Joan Martínez Alier : « La croissance du PIB n’est pas importante. C’est la vie réelle qui compte »

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    Figure historique de l’économie écologique, le professeur Joan Martínez Alier, âgé aujourd’hui de 81 ans, livre sa pensée sans concession dans un entretien  accordé à Kaizen. Il revient sur des notions qu’il a forgées et contribuées à diffuser : la décroissance soutenable, l’économie écologique et l’écologisme populaire, autochtone et féministe. Se revendiquant à la fois zadiste et zapatiste, il rédige actuellement un ouvrage intitulé Terre, Eau, Air et Liberté. Un mouvement international pour la justice environnementale, à paraître en 2021.

    La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 que nous vivons est en train de provoquer une crise économique d’une immense ampleur. Nous allons être confrontés à une décroissance forcée. Durant plusieurs années, vous avez défendu l’idée d’une « décroissance soutenable ». Qu’est-ce qui les distingue ?

    Joan Martínez Alier : Nous sommes confrontés à une décroissance soudaine et puissante. Mais nous ne savons pas si elle va durer longtemps. Nous voyons certes une crise économique, mais qui peut être passagère. Parce que l’économie va redémarrer de toute manière.

    Ce moment permet aussi de penser à des choses auxquelles nous n’avions auparavant pas le courage politique de le faire. Nous pouvons par exemple réfléchir à oublier le PIB [NDLR : Produit intérieur brut] et la comptabilité macroéconomique. Si le PIB baisse de 10%, ce n’est pas grave. C’est la vie réelle qui est importante. Si la santé publique baisse de 10%, c’est terrible. Mais si elle augmente, c’est bien. Si l’agroécologie augmente de 10%, c’est bien. Nous pouvons profiter de cette crise pour développer l’agroécologie de proximité. La crise actuelle permet également de parler de la diminution des voyages, et notamment de ceux en avion. Il y a un mouvement international, « Stay Grounded », qui existe déjà depuis plusieurs années.

    Notre objectif ne doit pas être de faire croître l’économie pour rembourser nos dettes. Il y a des dettes impayables. Par exemple, les entreprises ne paient jamais leurs dettes écologiques. Les riches du monde ne paient pas non plus leurs dettes d’émissions de dioxyde de carbone qui sont la cause du changement climatique. Alors que les dettes écologiques ne sont pas remboursées, nous devrions payer les dettes économiques ? Alors que cela fait mourir des gens de faim, nous devrions payer les dettes économiques ? 

    Nous nous trompons quand nous disons que le PIB est une production. C’est avant tout une destruction liée au pétrole, au gaz et au charbon. Pierre Charbonnier, un philosophe français, affirme dans son dernier livre[1] (que j’aime beaucoup), que nous devons en finir avec le « productionnisme ». Je crois que c’est le moment pour avancer sur ce sujet.

    Concrètement, comment la décroissance peut-elle être soutenable ? Les industries polluantes ne peuvent être arrêtées du jour au lendemain. Cela aurait des conséquences sociales inédites…

    Mais nous l’avons déjà fait pendant le confinement ! Les usines automobiles se sont mises à fabriquer des respirateurs artificiels. De la même manière, nous pourrions reconvertir l’industrie dans des choses plus nécessaires. Par exemple, dans le domaine du logement. Tout d’abord, il faut dire que nous n’avons pas besoin de construire nouveaux logements, parce qu’il y a assez de mètres carrés de construits et de résidences secondaires en Europe. Nous pourrions tout redistribuer d’une autre manière. Nous avons aussi besoin de penser une régénération agricole et urbaine au lieu de penser aux voitures.

    Êtes-vous opposé à la « croissance verte » et au développement durable ?

    Il faut distinguer deux choses : la croissance économique et l’écologie. L’écologie implique une « non-croissance économique ». Dans la croissance économique, nous comprenons la combustion du charbon, du pétrole et du gaz. Tout cela est mal calculé. C’est une erreur des économistes.  Ils doivent se retirer de la scène publique et être remplacés par les écologues, les travailleurs de la santé publique et de l’agroécologie et les urbanistes écologistes. Nous devons voir les choses en termes physiques et sociaux, et non en termes chrématistiques [NDLR : La chrématistique, notion inventée par Aristote, est définie par Joan Martínez Alier comme la « partie de l’économie traitant de l’argent, des marchés et des prix », échanges par courriers électroniques].

    Joan Martínez Alier (DR)
    Joan Martínez Alier (DR)

    La crise économique peut renforcer la crise écologique et sociale que nous étions déjà en train de vivre avant la pandémie de Covid-19. Quelles mesures politiques devrions-nous mettre en place pour faire la transition écologique et sociale ?

    La première : oublier le PIB. Au lieu de dire « le PIB va baisser de 10%, c’est terrible », nous devrions dire « nous ne compterons plus les choses avec le PIB ». Les keynésiens disent que nous avons besoin de 3% ou 4% de croissance pour atteindre le plein-emploi. Mais nous pouvons atteindre ces chiffres seulement avec du pétrole, du gaz et du charbon. Ce n’est plus possible. L’économie ne doit plus croître, les gens doivent vivre.

    La seconde : renégocier les dettes. Des pays comme l’Equateur, l’Argentine ou des pays d’Afrique, ont beaucoup de dettes. Elles sont toutes mentales, sur un papier ou sur un ordinateur. Mais la plupart d’entre elles ne sont pas réelles. Ce serait un changement très grand que de les renégocier. En 1953, l’Allemagne de l’Ouest ne paya pas la dette qu’avait créée Adolf Hitler. Elle fut convertie en dette perpétuelle [NDLR : L’emprunteur paie seulement les intérêts de la dette qu’il a contractée et non pas la somme de son emprunt]. Et ces dernières années, c’est la faible inflation qui a rendu difficile le remboursement des dettes. Nous devrions avoir une banque publique, comme auparavant en France, et aussi des coopératives de crédit.

    La troisième : un revenu de base universel, pour toutes les personnes âgées de 18 à 65 ans.

    En Espagne, le gouvernement progressiste composé du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) et d’Unidas Podemos (UP), est en train de créer un « revenu minimum vital ». Êtes-vous satisfait de cette mesure ?

    Non. Podemos a commencé à parler d’un revenu universel il y a environ cinq ans. Maintenant que certains de ses membres sont entrés dans un gouvernement de coalition, ils ont été obligés de rétrocéder. Ce revenu minimum ne concerne que quelques personnes [NDLR : Environ 100 000 foyers dans un premier temps]. Cela suppose plus de bureaucratie : qui peut l’avoir et qui ne peut pas ?

    Par ailleurs, un revenu universel aurait un bon effet sur le bien-être mental et physique des personnes, surtout pour les femmes qui seraient indépendantes de leur mari en ayant leur propre revenu. Et cela aurait aussi un effet sur le marché du travail. Par exemple, les gens pourraient travailler trois jours au lieu de travailler cinq jours par semaine, car ils auraient un revenu supplémentaire. Ce fut un succès au Brésil avec la « Bourse familiale » [NDLR : Un programme de bourse destinée aux familles en échange de la scolarisation de leurs enfants, en date de 2004, sous la présidence de Lula].  De la même manière que nous avons un droit à la santé ou à l’école, il faut créer un droit humain à ce revenu universel. Un revenu universel changerait beaucoup de choses dans le système capitaliste.

    En 2002, vous avez publié un livre intitulé L’Ecologisme des pauvres. Vous y distinguiez trois courants dans les mouvements écologistes. Quels sont-ils ?

    Le premier est le « culte de la vie sauvage ». Les conservateurs [NDLR : Au sens de « conservateurs de la nature » et non « conservateurs politiques »] expliquent qu’une partie de la terre devrait aller à l’industrie et une autre partie, 10, 15 ou 20%, devrait être conservée pour la faune et la flore. C’est une minorité des écologistes. Ils font par exemple la promotion des parcs nationaux. Ce courant est né aux Etats-Unis au XIXe siècle et s’est développé en Europe au XXe siècle.

    Le second courant est celui de l’« éco-efficacité », du « Green New Deal », du développement durable : beaucoup d’euphémismes pour dire que la croissance économique et l’écologie sont compatibles. C’est un courant très implanté au sein de l’Organisation des nations unies.

    Et enfin le dernier courant est celui de la justice environnementale, de l’écologisme populaire ou de l’écologisme des pauvres et des autochtones. Nous pourrions par exemple évoquer les zadistes de Notre-Dame-des-Landes qui sont comme les zapatistes du Chiapas ou de tout le Mexique : des gens qui défendent la terre contre les privatisations. Au cours des années 1910, Emiliano Zapata et ses partisans luttèrent contre le développement des plantations de canne à sucre dont les propriétaires privatisaient les terres communales. Sans se revendiquer écologiste, Zapata s’inscrivait en pratique dans l’écologisme populaire. Dans mon livre, je parle des pauvres mais je devrais aussi plus parler des peuples autochtones. Dans le monde, ils sont 370 à 500 millions à s’auto-identifier comme tels. Ils vivent sur les frontières d’extraction : en Arctique, en Amazonie, en Afrique, en Inde, etc., où il y a de l’extraction de charbon ou de fer. Ils sont en première ligne du combat contre l’« extractivisme ».

    Que sont les « frontières d’extraction » dont vous parlez ?

    C’est un concept de l’historien Jason Moore. Il parle des Européens arrivés en Amérique, à Potosí en Bolivie ou dans le Haut-Pérou pour extraire de l’argent pour fabriquer des objets de luxe ou pour commercer avec la Chine, et un peu plus tard dans les Caraïbes pour produire du sucre, qui fut très utile pour nourrir les ouvriers pendant la Révolution industrielle. Ces frontières sont sans cesse repoussées : aujourd’hui, elles sont désormais en Arctique. En Amazonie, il y a aussi des gens, comme le peuple Achuar, qui protestent contre les entreprises pétrolières. Même s’ils ne sont pas de Greenpeace, ils sont écologistes à leur manière. En revendiquant leurs droits à l’eau et à l’air, ils se revendiquent avant tout humains.  

    Dans cet ouvrage, vous évoquez également le « néomalthusianisme féministe ». Qu’est-ce que c’est ?

    C’est un mouvement qui a particulièrement existé en France et en Italie avec le mouvement de la « grève des ventres » [NDLR : Expression forgée par Marie Huot, militante féministe, au début du XXe siècle]. C’est un sujet important en lien avec le « pic démographique ». Serons-nous 20 milliards d’habitants ou arrêterons-nous de faire croître notre démographie ? Est-ce mieux 40 millions de personnes qui vivent dans le bien-être ou 100 millions dans le mal-être ? La décroissance démographique et la dépopulation vont être de grands sujets de recherche.

    Selon vous, l’écologisme des pauvres permet de « faire dialoguer l’écologie politique et l’économie écologique ». Pourquoi ?

    L’écologie politique étudie les conflits environnementaux, les valeurs et les langages de valorisation de l’environnement. Un peuple autochtone peut par exemple revendiquer une montagne pour sa fourniture en bois, en graines ou en plantes médicinales. Il peut également arguer que la montagne est sacrée. D’un autre côté, il existe le langage de valorisation monétaire de l’environnement, qui permet une compensation en argent du dommage environnemental. Ce sont les économistes qui imposent ce langage. L’économie écologique explique cependant d’une part qu’il existe des valeurs incommensurables et d’autre part qu’il n’est pas possible de réduire les choses à une seule unité de mesure. Aujourd’hui, les économistes parlent essentiellement d’économie au prisme d’une partie de sa définition : la chrématistique. Mais Aristote parlait aussi de l’oïkonomia, qui a elle à voir avec les conditions sociales de la vie. Il y a un double-sens au mot « économie ».

    Voyez-vous des similitudes entre le moment que nous vivons et d’autres périodes historiques ?

    Je suis parfois impressionné par les similitudes avec la dernière grande pandémie qui eut lieu en Occident en 1918. Celle qui s’appelait la « grippe espagnole », alors qu’elle ne venait même pas d’Espagne. Beaucoup de gens sont morts lors de cette pandémie [NDLR : D’après l’Institut Pasteur, ce sont entre 20 et 50 millions de personnes qui ont perdu la vie entre 1918 et 1919]. Mais ce n’était pas comme la Peste Noire du Moyen-Âge, ou comme les maladies importées par la « Conquête » en Amérique Latine au XVIe siècle qui ont causé la mort de 95% de la population à Cuba et à Porto Rico. Ce sera sans doute moins avec la pandémie de Covid-19. Mais elle peut finalement confirmer le pic démographique au niveau mondial. La population ne va pas croître indéfiniment.

    Les terribles événements n’ont pas cessé avec la fin de la Première guerre mondiale et de la Grippe espagnole…

    Après la Première guerre mondiale, les « années folles » de 1920 eurent lieu. Il y eut aussi ensuite la crise économique de 1929, le fascisme et la Seconde guerre mondiale. Beaucoup de désastres créés par les propres humains, et non par un virus. Je crois qu’il peut également arriver maintenant la même chose.

    Pourriez-vous recommander une série et un livre à la prochaine génération ?

    Je n’ai pas vu beaucoup de séries mais j’ai trouvé Tchernobyl assez bonne. Un film de fiction qui pourrait être intéressant traiterait des conséquences de la fusion d’une vieille centrale nucléaire en France. Ce serait dramatique pour la France et l’Europe. Je suis antinucléaire mais j’espère que cela n’arrivera pas. Nous sommes en train de jouer avec quelque chose de très dangereux. J’aimerais aussi voir une série sur la décroissance et des gens qui en seraient heureux. Parce qu’en Europe, la décroissance est vue comme ce tableau d’Edouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe (1863) : un monde avec des personnes sympathiques, avec peu de vêtements, dans la campagne. Ils pensent que la décroissance est un monde fait de culture de carottes comme dans les jardins de Marie-Antoinette à Rambouillet et de pêche.

    Pour les livres, il y a celui de Boaventura de Sousa Santos : Epistémologies du Sud (2009). Il y a également ceux de l’historien social James C. Scott qui a fait une histoire du Sud-est de l’Asie, en Chine et au Laos, où des populations ont lutté pour l’écologie et pour survivre. La nouvelle de Ursula K. Le Guin, Les Dépossédés (1974) est très bonne. C’est un livre de science-fiction qui parle de décroissance, et au fond, c’est un livre d’écologie. C’est assez réaliste. Et enfin, un livre de philosophie politique, celui de Pierre Charbonnier, qui est très bon, Abondance et Liberté (2020). Mais il devrait parler plus du Sud. C’est normal qu’il ne le fasse pas, parce qu’il parle de la « Rive Gauche » (rires). C’est un peu loin du Sud.

     

    Propos recueillis et traduits par Marius Matty.

     

    [1] CHARBONNIER Pierre, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020.


    Pour aller plus loin : MARTINEZ ALIER Joan, L’Ecologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Institut Veblen/Les Petits Matins, 2002.


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