
L’Europe qui a vu naître le Web va aujourd’hui très mal. Elle a besoin de se reconstruire un projet de développement et de s’engager dans la 3e époque du Web. Le 2e Web, ou Web collaboratif, est apparu avec Google et les technologies collaboratives des métadata au début des années 2000. Nous devons maintenant produire un Web qui ne repose pas sur une automatisation généralisée des données, mais sur une exploitation intelligente et contributive des automates en vue de produire de la désautomatisation.
Reprenons l’exemple de Wikipedia qui a 800 000 contributeurs réguliers, quelques millions moins réguliers, des dizaines de millions d’occasionnels. Son système repose sur les contributeurs, leurs négociations, leurs discussions. Ces contributions sont elles-mêmes rendues possibles par des « bots », c’est-à-dire par des automates logiques conçus en vue de favoriser la coopération réflexive des humains (même si pour le moment, Wikipedia ne trace pas les confrontations et controverses, ce qui est fort dommage, car c’est là que le savoir se produit).
Il faut imaginer des systèmes similaires pour l’éducation, la recherche. C’est ce à quoi travaille un réseau qu’a créé l’IRI autour des digital studies et qui rassemble une trentaine d’universitaires du monde entier.
Plus globalement, l’Europe qui a vu naître le Web peut engager un programme de digital studies pour concevoir et concrétiser la 3e époque du web, et nous faire sortir de la très mauvaise posture dans laquelle nous nous trouvons.
[1] pharmakon.fr est une école créée par Bernard Stiegler au sein d’Ars Industrialis et désormais en coopération avec son Institut de Recherche et d’Innovation.
[2] Voir aussi sur le capitalisme linguistique de Google, Quand les mots valent de l’or de Frédéric Kaplan, et Digital Studies, organologie des savoirs et technologies de la connaissance publié par l’IRI avec la participation notamment de Frédéric Kaplan, éd. FYP.
[3] Google, Apple, Facebook et Amazon.
[4] De la misère symbolique, Champs Flammarion.
c’est magnifique.