Cyrille J.-D. Javary est consultant et formateur en civilisation et culture chinoises, anciennes et modernes. Il explique comment Yin Yang nous permet de mettre fin aux hiérarchies entre hommes et femmes et rend à chaque individu sa liberté d’action. Car chacun est, en même temps et successivement, Yin et Yang.
Que signifient Yin et Yang ?
Yin Yang est un seul mot qui représente un système de pensée. Au cours du dernier millénaire av. J.-C., les Chinois réfléchirent au fonctionnement des choses, le Tao. Ils généralisèrent alors la « pensée par deux », c’est-à-dire l’idée que toute situation se divise toujours en deux. Un jour, par exemple, est toujours constitué d’une journée et d’une nuit. La journée est à la fois le passé et le futur de la nuit. Les Chinois décidèrent d’utiliser un couple de mots courants, Yin Yang, comme emblème de cette pensée par deux. Dans leur sens concret originel, Yin signifie « ubac », le versant d’une montagne exposé au nord, et Yang « adret », le versant exposé au sud. Comme les deux versants d’une même montagne, il ne peut pas y avoir l’un sans l’autre. Le système Yin Yang nous rappelle ainsi que toute situation a toujours deux aspects : Yin et Yang ne sont pas semblables, mais ce ne sont pas des entités contradictoires ni des qualités opposées. Yin marque, par exemple, un début d’orage, Yang sa fin. L’autre principe posé par Yin Yang est que tout change tout le temps. Autrement dit, une chose peut être à la fois une et son contraire. Tout dépend du moment et de l’endroit depuis lesquels on l’observe. Ainsi, les deux aspects d’une même situation oscillent en permanence, dans un battement continuel. Le Yi Jing, texte fondateur de la civilisation chinoise [lire encadré], résume cette pensée ainsi : « Un aspect Yin, un aspect Yang, c’est comme cela que tout fonctionne. »
Dire que Yin représente le féminin et Yang le masculin est donc incorrect ?
Oui, attribuer des genres à Yin Yang, c’est pervertir la pensée chinoise du changement. On lit trop souvent : « Le Yin est le principe de l’ombre, du froid, de la féminité. Il invite au repli, au repos, voire à la passivité. Le Yang est le principe de la lumière, de la chaleur, de la masculinité, il invite au déploiement des énergies, à l’activité, voire à l’agressivité. » C’est une interprétation erronée. Que les Chinois eux-mêmes soient responsables de cette méprise n’est pas une raison pour la reprendre à notre compte ! Yin Yang ne sont ni des attributs ni des sexes. Ce sont des stratégies, des manières d’agir, des vecteurs du changement. Les figer en en faisant des qualités ou des états, c’est oublier le mouvement d’oscillation constant qui les définit. Car chaque être vivant est en même temps et successivement Yin Yang. Yin n’est pas « le » froid, mais le refroidissement automnal. Yang n’est pas « la » chaleur, mais le réchauffement printanier. Pour bien comprendre Yin Yang, il faut employer des verbes d’action, pas des noms ni des adjectifs. Yin est ce qui stabilise et nourrit, Yang ce qui dynamise et pousse à changer. Yin ce qui défend, Yang ce qui attaque. Yin ce qui mène à terme, Yang ce qui enclenche. Yin ce qui intériorise, Yang ce qui extériorise. Par exemple, « pénis » se dit « tige Yin » en chinois : l’appareil sexuel est Yin, il est toujours là. Et le moment de son activation est Yang.
Pourquoi le système Yin Yang a-t-il été sexualisé et donc détourné de sa signification d’origine ?
C’est la dynastie Han (206 av. J.-C. à 220 apr. J.-C.) qui a perverti le système Yin Yang. En lui associant des notions de masculin et féminin, qui lui sont totalement étrangères. Ceci afin de légitimer la restriction injuste de l’espace autorisé aux femmes, et du respect qui leur est dû. Si l’on regarde la graphie ancienne de l’idéogramme de « femme », on discerne la silhouette d’un personnage assis sur ses talons, les deux mains croisées au-dessus des cuisses. Dans l’Antiquité, c’était l’assise noble. La femme croise les mains pour se différencier des esclaves, qui se présentent les mains ouvertes. Mais les Han ont décrété que dans l’idéogramme, ce personnage de femme était à genoux, dans une posture de soumission. De même, partant de l’idée pourtant juste du mouvement centripète de Yin et centrifuge de Yang, ils ont dévoyé Yin Yang pour justifier l’enfermement des femmes dans la maison, leur exclusion de la place publique et leur sujétion aux hommes. Yin Yang a été perverti par une vision politique des Han, qui souhaitaient séparer les rôles entre hommes et femmes et établir une hiérarchie, valorisant les premiers et dévalorisant les secondes. Ensuite, on a continué à dévaloriser les femmes au nom du respect des traditions. C’est comme cela que la société chinoise a ensuite pu accepter la torture des petites filles, dont on bandait les pieds dès l’âge de 7 ans. Ou plus récemment les avortements sélectifs, éliminant les fœtus filles au profit des garçons. Aujourd’hui encore, dans un banal manuel de lecture pour enfants chinois, on peut lire : « Le dimanche, Papa nous emmène jouer au parc. Chaque jour, Maman a beaucoup de travail à la maison. Grand frère travaille bien à l’école. Petite sœur a une jolie robe. »
Comment l’idée originelle de Yin Yang nous permet-elle de repenser féminin et masculin ?
Comprendre Yin Yang permet d’abord de mettre fin aux hiérarchies, notamment celle entre hommes et femmes. Dans le Yi Jing, on trouve un couple Yin Yang panthère-tigre, deux animaux magnifiques, à égalité de beauté et de puissance. Ils se différencient par leur mode d’action, leur façon de chasser. Le tigre rattrape sa proie à la course, puis l’attrape au garrot. La panthère trouve cela inutilement fatigant ; elle grimpe sur une branche basse, attend que passe la gazelle et fond sur elle. La stratégie de l’un n’est pas meilleure que celle de l’autre. Si l’on réfléchit ainsi la relation sexuelle : Yin Yang permet de sortir d’une perspective où l’homme donne activement et la femme reçoit passivement. Désirer faire l’amour n’est ni donner ni recevoir, c’est un passage du sec à l’humide pour la femme et du mou au dur pour l’homme. La perspective Yin Yang permet de sortir de l’universelle et aberrante dévalorisation du féminin. Aux temps préhistoriques, les hommes étaient certainement pourvoyeurs de gros gibier, mais c’était les femmes qui, par leurs cueillettes et leurs captures de petit gibier, assuraient près des deux tiers des besoins alimentaires du groupe. Avec Yin Yang, il n’y a pas de tâches nobles et viles, il y a tout simplement différents modes d’action. Il n’y a pas non plus de séparation des rôles, d’assignation, ni d’étiquetage d’attitudes masculines ou féminines auxquelles il faudrait se conformer. À l’intérieur des groupes préhistoriques, certaines femmes devaient aimer aller à la chasse au gros gibier et certains hommes étaient plus utiles à la communauté par leur habileté à coudre des vêtements de peau. Yin Yang permet de repenser la liberté d’action de chaque individu, en désexualisant ce qui n’a pas lieu d’être, en ôtant toutes les étiquettes qui prétendent désigner « ce qu’est un homme » et « ce qu’est une femme ». Yin Yang réinstaure plutôt le droit au mouvement. On sort ainsi de l’idée qu’une femme de pouvoir se masculiniserait. Le pouvoir n’est pas masculin. Tout être, indépendamment ce qu’il est, peut agir en Yin ou Yang selon les moments.
Masculin et féminin ne seraient plus vraiment si contradictoires ?
Yin Yang adoucit en effet le choc des contradictions. Car il faut se rappeler qu’« un se divise toujours en deux », comme disait Mao Zedong. Regardez le Taijitu, le cercle divisé en deux secteurs, blanc et noir, séparés par une ligne sinueuse, et comportant chacun en son cœur un petit rond de la couleur inverse. Il illustre le principe Yin Yang. Non pas, comme on l’entend trop souvent, parce qu’il affirmerait la présence du féminin au cœur du masculin et inversement. Non, le Taijitu, littéralement le « dessin du grand retournement », montre l’alternance et la transformation de Yin en Yang et réciproquement : lorsqu’un mouvement atteint son maximum, il se transforme en son contraire. Il faut voir le Taijitu comme un dessin animé au ralenti. Les petits ronds ne sont pas des points fixes, mais des graines qui grossissent et qui, à un moment donné, inversent l’organisation de l’ensemble. Il n’est pas ici question de mélange, mais de réversibilité. Yin Yang est un système dynamique qui nous permet d’être plusieurs choses en même temps. Une femme peut exercer des responsabilités à l’extérieur et être maternante à l’intérieur. Pareil pour un homme. Nous sommes mus par des énergies différentes, qui coexistent et ne s’excluent pas. Ainsi, le différent n’est plus perçu comme dangereux, car une contradiction n’existe que l’espace d’un instant, puis se transforme. Sur la durée, rien n’est antinomique. On peut chacun être quelque chose et son contraire, dans un mouvement continuel.
Quelle harmonie nous enseigne Yin Yang ?
L’harmonie ne consiste pas à se conformer aux attributions et aux assignations sociales, mais à adapter sa stratégie à la situation et à son évolution. C’est la voie de la souplesse. Oser sortir des cases et des modèles féminins ou masculins pour revenir à l’écoute du contexte et de son propre élan. Et choisir le mouvement ou la stratégie appropriée. Yin Yang existe en chacun de nous. On peut être tantôt réceptif et nourricier, tantôt actif et déterminé. Les Chinois ont deux mots distincts pour signifier l’harmonie, selon qu’il s’agit de l’harmonie du semblable ou de l’harmonie du différent. Et un de leurs proverbes dit : « Les semblables ont un accord facile, les contraires ont un accord fécond. » Chacun s’enrichit en osant autant de stratégies Yin que Yang. En s’autorisant l’harmonie de différents modes d’action, peu importe qu’ils soient socialement étiquetés féminins ou masculins. Enfin, nous gagnerions à nous réapproprier et multiplier les stratégies Yin, qui ont été trop longtemps dévalorisées. Yin est moins visible et peut apparaître de prime abord comme une reculade, une non-stratégie. Contrairement à Yang, qui concentre l’action en un instant donné. Pourtant, la réaction Yin, secondaire, réfléchie, maîtrisée, qui joue sur le temps et la durée, sur le rythmique et le cyclique, est justement celle qui est la plus valorisée et la plus conseillée par le Yi Jing, le « Classique des changements », le grand livre du Yin Yang.
Le Yi Jing
Le Yi Jing est le premier des cinq « Classiques » (Jing). C’est au départ un livre servant à la divination, dont les racines plongent dans le Néolithique. Mais cet ouvrage va évoluer et ne se contentera plus de répondre à la question « que va-t-il arriver ? » : il donnera également des indications sur l’attitude à adopter en fonction des circonstances. Le livre de divination est ainsi devenu un livre de sagesse.