Dans son livre Mère. L’enseignement de la forêt amazonienne (2019, Mama éditions), le chamane suisse, Laurent Huguelit propose une lecture originale et passionnante de notre relation à la nature et à nous-mêmes. Rencontre avec ce féru de botanique, à l’occasion d’une ballade-interview au parc des Buttes Chaumont à Paris, cheminant au milieu de platanes remarquables, de séquoias, de magnolias, de cèdres de l’Atlas, aux sons de cascades et de flûtes enchantées croisés sur nos pas !
Que représente la forêt dans notre imaginaire ?
Sa dimension magique nous attire. Elle réveille une part enfantine, souvent liée aux contes de fées présents dans notre imaginaire populaire, où la forêt peut être le lieu d’une magie, bienveillante ou pas, puisque l’on y trouve aussi la figure du loup…
La forêt nous rappelle au fond, l’enfance de notre espèce, l’enfance de l’humanité où ont évolué les premiers être humains. Petit, je passais une grande partie de mes vacances en forêt en camping avec mes parents ; j’allais rêvasser et d’une certaine manière, je retrouvais mes racines dans la forêt. Parce qu’elle fait partie de la grande famille du vivant ; c’est le lieu où tous les règnes se retrouvent : le végétal, l’animal, le terrestre, l’eau… On y trouve une exubérance, une générosité qui nous rappelle tout simplement la générosité de la Terre. C’est d’ailleurs dans les forêts que l’on observe le plus de biodiversité terrestre et de ressources. C’est un lieu où l’on se sent en contact avec la nature, et où on se sent aussi aimé !
Pourquoi parlez-vous de la Mère-Forêt dans votre livre ?
Parce qu’elle est perçue comme telle chez beaucoup de peuples en Amazonie ; la forêt est la mère nourricière, elle donne toutes les ressources alimentaires et de constructions dont ils ont besoin. Sans la forêt, l’être humain serait un petit animal pris au dépourvu.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous rendre dans la forêt amazonienne?
J’ai senti l’appel de cette grande forêt qui me fascine depuis l’enfance. Après avoir travaillé dans une forêt tropicale au Mexique auprès de populations autochtones, en 2016, ma compagne et moi avons voulu approfondir notre connaissance du chamanisme amazonien. Nous avions eu envie de nous ressourcer en profondeur, dans la nature sauvage. C’était donc l’occasion de réaliser ce rêve, et d’aller à la rencontre de cette forêt, car je savais qu’elle était menacée. C’était aussi le bon moment de m’y rendre car nous sommes à une période où il est important de faire des choix collectifs, pour la préservation de l’environnement.
Quel est le choix prioritaire pour préserver la nature ?
C’est une grande question. Mais je pense qu’il faut d’abord reconsidérer la nature comme faisant partie de notre famille, et pas simplement comme une chose extérieure à nous, juste là pour faire jolie et se faire exploiter. La nature c’est nous ! Nous devons retrouver une forme de pacte entre elle et nous.
Toutes ces choses ont souvent été oubliées dans nos cultures judéo-chrétiennes devenues matérialistes, siècles après siècles, en se détachant de la nature et ne la voyant plus que comme une ressource à « exploiter ». Alors qu’il est possible de vivre en harmonie avec la nature. Et la première chose à lui donner en retour de ce qu’elle nous offre, c’est du respect et de l’amour.
Dans votre livre, la forêt vous parle, vous délivrez ses messages… Quel effet cela-t-il eu sur vous ?
Elle m’a dans un premier temps, beaucoup fait pleuré. Elle avait touché le plus profond de mon cœur. Elle m’offrait l’honneur de pouvoir écrire pour elle. Cela peut paraître étrange d’en parler comme une personne, mais dans le chamanisme, les arbres, les animaux, sont des personnes, avec lesquels nous pouvons communiquer.
En échange de son cadeau, je lui ai promis de me plier à une certaine discipline pour préserver une forme de clarté dans ce que j’écrivais. Je me suis donc astreint, durant les trois années à écrire le livre, à suivre les recommandations du chamanisme traditionnel pour rester en connexion avec cette énergie de la forêt. Je méditais tous les matins pour me reconnecter à ce que j’avais reçu en Amazonie. Je me connectais vraiment à l’esprit de la forêt pour recevoir son enseignement pendant quelques heures. Elle était comme une Muse.
Quel fut son principal enseignement ?
L’enseignement sur le cœur. La forêt explique que notre cœur, l’aspect émotionnel de notre personne et la mémoire de notre cœur interfère avec nos bonnes intentions. D’ailleurs, la phrase qui ouvre le livre « l’intention est bonne mais le cœur n’est pas pur », n’est pas simple à expliquer, mais elle signifie, dans le contexte du chamanisme amazonien, que l’on doit nettoyer nos veilles blessures, nos vieilles mémoires, nos veilles ombres, pour pouvoir clarifier nos intentions. Même par rapport à la nature.
Nous avons, par exemple, presque tous envie de sauver la planète : nous avons tous cette bonne intention, mais ce qui nous empêche d’y arriver, c’est un certain nombre d’obstacles à dissoudre, liés à notre histoire personnelle. Celle-ci a une influence globale sur ce qui se passe sur la planète. Les 7 milliards d’individus sur terre ont tous un cœur, une histoire, une famille, une généalogie. Mais dans cette généalogie, il y a des blessures. Le fait des les accepter est un premier pas vers la guérison pour ne plus être dans cette bonne intention de surface, tout en continuant d’être les personnes blessées que nous sommes.
Cela rejoint d’une certaine manière la célèbre phrase de Gandhi « sois le changement que tu veux incarner dans le monde » ?
Exactement. Ce changement que l’on doit opérer sur soi-même et que l’on souhaite voir apparaître dans le monde, on l’a tous en théorie.
Comment ?
C’est la grande question ! Dans le chamanisme amazonien, on nettoie régulièrement le cœur avec des rituels de purges, des plantes médicinales, des soins traditionnels, des chants sacrés, etc. Ce sont des nettoyages à la fois physiques et émotionnels. D’ailleurs à une époque toutes les cultures pratiquaient ces nettoyages rituels.
En Occident, nous ne sommes pas différent des êtres humains traditionnels. On met souvent dans la case des Occidentaux, les mots rationnels, déracinés, or nous avons les mêmes besoins que les autres, cette nécessité de se nettoyer de temps en temps est aussi valable.
Avec quelles pratiques ?
Avec la méditation par exemple. Quelle que soit sa forme, comme la pleine conscience, version moderne de la pratique bouddhiste indienne vipassana. Car la méditation ce n’est pas simplement se calmer l’esprit et se recentrer, c’est aussi un nettoyage. Lorsque l’on médite il y a une force de la nature que l’on peut appeler le tao ou le dharma dans le bouddhisme, qui nous nettoie également de certaines mémoires. Et plus on va profondément dans cette démarche, plus le nettoyage se fait petit à petit. C’est donc une option possible, comme tout ce qui émerge dans notre pays avec les traditions orientales : le yoga, tai chi… Toutes les personnes qui décident ainsi d’appliquer des techniques et des traditions de méditations, ou de travail sur le corps énergétique, sont déjà dans cette démarche de nettoyage.
La psychanalyse et les psychothérapies en général en font-elles aussi partie ?
Oui ! Toutes les disciplines en psychothérapie s’inscrivent d’une démarche de nettoyage. Le fait de retourner dans son histoire familiale, de verbaliser ses blessures passées, de nettoyer les vieilles mémoires, tout cela se révèle à la conscience comme un dissolvant universel : comme une sorte d’eau de javel spirituelle ! [rires]
C’est aussi sans doute pour cette raison que l’on observe un engouement pour le chamanisme en particulier. C’est positif car c’est à la fois une spiritualité de nettoyage et une spiritualité qui nous reconnecte à la nature. Ce double aspect, résume un peu ce que la forêt nous demande de faire. Car plus on se nettoie, plus on guérit les blessures, plus on a pardonné, plus on est dans la clarté, et plus on se reconnecte au vivant. C’est une reconnexion qui se fait naturellement. Et à partir du moment où nous sommes dans cette démarche, la nature nous aide elle aussi à nous nettoyer.
Dans votre livre la forêt vous parle de quatre esprits, qualités alliées pour effectuer ce travail de nettoyage. Pouvez-vous les résumer ?
En effet, la forêt amazonienne parle de quatre esprits alliés dans cette démarche de clarté, parce que le but c’est la clarté, clarifier notre vision de nous-même et du monde. C’est un enseignement très concret qui éclaire certaines qualités à la fois très simples et très puissantes. Elle les appelle les quatre esprits de la clarté : la sensibilité, la réflexivité, l’équanimité et la compassion.
Premièrement, sur la sensibilité, la forêt dit une phrase : « Il n’y a qu’un sens, le toucher ». C’est la première étape qui nous rend beaucoup plus affinés dans nos perceptions. En revenant dans une démarche tactile, on comprend que tous nos sens sont en réalité des organes de sensibilité que l’on doit développer sans avoir peur de devenir une personne sensible. La forêt nous conseille d’être à l’écoute de notre sensibilité parce que c’est elle qui nous guide et nous montre ce qui est bon ou pas pour nous. Cette sensibilité permet de revenir dans notre corps, dans une relation tactile à la nature. Elle nous ancre corporellement mais aussi socialement. Le fait que l’on se soit protégé les uns des autres, du monde extérieur qui peut être parfois un danger pour notre sensibilité, nous a un peu coupé de la nature. Il faut donc renouer avec ce contact spontané, charnel.
Ensuite, l’équanimité. Personnellement c’est le grand chantier, la part que j’essaie de travailler tous les jours. Il s’agit de ne pas réagir de manière disproportionné émotionnellement à ce qui nous arrive : le fait de rester centré, zen. Par exemple, si pendant une retraite silencieuse bouddhiste de plusieurs jours, une psychothérapie, ou une cérémonie, des choses difficiles remontent à la surface, à ce moment là, il faut faire en sorte de rester centré.
Dans un tout autre contexte, avec les réseaux sociaux ou dans le déluge des informations, nous sommes constamment sollicités sur nos réactions émotionnelles. C’est alors un bon exercice d’apprendre l’équanimité dans nos rapports avec le monde virtuel, via notamment tous les commentaires en réaction émotionnelle, les clashs, les coups de gueules, etc. Car ces espaces sont devenus un peu l’exutoire de notre inconscient et de notre conscient. L’équanimité nous permet alors d’accepter nos perceptions, de les digérer sans qu’elles nous nous perturbent ou qu’elles nous blessent.
La réflexivité est quant à elle, la suite logique. Elle permet de comprendre nos pensées, mots, gestes : les miroirs de nous-mêmes. Ainsi, lorsque je mets de la beauté dans le monde, elle vient de moi et lorsque je mets de la laideur dans le monde, elle vient de moi aussi. C’est le miroir de notre âme et de notre cœur. Il y a là aussi un gros travail à faire dans notre culture sur la réflexivité parce qu’on a souvent tendance à croire que projeter sur les autres, les critiquer, les jalouser, etc., fait partie de la vie. Or c’est une forme de brouillard émotionnel, de poison que l’on déverse dans l’inconscient collectif.
La réflexivité va nous permettre de prendre conscience que si l’on souhaite que le monde aille mieux, il faut aussi que l’on fasse un effort pour mettre de belles choses dans le monde avec nos pensées, nos paroles et nos gestes. Cela peut sembler un peu naïf de dire cela, mais il faut vraiment faire attention à ce qu’on met dans le monde.
L’accomplissement de ce processus, c’est la compassion. Lorsque l’on prend conscience que les autres ont aussi un cœur, on ne peut pas leur en vouloir, quoi qu’ils fassent, disent ou pensent ; ils sont comme nous. Une personne violente, ou qui fait du mal, a elle-même a vécu des choses, elle porte en elle cette violence, cette noirceur, elle en est juste la dépositaire mais n’en est pas forcément la source.
La forêt dit que la compassion est la compréhension de la magie, dans le sens chamanique, c’est-à-dire notre capacité à créer dans le monde, ce pouvoir créateur influencé par le contenu de notre cœur. En toute fin de processus de la compassion, il y a le pardon. Car nous sommes dans cette compréhension mutuelle de l’autre, dans tous ses aspects. On peut ainsi plus facilement se pardonner à soi-même et pardonner aux autres. C’est un nettoyage profond. Et lorsque l’on arrive à aller chercher dans les profondeurs du cœur, cette capacité à pardonner, c’est vraiment la guérison. Une fois que l’on a pris conscience de cela, la boucle est bouclée. On se rend ainsi compte que l’on est tous dans le même bateau, que tous les êtres humains ont un travail à faire sur eux-mêmes. Alors autant le faire ensemble en conscience, plutôt que laisser les choses en l’état et souffrir dans ce monde qui manque de clarté.
C’est un long processus…
Oui, le fait de cheminer avec ces quatre esprits alliés prend une vie, c’est un processus permanent. Mais il ne faut pas voir ce travail comme une corvée, mais plutôt comme une chose positive qui nous est offerte et qui débouche sur quelque chose de beau. Il y aussi un côté jubilatoire dans ce travail sur soi. Ce nettoyage du cœur permet de retrouver notre intériorité et ce lien direct au vivant, au cosmos… Car dans cette connexion il y a la force, la connaissance et une forme de sagesse, qui nous permet d’être en relation avec l’intelligence de la nature. On prend ainsi conscience que l’on n’est pas seul, que l’intelligence de la nature travaille avec nous. Pour enfin, sentir que l’on appartient au tout. Une sensation fondamentale, car sans elle, on ne peut pas vivre heureux et en harmonie.
Propos recueillis par Sabah Rahmani
Pour aller plus loin :
Le site de Laurent Huguelit : www.outremonde.ch
Lire aussi dans Kaizen :
Ernst Zurcher, les arbres entre visible et invisible
Merci pour cet article qui synthétise tellement d’aspects de ce qui me touche actuellement.