Pascal Picq – « Les variations et la diversité peuvent changer le monde »

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    Dans son dernier ouvrage, Sapiens face à Sapiens. La tragique et splendide histoire de l’humanité (Flammarion, 2019), le paléoanthropologue Pascal Picq revient sur l’origine de notre espèce, et s’interroge sur la phase inédite de notre évolution actuelle. À l’ère du numérique et des défis écologiques, Sapiens renouera-t-il avec la sagesse ? 

     

    Vous écrivez que « notre lignée devient “humaine” en inventant la coévolution. » Qu’est-ce que la coévolution ?

    La coévolution signifie qu’aucune espèce n’évolue par elle-même. Elle est influencée par de multiples facteurs : la biologie, l’environnement et le milieu technoculturel. Par exemple, en mangeant, on modifie notre microbiote. On sait que notre nourriture et notre environnement conditionnent notre physiologie, mais aussi nos capacités cognitives. Cela est vrai pour toutes les espèces. Cela peut paraître simple, mais il y a encore vingt-trente ans, l’idéologie du progrès, en médecine notamment, affirmait que l’homme s’était affranchi des contraintes de la nature, et que tout ce qui était lié à la sélection naturelle et aux mécanismes d’évolution en général ne s’appliquait plus. Le transhumanisme « technohalluciné » en est la forme actuelle. Que nenni ! On s’aperçoit aujourd’hui que nos comportements, la pollution, nos habitudes sociales, notre alimentation, etc., modifient les expressions de nos gènes et se transmettent en partie ; c’est l’épigénétique. Car nous sommes en réalité des espèces très plastiques d’un point de vue physiologique, cognitif et morphologique : on peut changer très vite de taille et de forme. Outre notre environnement naturel, nous sommes aussi modulés, sélectionnés, transformés par nos environnements technique et culturel : c’est l’évolution bioculturelle.

    Par exemple ?

    Les personnes de ma génération, les baby-boomers, ont eu plus d’accès à l’éducation et à la culture, à la médecine, à une meilleure alimentation, à plus de confort et d’hygiène, à de meilleures conditions de travail, aux avancées sociales, etc. Au final, que s’est-il passé ? 10 à 15 centimètres de taille corporelle en plus et vingt-cinq ans d’espérance de vie gagnés en moyenne. En une génération ! Voilà comment nous, les humains, en changeant notre environnement technique, culturel et social, on peut changer très vite. Je souligne que ces avancées étaient avant tout inscrites dans un projet de société, pas seulement technique, qui est remis en cause de nos jours en raison de ses conséquences sur la planète. En effet, quel succès ! Depuis que je suis né, la population mondiale a triplé et a consommé et voyagé comme jamais. Mais on oublie deux règles de l’évolution : plus on a de succès, plus il faut s’adapter aux conséquences de ce succès et quoi qu’on fasse, toute évolution est un compromis jusqu’à ce que les avantages butent sur les désavantages.

    C’est le cas actuellement ?

    La plasticité peut aller dans le bon comme le mauvais sens. La révolution numérique a des effets négatifs sur notre morphologie, car elle induit plus de sédentarité, des risques d’obésité, une perte de la vue de loin et de la robustesse des muscles de la nuque ; par ailleurs, elle modifie les relations sociales, la libido, etc.

    Il y a deux millions d’années, l’humanité avait déjà connu une révolution technique généralisée qui a modifié l’ensemble de l’adaptation de son espèce : le feu ! La cuisson des végétaux, plus que celle de la viande, a eu des conséquences très rapides ; la taille corporelle d’Homo erectus a augmenté rapidement à l’échelle de l’évolution, et en cinq cent mille ans, le volume du cerveau a doublé. Grâce au feu et aux outils de pierre et de bois qui vont avec, les humains ont construit des abris pour se protéger du monde extérieur, leur permettant de conquérir des niches écologiques où jamais aucun singe ou grand singe ne s’étaient aventuré, notamment vers les hautes latitudes. L’évolution bioculturelle d’Homo lui confère une puissance écologique qui ne cesse de croître, avec une accélération effarante au xxe siècle. Voilà comment la technologie du feu a pu modifier notre évolution, et peu à peu modifier la face de la planète.

     

    ©Patric Lazic

    Ce mauvais sens, c’est ce que vous nommez la « mal évolution » ?

    Si la plasticité humaine est un don de notre évolution, cela veut dire aussi que l’on peut changer très vite en fonction des perturbations de nos environnements, notamment urbains puisque, depuis 2007, la majorité de la population mondiale est urbanisée, et que cela va en augmentant. Depuis vingt ans, les problèmes liés aux pollutions sont devenus les premières sources de maladies au monde. D’après les rapports récents de l’OMS (2018), les pollutions des atmosphères intérieures et extérieures de nos logements sont chacune responsables de quatre millions de morts prématurées dans le monde. Les insecticides et les perturbateurs endocriniens affectent considérablement notre santé, notamment celle des femmes enceintes et celle des enfants, lesquels sont victimes de maladies respiratoires. Les hommes ont perdu la moitié de leurs spermatozoïdes 1. Tous les aspects de notre biologie liés à la reproduction se montrent très sensibles à nos changements d’environnement. Les allergies sont quant à elles devenues plus nombreuses, de même que l’on observe une augmentation des maladies auto-immunes. Ce qui a été un progrès, comme l’hygiène et l’asepsie, se retourne contre nos systèmes immunitaires, ce qu’on appelle l’hypothèse hygiéniste ou « les vieux amis ». Nous avons besoin d’être en contact avec des micro-organismes plus ou moins pathogènes pour édifier nos « défenses naturelles », d’enrichir notre microbiote pour que nos systèmes immunologiques se développent et ne se retournent pas contre nous. Donc, d’un côté nous ne sollicitons plus les héritages immunologiques acquis et transmis par nos ancêtres et, en plus, nous modifions nos environnements et nos habitudes comme jamais. Si vous voulez comprendre ce qui se passe, je vous invite à relire et revoir la fin de La Guerre des mondes, le livre de H.G. Wells, comme le film de Steven Spielberg. Nous ne sommes jamais sortis de la guerre des mondes microbiotiques.

    Les climatosceptiques mettent en avant le fait que l’humanité a déjà survécu à des changements climatiques durant les âges glaciaires, et que celui que nous vivons aujourd’hui n’est donc pas à craindre pour notre espèce. Qu’en pensez-vous ?

    Ils ont raison, l’homme va survivre puisque nous sommes 7,7 milliards. Mais la question est de savoir qui va survivre et comment ? Les climatosceptiques, qui opposent leurs convictions au doute méthodologique de la science – c’est tout le problème de la pensée cartésienne –, pensent que ce sont eux qui vont survivre. Je rappelle qu’il ne reste qu’une seule espèce d’homme sur la Terre alors qu’il y a encore cinquante mille ans – hier –, il y en avait au moins six contemporaines, dont la nôtre, Sapiens. L’homme a survécu, mais seulement une partie de l’humanité de la fin de la préhistoire. Alors, qui aura le plus de chance de survivre dans les décennies qui viennent avec les dérèglements climatiques, le vieillissement des populations, la détérioration des communautés écologiques et, comme le rappelle dramatiquement l’actualité, l’émergence de nouveaux virus et autres agents pathogènes, comme le coronavirus en Chine. Si je devais faire un pari, je pense que les peuples dit racines ou traditionnels à la périphérie des mégalopoles ont plus de chance de contribuer à l’humanité de demain en cas de pandémie.

    Vous parlez aussi de l’importance de la cosmologie, des représentations du monde, de la dimension immatérielle dans l’évolution et les civilisations. En quoi celle-ci peut-elle faire la différence ?

    La dimension idéelle pose en effet la question du sens. Par exemple, utilise-t-on les technologies dans une volonté de toute-puissance, comme l’ont beaucoup fait les Occidentaux, ou avec l’idée d’améliorer les conditions humaines ? La technologie est une arme à double tranchant. Ce qui m’inquiète, c’est l’idée de prétendre, comme le font les transhumanistes, qu’elle va améliorer, trouver des solutions et sauver le système dans lequel nous sommes, sans le refonder. C’est comme pour la décroissance ; pour moi, ce n’est pas une question de croître ou décroître, c’est le modèle qui n’est plus bon. Décroître dans un système qui ne marche pas, ça ne marchera pas non plus. Il devient urgent d’abandonner le modèle de l’économie linéaire qui a prévalu pendant les deux siècles de la civilisation industrielle : prélever-transformer-produire-vendre-utiliser-jeter. Il faut développer les économies circulaires et écosystémiques.

    La technologie n’est un progrès qu’à partir du moment où elle participe d’un autre projet inscrit dans une vision du monde partagée, pas pour « solutionner » les défauts d’un modèle moribond, même si, historiquement, celui-ci a permis des avancées. Elle peut être un formidable outil, notamment pour l’écologie. Depuis quelques années, on parle de plus en plus d’écosystèmes. Or rien de plus complexe qu’un écosystème, car il faut analyser des milliers, voire des millions de données. C’est possible grâce aux puissances de calcul, aux données et aux algorithmes de l’intelligence artificielle. Mais n’oublions pas que les usages des appareils connectés ont aussi de profonds impacts sur l’écosystème terrestre, notamment en termes de consommation d’énergie.

    Alors, comment édifier une cosmogonie commune à toute l’humanité de demain ? Toute cosmogonie évoque une origine. Ce « grand récit » est celui de la paléoanthropologie : toutes les femmes et les hommes, tous les Sapiens, partagent une origine commune et récente et, contrairement aux apparences, nous avons une faible diversité génétique. Reste à construire une « politique de civilisation » qui s’appuie sur cette unité d’origine et orientée vers une destinée commune, mais dans la diversité.

    Comment ?

    Cela ne va pas être simple, mais j’espère que la mobilisation sociétale, poussée par les personnes les plus actives dans les questions environnementales, va aider à une plus grande prise de conscience dans toutes les sociétés du monde. Et que l’on soit capable d’apprendre, comme disait l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, de la diversité des autres cultures et d’autres rapports à la nature. Aucune culture n’a tout bon ou tout faux, on peut s’inspirer les uns des autres. Or aujourd’hui, nous n’avons pas de grand projet pour l’humanité et la situation nous dépasse. Mais cela peut advenir avec la révolution écologique et la révolution numérique qui fait que, de nos jours, nous sommes tous connectés.

    Vous écrivez que « les espèces comme les civilisations vivent sur leurs adaptations du passé, mais leur survie dépend de leur capacité à inventer les adaptations à un monde qu’elles ont contribué à modifier. »

    Ce que je veux dire par là, c’est que notre évolution est une coévolution. Les théories de l’évolution sont des théories des variations, des diversités. Notre culture ne comprend rien à l’évolution en dehors du champ de la biologie. Darwin, ce n’est pas la loi du plus fort, c’est pourquoi il y a des variations, d’où viennent-elles, comment certaines se diffusent et d’autres pas. Le concept le plus fondamental est que toute différence est une chance potentielle pour s’adapter à un monde qui change. Face à l’incertain, il faut de la diversité. Par conséquent, toute destruction potentielle d’une espèce ou d’un écosytème nuit à nos capacités de nous adapter à un monde que nous contribuons tant à transformer

    Il existe trois types de biodiversités indissociables, sur lesquelles nous avons une influence : la biodiversité naturelle, la biodiversité des espèces domestiquées (plantes et animaux) et la diversité culturelle. On parle souvent de la perte de la biodiversité naturelle, mais on assiste aussi à une perte de biodiversité des espèces domestiquées en privilégiant les monocultures et l’élevage intensif de certaines races au détriment d’autres. Pourtant, une graine est aussi le fruit de centaines d’années de coévolution avec des techniques agricoles, des savoir-faire qui ne peuvent pas être préservés dans une banque de semences ! [75 % des semences anciennes ont disparu depuis vingt-cinq ans. N.D.L.R.] Si des entreprises comme Monsanto ou Syngenta ne comprennent rien à l’évolution, il faudrait aussi s’interroger sur l’enseignement de la philosophie et de l’histoire dans les grandes écoles d’ingénieurs !

    D’où les changements peuvent-ils venir ?

    Il y a cinquante ans, des jeunes dans le monde entier ont bousculé les archaïsmes des sociétés issues de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, Greta Thunberg et beaucoup d’autres dans le monde utilisent les réseaux et manifestent dans les villes. D’autre part, les appareils connectés et les créations d’applications favorisent le développement de nombreuses formes d’économie sociale et solidaire. Et il n’y a pas que les jeunes. Aux USA, ce sont les jeunes seniors qui créent le plus de start-up (ceux de 1968). Des juniors et des seniors. Et les autres, celles et ceux qui sont les plus actifs ? Là aussi, ça change.

    Le 19 août 2019, le Business Roundtable a réuni à New York 181 patrons des plus grandes entreprises ; ils ont publié une charte disant qu’on ne pourrait pas continuer ainsi dans les quinze ans à venir au vu de la détérioration de l’écologie et de l’augmentation des inégalités sociales 2. Ils ont compris que même s’ils continuent de rémunérer les actionnaires (stakholders), ils ne pourront pas prospérer dans un contexte de plus en plus détérioré dont ils sont en partie responsables. On parle d’entreprises « hybrides », qui font la part entre les intérêts des actionnaires et des parties prenantes de la société (shareholders). On n’en est qu’au début, mais avec l’arrivée de milléniaux aux postes de décision comme dans les fonds d’investissement éthiques, verts ou autres, cela peut changer rapidement, sans oublier que les jeunes diplômés sont plus regardants sur les authentiques approches RSE des entreprises, et les clients plus attentifs à la dimension sociale et écoresponsable. Les entreprises qui se risquent aujourd’hui au greenwashing ou au socialwashing prennent de vrais risques.

    Une étude de la Harvard Business School note quant à elle que si les entreprises développaient jusqu’au bout les politiques RSE (Responsabilité sociétale des entreprises) actuellement engagées et que et si les objectifs étaient atteints, cela représenterait un gain de richesse mondiale de 1 400 milliards de dollars par an et 400 000 millions d’emplois créés d’ici 2025 3. En France, ces études sont peu connues, car on confond trop souvent entreprises, capitalisme et néolibéralisme. Évidemment, les gens autour de Donald Trump n’ont que faire de ces initiatives. Mais une partie des business models est en train de changer et annonce, je l’espère, une profonde mutation des entreprises et de toutes leurs parties prenantes, internes et externes.

    Pas de naïveté ni d’optimisme exagéré. On n’a pas à tout inventer. Les solutions existent. Mais il reste le plus difficile : en faire une nouvelle synthèse créatrice pour l’avenir de Sapiens.

    Le mot Sapiens signifie à l’origine « sagesse », « celui qui sait ». Est-il nécessaire de remettre de la sagesse et du sens dans tout ce que l’humain entreprend ?

    Oui, d’autant que nous sommes les derniers survivants du genre Homo ; nous sommes seuls face à notre espèce et cela change tout. Notre vision du passé a complètement changé. Aujourd’hui, plus que jamais, nous commençons à prendre conscience de notre place dans l’évolution et de notre responsabilité face à la situation actuelle, et même vis-à-vis de la disparition d’autres espèces. Tout cela nous amène à repenser notre devenir commun. Il fut un temps où l’on pensait que l’évolution de la vie allait vers l’avènement de Sapiens, ce qu’on appelle « l’hominisation ». Une loi immanente qui exclut notre responsabilité. Un dévoiement de l’évolution forgé par l’idéologie du progrès et cher aux climatosceptiques. Mais aussi un dévoiement de la pensée de Pierre Teilhard de Chardin pour qui l’hominisation, concept dont il est l’inventeur, définit l’état unique d’une espèce qui prend conscience de sa place dans l’histoire de la vie et qui en devient responsable ; autrement dit, devient Sapiens. On n’a plus beaucoup de temps.

    Propos recueillis par Sabah Rahmani


    1. Joanna Jurewicz et coll., « Air Pollution from Natural and Anthropic Sources and Male Fertility », Reproductive Biology and Endocrinology, 16, 2018.
    2. « What are the companies for. Big business, shareholders and society », The Economist, 24 août 2019.
    3. Source : Harvard Business Review France, 2019.

    Bio express de Pascal Picq

    1954 : naissance à Bois-Colombes

    1984 : chercheur associé à l’université Duke (USA)

    1991 : maître de conférences au Collège de France

    2013 : De Darwin à Lévi-Strauss. L’homme et la diversité en danger, Odile Jacob

    2019 : Sapiens face à Sapiens, Flammarion


    Pour aller plus loin

    • www.pascalpicq.fr
    • Pascal Picq, Sapiens face à Sapiens, La splendide et tragique histoire de l’humanité, Flammarion, 2019.

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