Jamais nous n’avons eu l’opportunité d’écouter autant de musique. Au temps de Deezer, Spotify, YouTube, MySpace, du peer to peer, des Ipod, smartphones et autres lecteurs mp3, des centaines de milliers de morceaux de tous les styles possibles et imaginables sont accessibles gratuitement – ou presque – sur la Toile. On peut aujourd’hui (fait à peu près unique dans l’histoire humaine) écouter de la musique absolument partout et à toute heure avec un simple petit appareil qui tient dans la poche et qui peut contenir jusqu’à 20 000 titres.
Là où les générations précédentes se forgeaient, lentement, une culture musicale faite de leurs découvertes sur vinyle, cassette, CD, écoutant et réécoutant jusqu’à l’usure leurs microsillons, leurs bandes magnétiques, une nouvelle génération explore une infinitude de possibilités musicales, créant une culture polymorphe, éclectique, zappeuse.
Comme pour l’information, ce flot vertigineux de morceaux nous permet d’élargir nos horizons à l’extrême, mais nous laisse parfois déconfit devant la profusion d’œuvres plus ou moins abouties que nous ne pourront jamais découvrir dans leur intégralité.
Comment alors identifier ce que nous ne connaissons pas encore mais qui, peut-être, bouleversera notre vie ? Noyés dans la webosphère, nous pourrions devenir enclins au zapping ou nous cantonner à la musique qui nous est familière et nous fait instinctivement vibrer, mais pas forcément à faire un effort pour découvrir des œuvres plus ardues ou plus éloignées de notre sensibilité. Car, à quoi bon passer du temps à dépasser une première impression médiocre, si l’on peut écouter des milliers d’autres morceaux qui nous plaisent dans la minute ? C’est pourtant l’expérience inattendue que j’ai faite avec Rufus Wainwright.
Récit d’une découverte musicale ébouriffante, à travers le portrait hautement subjectif d’un artiste de notre temps.
Découverte en deux temps
Il y a quelques années, mon épouse remontait de chez le disquaire (nous avions encore ce genre d’habitude préhistorique), excitée à l’extrême par la performance d’un chanteur entendu en direct à la radio. Toute pleine d’enthousiasme, elle essaya de me convaincre que le type sur la pochette était une sorte de génie qu’il fallait à tout prix que j’écoute. J’acceptai de mauvaise grâce et y accordai une oreille sceptique. Après deux écoutes, je décrétai que je n’aimais pas (trop mièvre, trop classique, trop monocorde, pas assez rock…), remisai le CD sur les étagères et n’y prêtai plus attention, préférant me concentrer sur mes bons vieux classiques. Pourtant, quatre ans et sept concerts plus tard, je peux dire, sans exagérer, qu’il est l’un des musiciens qui m’a le plus marqué ces dix dernières années. Que s’est-il passé ?
La magie opère
Mon second rendez-vous avec Rufus Wainwright eut lieu dans le cadre d’une carte blanche à Marianne Faithfull à la Cité de la Musique. Invité à donner un concert « seul en scène », il égrena pendant une heure trente une vingtaine de morceaux au piano et à la guitare. Expérience plutôt aride sur le papier. Et pourtant, alors que je me laissais envelopper par l’enchevêtrement de la voix et du piano, je perçus ce que je n’avais pas entendu jusqu’alors : un univers musical débridé et pourtant très structuré, une liberté scénique peu commune, portée par une voix nasillarde, étrange, dérangeante de prime abord, mais dont la fluidité et l’amplitude se révélèrent particulièrement envoutantes.
Car c’est sur scène, lorsqu’il se glisse seul derrière son piano, que la magie opère. Rythmé par les balancements mécaniques de son corps et le déluge de notes (il y a beaucoup de notes dans sa musique, trop diraient certains), je renouais progressivement avec ce que la musique peut nous apporter : toucher à nos profondeurs, explorer notre intériorité, vibrer à l’unisson. Nous sentir reliés. Jubiler. Je plongeai dans cette expérience avec une force telle qu’une fois le concert terminé, je fondis en larmes à la terrasse d’un café, éperdu de pouvoir, moi aussi, m’exprimer avec ce degré de congruence.
Une fois remis de mes émotions, j’écoutai plus attentivement les disques dont je disposais : Want Two, Release the Stars (et leurs extraordinaires ouvertures Agnus Dei et Do I disappoint you) et bientôt Poses. J’y trouvai une richesse de composition rare pour de la musique pop. Je commençai donc à m’intéresser plus attentivement au personnage.
Bercé de notes
Auteur, compositeur, interprète américano-canadien, fils des chanteurs folk Loudon Wainwright III et Kate McGarrigle, intronisé par Elton John « meilleur songwriter de la planète », il est l’auteur de sept albums iconoclastes où il jongle allègrement de la pop au jazz, en passant par le classique, l’opéra et le théâtre (il a mis en musique en 2010 une vingtaine de sonnets de Shakespeare pour un spectacle de Bob Wilson). Comme l’a déclaré Sting au New York Times : « Il est hors du temps et par conséquent intemporel. Il aurait pu apparaître à n’importe quelle époque de la musique et être cette voix unique, exprimant cette sensibilité si particulière. »
Effectivement, Rufus Wainwright poursuit une carrière originale, n’hésitant pas à conduire des aventures musicales aussi variées que ses aspirations.
Son histoire commence avec la musique folk. « Mon père et ma mère nous ont transmis cette croyance – à laquelle je souscris – que la musique traditionnelle est le ferment de ce qui s’est écrit de plus beau. Toutes ces chansons se sont transmises oralement à travers les siècles par les classes populaires. Le classique, le jazz, le blues, le rock, viennent de cette base. Nous avons été fortement baignés par cette idée ma sœur et moi et je pense que cela nous a aidés… »
Un style à part
Mais rapidement, Rufus trace son propre chemin, pop, baroque, inspiré de musique classique. Avec Poses, il invente un style à part, à la fois pop, folk et lyrique, qu’il approfondit avec Want I, Want II et Release the Stars. À la sortie de ce dernier album en 2007, Lambert Wilson dira de lui : « C’est un grand musicien. Plusieurs de ses chansons sont absolument parfaites. Une chanson comme Poses pourrait être interprétée par un chanteur d’opéra ! Le timbre de sa voix est exceptionnel. Dommage que l’orchestre joue fort et que les arrangements soient parfois un peu lourds… »
Pour autant, même si Release the Stars, et particulièrement son « hit » Going to a town, fonctionne mieux que les précédents, le succès commercial n’est pas délirant et, loin des fantasmes des apprentis chanteurs, Rufus ne revendique qu’un modeste 40 m2 à New York en plus de sa maison de pêcheur à Montauk et de la résidence familiale (de sa mère disparue) à Montréal. À la question malicieuse d’un journaliste du NY Times lui demandant : « Étant donné votre brillance et le peu d’estime que vous avez pour vous-même (rires), n’est-il pas frustrant que vos disques se vendent moins bien que ce que vous espérez ? », il répond : « C’était très frustrant au début… Maintenant… je ne comprends pas très bien… Pourquoi les gens achètent-ils tous ces autres disques ? » Explosion de rires dans la salle.
Le public en redemande
Ce succès mitigé des ventes pourrait l’avoir conduit à explorer des voies pop plus commerciales. Au lieu de cela, il s’attèle en 2006 à deux nouveaux chantiers : d’une part la recréation du célèbre spectacle jazz Judy, Judy, Judy, live at Carnegie Hall, et, de l’autre, l’écriture d’un opéra en français : Prima Donna.
Et ce n’est pas un mauvais calcul. L’album Rufus Does Judy at Carnegie Hall, enregistré en live, lui vaudra sa seule nomination aux Grammy Awards (équivalent des Oscars pour la musique). On y entend les gens rugir de plaisir, et les salves d’applaudissements exploser après chaque chanson. Il y fait preuve d’une aisance vocale et d’une décontraction à toute épreuve, n’hésitant pas à interrompre un morceau lorsqu’il trouve que le tempo n’est pas bon, qu’il oublie une partie des paroles, ou qu’il lui vient l’idée de raconter la plaisanterie qui lui passe par la tête. Le public hilare en redemande.
Impossible à décourager
Prima Donna est une autre paire de manches. Un opéra en cinq actes écrit pour un orchestre de 70 musiciens commandé par le New York’s Metropolitan Opera. Là aussi, les critiques l’attendent au tournant. Mais cela ne suffit pas à décourager l’inconditionnel de Verdi et de Berlioz. « À quatorze ans, je suis passé en un jour de Girls want to have fun au Requiem de Verdi. Un coup de foudre. Ce fut la fin de mon enfance solitaire et le début de mon adolescence dépressive ! (rires) Je me suis senti kidnappé par l’opéra. D’abord Verdi, puis Puccini, Berlioz… » Refusant d’écrire en anglais comme le réclamait le Metropolitan, il élabore le livret en français et devra le faire jouer à Manchester, Londres et Toronto avant que New York décide finalement de le programmer.
Persévérer
Tout ceci n’est pas exactement dans l’air du temps. D’ailleurs, lorsqu’on lui demande s’il pense que les instruments traditionnels survivront à la musique électronique, il répond : « Bien sûr. Pour un être humain, jouer d’un instrument et se perdre dans cette chose vivante, élaborée par un travail d’orfèvre, est une des expériences les plus extraordinaires qui nous soient données. Je ne pourrais pas vivre si je ne pouvais pas jouer d’un instrument. Cela devient l’une des choses les plus importantes de notre vie. »
Ce qu’il prouva, ô combien, avec son album le plus sombre, composé uniquement pour le piano et la voix, All days are Nights, songs for Lulu dont certains morceaux tiennent de la prouesse classique. Album qui reste, à mon avis, sa réalisation la plus magistrale. Pourtant, à la première écoute, je fus de nouveau sceptique et il m’en fallut plus d’une dizaine d’autres pour mesurer à quel point ce nouvel opus était étonnant de maîtrise, de profondeur et de créativité. Et ne plus écouter que cela pendant des semaines. Car, comme le lui faisait remarquer Jonathan Ross en 2009 : « Cela m’a pris longtemps pour aimer votre musique, comme la plupart de vos fans… »
Un jugement trop rapide
Je me fis alors la réflexion suivante : combien de personnes auront eu le temps, la patience ou la chance de découvrir ces morceaux à leur juste valeur ? Et à côté de combien d’artistes suis-je passé après une écoute trop hâtive ? Car, si vous avez déjà essayé de partager de la musique avec vos amis, vous n’avez pas manqué de remarquer que leur jugement est sans doute aussi rapide que le vôtre ou le mien.
Pourtant, peut-on raisonnablement dire qu’on aime le Requiem de Mozart à la première écoute ? Qu’on accroche d’emblée à la Passion selon saint Matthieu de Bach ? Sans doute pas… Connaître une œuvre, l’apprécier à sa juste valeur demande du temps, de l’investissement. Comme il en faut pour découvrir une personne dans sa complexité.
Alors, amis lecteurs, courons à nos discothèques ou autres webothèques et prenons le temps d’écouter ce qu’elles recèlent ! Nous y trouverons sans doute des trésors à partager.
Texte : Cyril Dion – Photos : Fanny Dion