Dominique Bourg est philosophe, vice-président de la Fondation pour la nature et l’homme (FNH) et professeur à l’université de Lausanne. Il milite pour un changement de paradigme profond, reléguant le principe de croissance cher à l’économie néolibérale dans les livres d’histoire au profit d’une écologie intégrale. Selon lui, sans changement radical, l’habitabilité de la Terre est remise en cause.
En quoi le dérèglement climatique change-t-il l’histoire de l’humanité ?
Les changements sont déjà en cours. Si l’on continue à laisser dériver les choses – et peut-être dériveront-elles sans même qu’on le veuille expressément –, on dépassera le seuil des 2 °C d’augmentation de la température, seuil susceptible de conduire à une planète chaude. La raison est un emballement possible du système climatique. Un seul exemple : quand, à cause du surplus de CO2, il fait plus chaud, cela veut dire que vous avez plus d’évaporation donc plus de vapeur d’eau ; si vous avez plus de vapeur d’eau, vous avez plus d’effet de serre et plus de chaleur ; plus de chaleur, plus de vapeur d’eau, etc. C’est le scénario horrible, on n’en est pas là, mais si on ne réagit pas très fermement et à une échelle internationale, on n’évitera pas un changement notable des conditions d’habitabilité de la planète. Difficile d’imaginer pire.
Ce qui nous amène là, c’est un consumérisme stupide qui ne rend même pas les gens heureux. À l’origine, les fruits de la croissance étaient l’augmentation du bien-être, la réduction des inégalités, le plein-emploi. Aujourd’hui, la croissance est complètement disjointe de ces fins. La croissance nous amène à la ruine, sans plus nous livrer ses fruits. Nous aurons une planète plus difficilement habitable, et tout cela pour, finalement, un leurre ou en tout cas une machine qui désormais s’emballe et n’accroît les intérêts financiers que d’une petite minorité mondiale.
Mais la croissance flatte les instincts primaires de l’être humain, alors que la sobriété heureuse sollicite une réflexion plus complexe ?
Les gens engagés dans la démarche de « résilience » n’ont pas de frustration. C’est plutôt le contraire. La croissance, les gadgets incessants, la pression, c’est frustrant. Maintenant, là aussi, les choses ont un peu changé. Les gens ont compris que la consommation ne les rendait pas heureux. C’est déjà pas mal. Cela ne veut pas dire qu’ils sortent de l’addiction. Mais ils savent au moins que c’est une addiction. Si nous avions des gouvernants avec un peu de courage et de lucidité, et surtout d’intelligence et de morale – c’est beaucoup demander semble-t-il –, l’orientation, le signal serait clair. Et vous ne pouvez pas aller vers des modes de vie moins destructeurs sans resserrer les inégalités.
Pourquoi n’y a-t-il pas de réactions pour inverser la tendance ?
Pour le moment, la société s’arc-boute sur le passé et n’enregistre pas les changements et les menaces qui pèsent au-dessus d’elle. Ces vingt dernières années, on a annoncé des catastrophes climatiques pour la fin du siècle. Et quand on parlait de climat, on parlait de ppm (parties par millions), de molécules de dioxyde de carbone dans un volume de molécules d’air, de température moyenne : ce message n’était pas audible, car il n’était pas relié à une expérience sensible et quotidienne qui vous presse.
Aujourd’hui, tout cela a changé. Depuis deux ans, les manifestations classiques de ce qu’on appelle des événements extrêmes deviennent tangibles et sensibles – vagues de chaleur dans tout l’hémisphère Nord, incendies en hiver en Californie ou l’été en Suède, empilement de nuages et pluies torrentielles, etc. Et ce n’est que le début. Je pense que cela crée des conditions de mobilisation que nous n’avions pas jusqu’alors et qui sont en train de s’installer. L’espoir que l’on peut avoir, c’est qu’en sentant les choses, on finisse vraiment par se bouger, par agir.
Nicolas Hulot, lors de l’annonce de sa démission, a regretté la politique des petits pas. Le temps est-il venu d’allonger le pas ?
Oui. Les petits pas sont ridicules. La difficulté qu’on a à agir tient à deux raisons. La première raison, c’est que tout notre système de production et de consommation crée la catastrophe. C’est systémique. Notre système politico-économique est un système dopé à la croissance. C’est la totalité du système qui déraille.
La deuxième difficulté, c’est que nous sommes vraiment coincés par le temps. Si nous voulions, par exemple, avoir une chance de rester sous les 2 °C d’augmentation à la fin du siècle, il faudrait dès maintenant réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre de 4 % par an, alors qu’elles augmentent de 2 % environ. C’est énorme. Et ce, tous les ans ! Dans un premier temps, c’est peut-être plus facile ; ensuite on commence à entrer dans le dur et les changements ont des conséquences plus importantes. C’est le défi, c’est normal que cela soit difficile, puisqu’on est coincés par le temps. Donc les petits pas, c’est absurde.
Mais il est très ardu de changer radicalement, d’un point de vue micro ou macro : comment met-on en place des changements si drastiques ?
Il faudrait considérer que nous sommes dans une économie de guerre. Quand les États-Unis sont entrés en guerre, Roosevelt a interdit aux industriels de produire des biens de consommation. Il leur a fait produire des biens militaires. Tout l’ensemble de l’appareil productif à l’époque s’est adapté vraiment très vite et la population l’a accepté. C’est quelque chose de cet ordre qu’il faudrait avoir. Le problème c’est que, à mon avis, on l’aura, mais très tardivement. On l’aura quand les manifestations deviendront très sensibles.
C’est une écologie radicale que vous prônez. N’y a-t-il pas un danger d’être taxé d’extrémisme par certains ? L’écologie radicale fait peur malgré tout…
Moi, je ne dis pas radicale, je dis intégrale, ce n’est pas la même chose. Je prends en compte le côté systémique. Le radicalisme politique a été construit dans le cadre de la démocratie représentative des deux siècles passés. Le radicalisme politique était une espèce de contrecoup du mécanisme électif ; c’est-à-dire que le gros d’une société adhère au système, la majorité est d’accord sur les mécanismes électoraux, elle les accepte ; et vous avez des extrêmes de part et d’autre qui les nient. C’est cela l’extrémisme. On le voit revenir aujourd’hui. Je ne suis pas du tout extrémiste dans ce sens.
En revanche, mon problème, c’est de savoir que la civilisation dans laquelle nous sommes est extrémiste. Elle nie le vivant et le détruit en masse. Ce n’est pas fantasque de l’affirmer : toute la littérature scientifique démontre que nous détruisons les conditions de vie sur Terre aujourd’hui. Donc cette civilisation est extrémiste. Vous voyez bien que c’est le cœur du système qui est extrémiste et délirant.
Comment rallier plus de monde à cette urgence ? Comment atteindre une masse critique ? La marche pour le climat a été assez peu suivie finalement et est contraire à la majorité qui approuve le système…
Je fais le pari d’une mobilisation progressive dans les prochaines années, au fur et à mesure de l’intensification des manifestations des dérèglements planétaires. De ce point de vue, la mobilisation suscitée par les manifestations en faveur du climat le 8 septembre dernier est encourageante. Eu égard aux milliards d’êtres humains, elle est infime. En même temps, force est de constater le franchissement d’un seuil par rapport aux mobilisations antérieures. Plus de 100 000 manifestants en France, et largement au-delà du public des militants patentés, c’est hautement significatif.
Ce serait donc au politique de mettre en place les mesures drastiques pour éviter le cataclysme ?
Le politique, ça veut dire quoi ? Le politique, cela veut dire que vous changez les règles du jeu. Quand le politique change les règles, les effets sont massifs. Et seul le politique peut avoir des effets massifs, sauf effondrement bien sûr. Mais il ne le veut, évidemment, absolument pas ! Les gens sont, la plupart du temps, biberonnés à l’économie néoclassique.
Notre modernité a toujours considéré que la Nature n’était rien. C’est un capital naturel que l’on peut détruire indéfiniment et que l’on remplace par du capital technique. Nos dirigeants sont imprégnés de cela, donc on a déjà un problème culturel. Et à cela s’ajoute un problème d’intérêts privés contre l’intérêt écologique général. Une petite minorité d’entreprises ou de citoyens, environ 10 % des gens, émet 50 % des gaz à effet de serre, tandis que 50 % de la population mondiale n’en émet que 10 %, selon un rapport d’Oxfam de 2015 : cela montre la situation dans laquelle on est.
Comment sortir de ce paradigme ?
Outre les régulations globales, il faut aussi réapprendre à redonner du pouvoir à des échelons inférieurs : c’est une chose fondamentalement importante. Il faut de nouveau permettre aux gens d’expérimenter. Pour le moment, ce sont surtout des marginaux, comme certains zadistes, qui s’inscrivent dans cette démarche. Parmi les zadistes, certains sont tout à fait dans cette optique, ils ont un certain courage d’ailleurs et une cohérence évidente. Mais il n’y a pas qu’eux. La France constitue un terreau très riche en expérimentations diverses. Je pense à une expérience socioécologique comme Tera dans le Sud-Ouest et de façon plus générale aux réalisations en permaculture, en agroécologie, aux expériences en matière de low-tech (basse technologie), d’économie circulaire exigeante, etc. Ces expérimentations socioécologiques sont très nombreuses en France.
N’est-ce pas finalement un besoin de renouer avec la Nature que nous devons engager ? Ou, dit autrement, une démarche plus spirituelle ?
Je distingue deux sens de la spiritualité. En premier lieu, un sens ontologique : la spiritualité est ce qui commande la façon dont on perçoit le donné naturel. En second lieu, la spiritualité est une sorte de modèle de comportement. Il n’y a pas de société sans qu’il y ait un ou plusieurs modèles de comportement qui vous indiquent – cela peut être très bref – la façon d’accomplir votre humanité, soit en la parachevant, soit en la dépassant. Dans les petites sociétés, on est plutôt du côté du parachèvement : cela va des Amérindiens jusqu’aux Grecs. Dans les sociétés plus grosses, avec les religions monothéistes ou le bouddhisme, on sera plutôt du côté du dépassement.
Ces deux fonctions de la spiritualité, quelle que soit la société, sont présentes. Or on voit bien que la modernité et la manière dont nous avons vu les choses nous ont conduits à penser que tout ce qui nous entoure, la Nature, n’est plus en rien vivant. La Nature est un pur agrégat mécanique de particules matérielles, elle est étrangère à la vie, elle est étrangère aux sens, à toute forme d’intériorité et de finalité, elle est même étrangère à la flèche du temps. Tout n’est que machines, à commencer par les animaux.
Cette idée, forgée avec la révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles, s’est imposée à nous avec tous ses débordements : la Nature n’est rien, si ce n’est un stock de ressources à exploiter. Qu’on ait pu admettre cette idée est complètement aberrant.
Aujourd’hui, indirectement, on voit une nouvelle ontologie apparaître. Elle a commencé au XIXe siècle, avec la révolution darwinienne. Darwin est le premier à rompre avec cela, à dire que l’humanité n’est qu’une espèce parmi les espèces, qui a accompagné l’évolution des espèces et qui est elle-même un produit de cette évolution. C’est une énorme fracture, dont on n’a pas du tout tiré les conséquences.
Vous avez ensuite, avec la deuxième moitié du XXe siècle, une deuxième révolution, toujours liée à la biologie : cette fois-ci, l’éthologie nous montre à quel point nous autres, êtres humains, sommes des animaux. Contrairement à ce qu’on a cru très longtemps, ni la culture, ni le maniement des outils, ni la communication, ni le sens moral ou le sens politique, etc., ne sont exclusivement humains. La différence entre humain et animal est une différence de degré.
Aujourd’hui, cela va beaucoup plus loin. On nous montre que les plantes sont pleinement vivantes. Elles exercent peu ou prou les mêmes fonctions que les animaux, avec en plus la photosynthèse. Elles communiquent, s’adaptent, leurrent proies et prédateurs ; leurs racines vont chercher le plus loin possible les minéraux, l’eau, etc. À l’échelle d’une forêt, les arbres communiquent par leur réseau racinaire. Les plantes exercent toutes ces tâches sans organes vitaux, d’une manière différente de celle des animaux et ne se meuvent que sur place. Mais elles sont non moins vivantes. Il y a une unité du vivant et une continuité au sein du vivant.
Évidemment, nous ne sommes ni les plantes ni les autres animaux ; parmi les animaux, nous sommes des animaux très spéciaux. Il y a des choses que nous faisons que d’autres animaux ne font pas, c’est clair, mais on est sur une gradation continue. C’est l’inverse de ce que nous a raconté « la science » pendant des siècles. Nous faisons partie d’un phénomène – la vie – et nous sommes en train de la détruire. Notre idée de la vie, notre appartenance à la vie, donc notre façon ontologique de voir le vivier naturel, sont en train de changer puissamment.
Et cela va plus loin encore. Vous avez l’idée qu’on doit s’inspirer du vivant pour organiser l’économie, qu’on doit s’inspirer du vivant pour organiser par petits groupes la société : c’est ce qu’on appelle l’économie symbiotique. C’est toute l’histoire du livre de Gauthier Chapelle et Pablo Servigne : rénover la démocratie en s’inspirant du vivant. Vous avez l’écopsychologie, vous avez la manifestation partout aujourd’hui d’une volonté d’instaurer des droits de la Nature : le vivant revient de partout, avec pour ennemis ceux qui sont toujours attachés au paradigme mécaniste, notamment les transhumanistes et les néolibéraux. Vous voyez bien que c’est en train de changer. À quoi s’ajoute que nous découvrons, avec une foule d’études, à quel point le contact avec le milieu naturel importe à notre bien-être et à notre santé. C’est là qu’arrive la spiritualité.
Devant ce constat, êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste ?
À très long terme, je serais plutôt optimiste : je pense que nous allons vivre quelque chose de si terrible que cela va franchement guérir l’humanité d’un certain nombre de tendances fâcheuses. En tout cas c’est une des possibilités : j’aurais plutôt cet espoir. Mais je suis très inquiet pour les décennies à venir. Je vois bien que ça grippe. Dans la prochaine décennie, je doute que l’on puisse changer vraiment les choses ; si on commence à les changer substantiellement, ce sera plutôt dans la décennie suivante. Or, si tel est le cas, le risque de dérive vers une planète chaude est probable. Et une planète chaude, ce n’est plus qu’un milliard d’humains vers la fin du siècle.
Toute la difficulté, c’est qu’il y a une incertitude énorme sur nos marges d’action, sur ce que l’on va réussir à faire dans les dix ans qui viennent. Et ces dix ans sont totalement décisifs. Si je regarde l’état des choses aujourd’hui, j’ai l’impression que l’on ne fera rien. Mais je n’ai pas le droit de dire cela. On doit garder la possibilité de faire un maximum pendant ces dix ans et à une échelle internationale. C’est l’espoir que l’on doit garder, appelez cela de l’optimisme si vous voulez. Là où le pessimisme s’impose, c’est que même avec cet espoir, ce sera quand même très difficile. On n’échappera pas à une phase assez sombre. Pour cette partie de l’humanité qui a vécu de façon très simple et facile pendant quelques générations, je pense que la surprise va être assez rude.
Texte : Pascal Greboval, Sarah Touzeau
Dominique Bourg évoque très justement le « consumérisme stupide » et « l’addiction » à la croissance et à ses modes de production insoutenables. C’est tout l’objet de la chaîne Youtube « I Woke Up This Morning », plus particulièrement de cet épisode :
https://www.youtube.com/watch?v=kgpVJypE7PY
Belle lucidité ! Mais comment accélérer la prise de conscience, aussi bien de la société que des décideurs politiques ? Et sur lesquels privilégier les actions (et quelles actions ?) pour arriver ensuite à faire bouger l’ensemble du système ? Tout semble si pesant, d’une inertie tellement déconcertante et parfois démobilisante …