Dans le recueil d’entretiens L’agroécologie peut nous sauver (Actes Sud, 2019), l’ingénieur agronome Marc Dufumier retrace son riche parcours, explorant l’agriculture sous toutes ses formes. Dans un monde où l’agriculture biologique peine à trouver sa place, le spécialiste puise dans ses multiples expériences des solutions pour répondre à nombres de défis : Comment revaloriser la terre ? Quid de la Politique Agricole Commune ? La lutte pour le climat se fera-t-elle par la désobéissance civile ?… Rencontre.
« Je suis retraité et ils me font travailler, c’est scandaleux ! », lance avec humour Marc Dufumier. « Ils », c’est l‘Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement – plus communément appelé AgroParisTech. Cela fait plus de quarante ans que l’ingénieur agronome dispense des cours au sein de cette école d’ingénieur parisienne. Aujourd’hui professeur honoraire, il y est également directeur de la chaire d’agriculture comparée et de développement agricole. C’est donc sans surprise que, pour notre rencontre, nous avons emprunté l’escalier en colimaçon menant discrètement à ce département d’AgroParisTech, pour prendre place dans l’ancien bureau de René Dumont, l’une des figures de l’écologie française et de l’établissement parisien, ancien directeur de thèse de Marc Dufumier.
Outre ses activités d’enseignant, l’ingénieur agronome est également docteur en géographie et président de Commerce Équitable France. Quant aux distinctions de Chevalier de la Légion d’honneur et du mérite agricole dont il a été décoré : « On n’en parle pas, non », balaie-t-il modestement. Parce que seul le partage d’expériences et de savoirs compte ici, avec beaucoup de pédagogie.
L’agroécologie, le parcours d’une vie
N’en déplaise aux passionnés de jeux de mots, Marc Dufumier n’est ni fils, ni petit-fils de paysan ou d’éleveur. C’est au détour d’un cours de géographie portant sur la famine en Inde, que la graine a été plantée. « Je voulais mettre fin à la faim », résume-t-il, mais en trouvant des solutions à long terme, en coopération avec les populations locales et en sortant d’une charité utile uniquement dans l’urgence.
Quant à l’agroécologie, ce n’est pas à « l’Agro » mais à Madagascar que la vocation s’est révélée, comme il le détaille dans L’agroécologie peut nous sauver (Actes Sud, 2019). Entre 1968 et 1969, Marc Dufumier se rend sur l’île en quête de terrain, pour mettre les mains dans la terre. Des femmes malgaches lui ouvrent alors les yeux sur l’écosystème complexe que constitue une rizière. Plutôt que de l’inonder de pesticides et herbicides, il apprend à y observer les interactions harmonieuses de la faune et de la flore. Un enseignement dont Marc Dufumier se nourrira, qu’il explorera jusqu’à le transmettre à son tour à AgroParisTech. L’agroécologie, autrefois perçue comme un ensemble de pratiques archaïques, est aujourd’hui une discipline « trop savante » pour certain.e.s. Et Marc Dufumier en est ravi.
Comprendre la complexité de systèmes agraires
Après Madagascar, d’autres voyages se succèdent, pour observer de nouveaux types de systèmes agraires. Fidèle aux enseignements d’« agriculture comparée et développement agricole » de René Dumont, Marc Dufumier analyse, en des lieux différents, les solutions et les échecs rencontrés par les agriculteurs, le contexte des réussites, les bénéficiaires de celles-ci et ceux à qui elles portent préjudice. Car c’est tout cela, le métier d’ingénieur agronome. C’est également interroger le contexte socio-économique d’un système agraire et intégrer les rapports sociaux qui lui sont propres.
C’est pourquoi la transition écologique des systèmes agraires se fera « à toutes les échelles emboîtées », pour Marc Dufumier. Qui mieux que l’agriculteur saura quelles cultures associer sur une parcelle donnée, ou s’il faut travailler le dimanche de telle semaine ? Marc Dufumier défend une autonomie indispensable, donnée aux agriculteurs et éleveurs sur certaines questions – mais il compte également sur une prise de décision à l’échelle d’un terroir. « C’est par ce biais-là que pourra se régler la question des pesticides par exemple, qui peut dépasser le cadre de la commune ! », conseille-t-il. Après le terroir, l’agglomération, la communauté de commune, le gouvernement et l’Europe ont leur rôle à jouer. Mais le clin d’œil à Daniel Cueff, maire de Langouët, méritait développement.
« Il faut agir à toutes les échelles emboîtées ! »
Que penser, en effet, de l’action du maire (jugé le 22 août 2019 au tribunal administratif de Rennes) pour son arrêté municipal anti-pesticides ? « Par l’initiative de ce maire, peut-être qu’un jour, nous discuterons vraiment des pesticides. En réalité, ce n’est pas tant la distance qui compte, mais l’exposition régulière prolongée aux perturbateurs endocriniens ! On en vient donc à la question de la désobéissance civile », commente Marc Dufumier, un doigt pointé sur la couverture du numéro 46 de Kaizen et son dossier « Désobéir pour la planète ».
Receleur de fauteuil !
« Je suis un citoyen qui souhaite vraiment qu’on respecte la loi. Quand on me dit que la vitesse est limitée à 80km/h, même si ce n’est pas mon opinion pour toutes les routes, je pense qu’il faut la respecter à tout prix. Quand il y a feu rouge, je ne passe pas », affirme celui qui avait été receleur de chaises volées à BNP Paribas en 2015, pour dénoncer la fraude et l’évasion fiscale. Car la désobéissance, oui, mais avec prudence ! D’après lui, force est de constater que, s’il n’y a pas d’OGM en France aujourd’hui, c’est grâce aux Faucheurs d’OGM. Pour Marc Dufumier, le succès de cette action tient dans une large adhésion de la population. « On ne se lance dans une action de désobéissance civile que si une majorité de personnes – soit 80 %, pas 51 % – est d’accord ! », prévient-il.
Car d’autres leviers existent, pour sonner toujours plus fort l’alarme de l’urgence climatique. Marc Dufumier cite par exemple le pouvoir des ONG et des associations : « Lorsqu’elles dépassent leur sectarisme, prend-il le soin de souligner. L’histoire n’est pas de savoir qui est le plus vertueux, ou qui a le combat le plus parfait. C’est de savoir que tous ces combats convergent. Humanité, planète, même destin, c’est tout ! » Chacun.e peut également interpeller ses élu.e.s, y compris ses député.e.s européen.ne.s : « Accomplissez vos promesses ! Vous étiez tou.te.s écolo au moment des élections, soyez sérieux.ses à présent ! »
Repenser la PAC
Mais une transition de notre système agraire est-elle encore possible ? Marc Dufumier salue toutes celles et tous ceux qui quittent les villes et tentent de s’installer en campagne : « On dit qu’un tiers des installations se fait hors cadre familial. Parmi elles, il y a quand même une grande part de réussites. » Les clés de ces succès ? Une agriculture « intensément écologique », ayant besoin de peu de ressources naturelles mais intensives en emplois.
Et pour soutenir ces installations, une piste est toute trouvée : la Politique Agricole Commune (PAC). Démonstration de Marc Dufumier : « Je prends les 9 milliards d’euros d’aides de la PAC, aujourd’hui proportionnelles à la surface, pour rémunérer les services environnementaux et les systèmes de production intensément écologiques et créateurs d’emplois. Plutôt que de rémunérer des hectares, je rémunère des travailleurs. Et la transition écologique serait considérablement accélérée ! »
Alors oui aux installations de petite et moyenne taille, mais également à l’agriculture périurbaine ! « Il faudrait rétablir des ceintures maraîchères et fromagères, pour approvisionner les villes en produits pondéreux et périssables de proximité », défend-t-il. Favoriser les circuits courts permet ainsi de sélectionner des variétés non pas en fonction de leur résistance au transport, mais de leur valeur nutritionnelle, et leur rusticité. « On n’oubliera pas que les pêches plates n’ont pas été sélectionnées pour leur goût mais pour qu’on puisse en mettre plus dans les cageots ! Et néanmoins, on a fait en sorte que les consommateurs adhèrent à ce genre de tromperie… »
Pour la fierté des agriculteurs
Pour cela, Marc Dufumier propose de mettre en place des plateformes logistiques, permettant « de commercialiser à faible coût, par unité de poids ou de volume, le produit bio ». De taille critiques, ces systèmes permettraient de concurrencer les grandes chaînes de distribution, et de soutenir les producteurs locaux : « Ainsi, les agriculteurs ne seraient pas des mendiants avec des aides, mais des producteurs fiers de vendre des bons produits pour nourrir des gamins », commente l’ingénieur.
Mais alors, l’espoir serait-il permis, la transition serait-elle possible ? Marc Dufumier ne dira pas qu’il est optimiste, il ne dira pas non plus qu’il est pessimiste. « Je réponds par une pirouette que j’aime bien : je n’attends pas de savoir pour rester mobilisé. Je suis sans illusions mais, si je reste mobilisé, c’est que je n’ai pas perdu tout optimisme ! »
Par Cypriane El-Chami
En savoir plus :
L’agroécologie peut nous sauver, Marc Dufumier et Olivier Le Naire, Éditions Actes Sud, collection Domaine du possible (2019)
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