Le 1er septembre 2018, Dunkerque devenait la plus grande ville européenne à mettre en place la gratuité des transports1. Un an plus tard, le dispositif est un succès économique, social et écologique.
En sortant de la gare, impossible de ne pas les voir. Bleu, rose, jaune, vert… Les bus flamboyants de la ville de Dunkerque contrastent avec la couleur brique des bâtiments, arborant tous l’inscription « 100 % gratuit, 7 jours sur 7 ». Depuis septembre 2018, les habitants de l’agglomération et les gens de passage n’ont plus besoin d’acheter un ticket ou un abonnement pour prendre le bus, un simple « bonjour » au conducteur suffit. « Je laisse ma voiture plus souvent devant chez moi maintenant », confie Yolande, 79 ans, qui attend le bus pour rentrer chez elle à Petite-Synthe.
Comme Yolande, depuis le lancement du dispositif, 48 % des nouveaux usagers ont délaissé la voiture pour faire le même trajet en bus. Une petite révolution dans une ville où la culture de l’automobile a toujours été extrêmement forte. « Après la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction de la ville a été pensée autour du déplacement en voiture et jusque dans les années 2010, moins de 5 % de la population utilisait le bus », explique Patrice Vergriete, maire et président de la Communauté urbaine de Dunkerque. « Il fallait donc une rupture avec le modèle existant en proposant la gratuité, un “choc psychologique” pour que les habitants s’approprient de nouveau les transports en commun. » Neuf mois seulement après le lancement, les bus ont vu leur fréquentation augmenter de 80 % en semaine et de plus de 140 % le week-end !
Ce succès n’aurait pas été possible sans une refonte totale du réseau en amont. « On ne pouvait pas se permettre de lancer la gratuité du jour au lendemain sur un réseau vieillissant qui n’avait pas été rénové depuis les années 1980 », explique Xavier Dairaine, chef de projet Transport à la Communauté urbaine de Dunkerque. Voies dédiées, feux prioritaires, remaniements des horaires… Dix-sept lignes de bus irriguent maintenant le réseau, dont cinq nouvelles lignes « Chrono » – équipées de ports USB et de connexion WiFi – qui garantissent aux usagers un passage toutes les dix minutes en semaine. « Cela nous a permis de lancer la gratuité en deux temps : le week-end d’abord, de 2015 à 2018, avant la gratuité totale, en septembre 2018. »
Côté environnemental, 50 % des bus du réseau roulent aujourd’hui au gaz naturel 2 avec l’objectif d’atteindre les 100 % d’ici 2025. « C’est un long processus. On ne peut pas simplement “jeter” nos anciens bus qui roulent encore au diesel, explique Xavier Dairaine. Sur du plus long terme, on réfléchit même à introduire de l’hydrogène dans le biogaz à partir des centres de revalorisation des déchets de la ville. »
Quel coût pour la gratuité ?
Mais comment financer tout ça ? En partie grâce au versement transport (VT), une taxe imposée par les collectivités aux entreprises locales de plus de onze salariés, qui représente la principale source de financement des réseaux de transports en France. « De 2011 à 2014, mon prédécesseur a augmenté cette taxe à un taux de 1,55 % – ce qui représentait près de 9 millions d’euros par an – dans le but de construire un complexe sportif et culturel de dix mille places. Nous avons fait le choix d’annuler ce projet et de réinjecter l’argent pour financer les travaux de refonte du réseau et une fois ceux-ci terminés, financer la gratuité des transports », détaille Patrice Vergriete.
La taxe a comblé les recettes liées de la billetique qui représentaient 4,5 millions d’euros sur un budget total des transports de 40 millions d’euros.
Jeunes, personnes âgées, populations précaires et isolées… Dans une ville populaire et industrielle, la gratuité des bus a permis la mobilité de personnes n’ayant pas forcément les moyens de se déplacer. « Cela fait du bien au porte-monnaie, confirme Mélanie, 21 ans, qui attend son bus pour aller en cours. Les transports en commun devraient être un droit et non un privilège. » « Avec ma compagne, on économise deux abonnements, ce qui n’est pas négligeable », souligne quant à lui Thomas, 37 ans, jeune papa, qui pose tout de même un petit bémol aux heures de pointe : « Je laisse parfois passer un premier bus pour prendre celui d’après pour pouvoir entrer avec la poussette. »
« Les transports en commun devraient être un droit et non un privilège. »
Plus de monde et pourtant une ambiance plus détendue pour Fabien, chauffeur de bus depuis six ans. « Sans caisse à bord, on n’a plus le souci de valider les tickets, rendre la monnaie, choses que l’on faisait parfois en roulant, témoigne-t-il. Là, on se concentre plus sur la route et on est dans une démarche d’information avec le passager. » Réaffecté à des missions de sécurisation et de fonctionnement, Didier, contrôleur depuis dix-sept ans, se réjouit également de ce nouveau rapport avec l’usager : « C’est certain que sans le service fraude, il n’y a plus le côté répression et c’est apaisant. »
Le bus devient même un espace ludique avec la mise en place de bus thématiques décorés autour du sport, de la culture ou du jeu vidéo, dans lesquels des animations et jeux sont organisés. « Le but est de surprendre le passager et de créer de l’échange », explique Sébastien Handtschoerwercher, responsable marketing et communication du réseau DK’Bus.
« L’insécurité a diminué de 60 % »
L’initiative fait aujourd’hui beaucoup d’émules. « J’ai des rendez-vous presque toutes les semaines avec des maires d’autres agglomérations, raconte Patrice Vergriete. D’autant plus que dans un contexte de “gilets jaunes”, on apporte une solution sur la question du pouvoir d’achat et de la mobilité », conclut-il. Fier d’être à la tête de la capitale européenne du transport gratuit, le maire de la ville ne souhaite néanmoins pas faire figure de « modèle ». « La mise en place de la gratuité dépend des spécificités locales et de l’histoire de chaque agglomération. En revanche, je veux bien que l’on soit un exemple pour lutter contre les préjugés, les poncifs et les contre-vérités autour de la gratuité, scande-t-il. Non, l’insécurité n’a pas augmenté dans les bus, elle a même diminué de 60 %. Il est temps de déconstruire les idées reçues et de dépoussiérer les pratiques pour construire des alternatives urbaines. »
« Il est temps de déconstruire les idées reçues et de dépoussiérer les pratiques pour construire des alternatives urbaines. »
Dunkerque rejoint ainsi les trente-et-une agglomérations françaises qui ont choisi la gratuité, comme Compiègne, la pionnière, en 1975, Châteauroux en 2001 ou encore Niort en 2017. « Une cinquantaine d’autres agglomérations sont en train d’y réfléchir », affirme Maxime Huré, maître de conférences en science politique à l’université de Perpignan et président de l’association VIGS (Villes innovantes et gestion des savoirs) 3. « Face à la difficulté de changer les comportements et aux très fortes problématiques sociales et environnementales de plus en plus urgentes, des mesures aussi radicales que la gratuité vont s’imposer dans les années qui viennent », conclut-il. Et devenir, peut-être, la norme des villes de demain ?
Par Maëlys Vésir
1 Tallinn, capitale de l’Estonie, 440 000 habitants, est à ce jour la plus grande ville ayant adopté la gratuité des transports, mais uniquement pour ses habitants, à l’inverse de Dunkerque qui la propose pour tous.
2 Le gaz naturel émet 80 à 90 % de particules fines et d’oxydes d’azote en moins par rapport aux véhicules essence ou diesel. Pour le CO2, la diminution atteint 7 à 16 %.
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