Alors que la réduction du temps de travail est inscrite dans le cours de l’Histoire, le président Emmanuel Macron, dans son discours du 14 juin dernier, a invité les Français à « travailler et produire davantage ». Économiste, chercheuse et autrice de Quand l’homo-economicus saute à l’élastique… sans élastique (Plon, 2019), Aurélie Piet soutient le « travailler moins » pour diminuer les émissions de CO2 et préserver l’habitabilité de la planète. Rencontre.
La réduction du temps de travail ne semble pas envisagée en France pour réduire l’émission des gaz à effet de serre. Pensez-vous que c’est un levier à étudier ?
Oui, complètement. Une étude du think-tank anglais Autonomy a montré que la réduction du temps de travail était favorable à la planète de façon globale et contribuait à réduire le réchauffement climatique. Nous l’avons vu pendant la crise du Covid-19 et le confinement : quand nous ralentissons complètement l’activité économique, nous produisons moins et les effets sur les émissions de GES sont immédiats [réduction de 30 %, NDLR ]. Nous pouvons donc imaginer de manière corollaire diminuer le temps de travail et la production en nous dirigeant vers une économie plus frugale : travailler moins pour polluer moins !
C’est-à-dire tendre vers la diminution du PIB ?
Oui, tout à fait, ce serait dans cette logique. C’est éloigné du discours dominant, mais dans l’idéal, cette réduction du temps de travail doit être repensée globalement. L’idée est de changer le modèle économique dans lequel nous sommes actuellement. Ceux qui défendent le « travailler plus pour gagner plus » sont dans une logique où il faut toujours plus de production, toujours plus de croissance et, in fine, cela contribue à toujours plus de pollution et de réchauffement climatique. Cette logique nouvelle de réduction du temps de travail pourrait être compensée par une production qualitative : une décroissance quantitative, mais avec une croissance qualitative.
Ce serait une manière d’aborder la (dé)croissance sous un angle plus social ?
Bien sûr. D’ailleurs, la réduction du temps de travail va dans le sens de l’Histoire. Elle prolonge la notion de progrès social.
Quand on regarde à une échelle plus globale, l’Histoire montre que la diminution du temps de travail est continue et linéaire. Certes, elle est liée aux revendications, mais elle est aussi associée au progrès technologique. Bien que le temps de travail ait diminué, les pays ne se sont pas appauvris, mais enrichis. De 1880 à 1980, le temps de travail a été divisé par deux et le niveau de vie de 1980 est sans commune mesure avec celui de 1880. Baisse du temps de travail ne rime pas avec baisse de la richesse, mais avec progrès social et bien-être.
Alors pourquoi évite-t-on ce débat aujourd’hui, en France ?
Parce que nous avons perdu une vision globale, parce que nous sommes toujours à regarder à court terme et ne raisonnons plus à long terme. Aujourd’hui, alors que nous sommes dans un monde plus complexe, il est indispensable d’avoir cette vision globale, transversale et de prendre du recul. Mais nous ne sommes pas habitués à raisonner de cette manière.
Par ailleurs, la société capitaliste n’a d’intérêt que pour les rendements à court terme ; attendre ne l’intéresse pas. Donc nous raisonnons à très court terme. Le temps, c’est de l’argent !
Enfin et surtout, le modèle dominant est pour la croissance à tout prix : travailler plus pour produire plus… Sauf que cette logique a atteint ses limites : nous savons désormais qu’elle met en danger l’homme et la planète et qu’il faut en changer.
Il est donc totalement d’actualité et de bon sens de penser à partager le travail. Certains n’en ont pas quand d’autres en ont trop. Donc partageons-le. Seulement, la question se pose de la rémunération pour le salarié et du coût pour l’entreprise. Doit-on gagner moins si nous travaillons moins ? Il faudrait surtout supprimer les taxes sur le coût du travail et que cet excédent pour les entreprises leur serve au recrutement de nouveaux salariés.
Pour la réduction du temps de travail, quelles seraient les modalités idoines pour chacun et pour la société ? Une semaine de quatre jours, moins d’heures par jour, du temps de travail annualisé, du temps de travail comptabilisé sur toute la vie ?
C’est difficile de répondre. Des études proposent effectivement quatre jours par semaine, mais c’est peut-être plus simple de raisonner en jours plutôt qu’en heures par semaine. Franck Riboud, le PDG de Danone, avait défendu cette idée. Je dirais surtout qu’il ne faut rien imposer.
Je crois que cela a été la problématique des 35 heures : on a imposé la même chose pour tout le monde et quasiment en même temps, et cela a eu un effet néfaste. Mieux vaudrait s’adapter à chaque secteur, et prendre le temps nécessaire.
La réduction du temps de travail aurait-elle d’autres vertus, au-delà de son impact environnemental ?
Oui, bien sûr, en termes de qualité de vie, cela paraît évident. Nous disposerions de davantage de temps libre, de temps pour notre famille, nos amis, nos enfants, pour nos aînés, mais aussi de temps pour aider les autres. De plus, cela nous laisserait du temps pour réparer les produits que nous avons cassés, nous consommerions mieux, nous cuisinerions, nous prendrions des moyens de transport plus doux parce que nous serions moins pressés et… moins stressés ! La réduction du temps de travail contribue à un épanouissement plus grand de la société, des individus ; c’est une économie que je défends, une économie qualitative. Nous aurions également plus de temps pour exprimer nos talents.
Et une société qui laisse s’exprimer des talents donne du sens.
La réduction du temps de travail participe aussi à la réduction des inégalités entre hommes et femmes. Les hommes auraient davantage de temps pour aider les femmes dans les tâches quotidiennes.
Enfin, la réduction du temps de travail favoriserait la solidarité intergénérationnelle. Les Pays-Bas, par exemple, partagent le travail entre les seniors et les jeunes dans les entreprises, à la fois pour favoriser le travail des jeunes et pour transmettre le savoir des seniors qui sont en fin de carrière. Il y a un temps de travail partagé entre eux.
Doit-on conjuguer cette réduction du temps de travail avec un revenu de base ?
Oui, pourquoi pas, tout dépend comment tout cela est repensé. Le revenu de base peut compenser une diminution potentielle de salaire si c’est l’axe choisi.
Quoi qu’il en soit, la réduction du temps de travail laisse du temps pour faire autre chose et contribue à une société plus épanouie.
J’entends déjà le discours « cela va encore pousser les gens à ne rien faire », mais personne n’aime « ne rien faire » ; du moins, nous aimons tous faire des choses et nous faisons tous des choses. Les gens ne sont pas fainéants, simplement ils ont envie de faire les choses qu’ils aiment, et qui font sens pour eux.
Si l’on met en place une réduction du temps de travail, comment éviter les effets délétères ou rebonds ? Peut-on imaginer, par exemple, que quelqu’un qui travaille quatre jours se dise « je prends l’avion pour les trois jours qui me restent » ?
J’ai récemment discuté avec un chef d’entreprise qui me faisait la même remarque ; il me disait : « Si je récompense mes salariés qui travaillent bien par des hausses de salaire, finalement ils vont consommer plus et continuer à alimenter ce système. » Ce à quoi les salariés cadres qui étaient présents ont répondu que ce qu’ils souhaitaient avant tout, c’était de trouver du sens à ce qu’il faisait, à leur travail, au-delà de leur rémunération. Ceci dit, ils avaient des postes et des revenus plutôt satisfaisants.
D’un autre côté, consommer ne devrait pas être culpabilisant. Il faudrait plutôt envisager une consommation, donc une production, qui ne dégénère pas la planète, mais qui la régénère. Il faudrait faire en sorte que la consommation devienne un acte d’intérêt général. C’est possible si nous créons un modèle économique basé sur une croissance qualitative à impact positif.
Certes, mais devra-t-on y associer des mesures qui limitent ces effets délétères ou rebonds ?
Au-delà des mesures, c’est vraiment une approche globale, toute une vision, que l’on doit changer. Il faut revenir sur cette notion de croissance quantitative, car si l’on ne revient pas sur ces bases-là, sur ces fondamentaux, rien ne changera. Nous continuerons à consommer et à alimenter cette société consumériste extractrice et dégénérative. C’est de récit qu’il faut changer, de vision, de valeurs et d’objectifs de société. C’est le cadre dans lequel tout cela s’insère qu’il faut modifier, repenser.
J’entends cet impératif de changement de paradigme, mais on ne va pas l’imposer par le simple récit. Pour sortir de l’esclavagisme ou du travail des enfants, par exemple, il a aussi fallu des lois.
Vous avez complètement raison. Il faut aussi passer par les lois. Par exemple, on pourrait envisager une réforme fiscale pour que le recrutement coûte moins cher, voire ne coûte plus rien, pour être assuré que diminution du temps de travail rime bien avec diminution du chômage. Si l’on veut faire en sorte que les entreprises recrutent, il ne faut pas taxer l’emploi, mais autre chose de plus pertinent pour changer les comportements. Comme les ressources que les entreprises utilisent, afin qu’elles optimisent leurs usages, également toutes les externalités négatives comme la pollution, les déchets qu’elles provoquent. Donc oui, la bascule du système doit être assortie de contraintes.
Au niveau de la consommation, il faudrait inverser notre système fiscal. Taxer tout ce qui est mauvais pour la santé et la planète pour que cela coûte finalement plus cher. Et subventionner les entreprises, les produits de bonne qualité de manière à ce qu’ils deviennent moins chers à l’achat.
Cela questionne malgré tout le rapport travail/salariat parce qu’aujourd’hui la question du salariat fausse un peu la perception du travail.
Actuellement, l’objectif principal de notre économie – et donc de nos entreprises – est de gagner plus, de faire du profit ; c’est le moteur, l’essence même de notre économie et la base du capitalisme. Donc lorsqu’on est salarié et que l’on travaille pour une entreprise, on comprend que c’est principalement pour accroître les profits de celle-ci. On peut avoir du mal à trouver du sens en dehors du salaire que l’on touche.
Par contre, les entreprises peuvent participer au changement de modèle en réorientant leurs objectifs. Elles ont là un formidable levier de transformation de la société. C’est le cas des entreprises à mission, comme les entreprises labellisées B Corp qui cherchent à participer au bien commun, à l’intérêt général, en mettant au centre de leurs préoccupations l’homme et l’environnement, des entreprises pour lesquelles l’argent est un moyen et non une fin en soi. Être salarié d’une telle entreprise donne du sens et modifie notre rapport au travail.
En conclusion, il ne s’agit pas de travailler plus, mais bien de travailler mieux !
Propos recueillis par Pascal Greboval
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