Christophe André : « Être mieux avec moins »

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    Christophe André est psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne à Paris et spécialiste de la psychologie positive. Il nous explique comment nous rapprocher du bonheur en empruntant le chemin de la sobriété.

    Comment êtes-vous devenu « expert en poursuite du bonheur » ?

    En tant qu’humain, il est normal de se dire que vu le peu de temps qui nous est offert sur Terre, autant se sentir heureux et aider les autres dans cette voie ! Dans mon métier de médecin psychiatre, j’ai vite compris qu’il ne suffisait pas de guérir un patient, encore fallait-il l’aider à ne pas retomber dans ses états d’âme anxieux. Le bonheur est justement un élément pour être moins fragile. Quand on est heureux, on est beaucoup plus robuste face à l’adversité.

    Aviez-vous, au départ, des prédispositions pour être heureux ?

    Non, je ne suis pas très doué pour le bonheur ! J’ai un tempérament anxieux. Ce n’est pas un hasard si je me suis intéressé à la prévention des souffrances psychiques. Le premier obstacle, c’est d’avoir grandi dans l’absence de modèle. Mes parents n’avaient aucune culture du bonheur : ils étaient inquiets, soucieux, travailleurs. J’ai appris le bonheur sur le tard, en exerçant mon métier et grâce à des rencontres. J’ai ainsi connu quelques maîtres de bonheur, comme le père de ma femme qui, lui, était très doué dans ce domaine. Dans n’importe quelle situation, il donnait délibérément la priorité à ce qu’il y avait de bon et de beau, sans jamais être naïf ni fleur bleue. Je me souviens d’une fois où il s’était ouvert le crâne en tombant d’un escalier. Quand il nous a appelés le soir, il m’a raconté qu’il venait de vivre une journée extraordinaire : « J’ai été sauvé par des médecins extrêmement efficaces et j’ai pu faire un magnifique tour d’hélicoptère avec les pompiers au-dessus du Pays basque ! »

    Dans vos livres, vous insistez sur le fait que le bonheur exige de s’entraîner et de persévérer. Ce qui expliquerait, d’ailleurs, pourquoi on oublie de s’en occuper, surtout quand on a l’impression d’être submergé par les soucis du quotidien. Votre quête vous a-t-elle aussi demandé des efforts ?

    Je suis attaché à la cohérence entre discours public et vie privée, et je m’efforce d’être une source d’inspiration pour mes patients. C’est pourquoi j’ai toujours fait personnellement ce que je conseille aux autres. C’est comme en écologie : les discours sont importants, mais c’est par les actions auxquelles il faut s’astreindre régulièrement que le changement commence. Cela m’est apparu de façon lumineuse avec mes enfants. Mes trois filles, qui me voient dans l’intimité familiale, sont une source de motivation au bonheur. En tant que père, je me suis senti responsable de faire des efforts pour résoudre mes inquiétudes et ainsi ne pas contaminer mes filles avec mes états d’âme. Disons que je suis un élève studieux.

    Quels exercices pratiquez-vous au quotidien ?

    Avant de m’endormir, je vais pêcher trois moments agréables que j’ai pu vivre dans la journée ; sinon, mon esprit part dans les soucis. Par exemple, ce week-end, je me suis fait une entorse et, ce matin, quand j’ai posé le pied par terre, j’avais beaucoup moins mal que je ne le craignais. Je sais que cela fera partie des trois belles choses dont je me souviendrai, ce soir dans mon lit ! Je penserai également à une patiente avec qui j’avais rendez-vous à 13 heures et qui a fait de réels progrès. Et d’ici à ce soir, il y aura d’autres événements : peut-être un ciel magnifique en sortant du bureau. Je m’arrêterai alors pour le contempler en pleine conscience.

    En agissant ainsi, je muscle ma capacité au bonheur. Le cerveau a en effet tendance à se focaliser sur les circuits anxieux afin de nous prévenir des dangers. Le bonheur, lui, est moins prioritaire pour notre survie. En donnant davantage de place aux émotions positives, on limite la croissance des négatives.

    Autre exercice que je pratique tous les soirs, celui de la gratitude. Cela consiste à penser à quelqu’un qui m’a fait du bien, que ce soit au passant qui m’a aidé à réparer le pneu crevé de mon vélo, à un ami qui m’a raconté une bonne blague ou au boulanger qui a fait du bon pain. Ces réflexions nous ouvrent les yeux sur une évidence : nous sommes dans un réseau d’interdépendance, nous sommes reliés. C’est rassurant de prendre conscience que nous pouvons compter les uns sur les autres.

    Aller à la pêche aux moments agréables et aux témoignages de gratitude ne coûte pas un sou… Votre bonheur rimerait-il avec sobriété ?

    La sobriété n’a pas été ma motivation première, mais, rapidement, en explorant les soins de la psychologie positive, et à travers mes lectures – notamment saint François d’Assise, Henry David Thoreau, Spinoza et Épicure –, j’ai rencontré le chemin de la sobriété et de la décroissance et celui de l’éloge de la lenteur. La méditation m’a permis d’amplifier ce mouvement.

    Notre service hospitalo-universitaire de Sainte-Anne a été le premier, en France, à faire entrer, en 2004, la méditation pour soigner les patients. Car il n’y a pas que les médicaments et la psychothérapie. Un style de vie plus authentique est un facteur important d’équilibre intérieur durable. Il s’agit de faire de l’écologie au niveau de notre cerveau : se détacher de toutes les incitations de la société de consommation qui sont des pollutions mentales et qui, loin de nous rendre heureux, aggravent nos problèmes, comme toutes les addictions d’ailleurs.

    Méfions-nous de la récupération marchande autour du bonheur qui fait naître en nous des désirs artificiels. Depuis le XXe siècle, on nous promet plus de bonheur si on dépense davantage d’argent en biens et en services. Cette mercantilisation est un puissant dérégulateur de bonheur, parce qu’elle fait de nous d’éternels insatisfaits. Cette dépendance nous éloigne du vrai bonheur.

    Notre place est davantage dans un pré que dans un supermarché, rappelle Christophe André, car la nature nous offre ce dont la société nous carence : le silence et la continuité.

    En quoi pratiquer tous les jours la méditation en pleine conscience vous a-t-il permis d’accéder aux bonheurs simples ?

    La méditation pousse au dépouillement dans le sens où elle me fait prendre conscience que je suis vivant, et que cela est déjà merveilleux et suffisant. En accumulant les heures de vol de méditation, j’ai compris que j’avais tout ce qu’il me fallait, que je ne désirais rien de plus. Cela m’a permis d’apprendre à savourer ce que j’avais déjà d’agréable et que j’ignorais parce que j’étais centré sur mes objectifs.

    Bien sûr, j’ai toujours des soucis, mais, grâce à la méditation, ils m’atteignent moins facilement. C’est une forme de décroissance psychologique. Je suis mieux avec moins : moins d’inquiétude, moins de ruminations, moins de prévisions pessimistes, par exemple.

    En méditant, j’ai découvert des trésors de bien-être. Le contact avec la nature m’est également fondamental. C’est pourquoi, plusieurs fois par semaine, je marche une heure dans le bois proche de chez moi. À ce moment-là, je débraye. Je prends conscience de ma respiration. Je suis dans les odeurs, les couleurs. C’est un moment de recueillement, une solitude choisie. Et lorsque je pars en vacances, je choisis des destinations nature, du moins j’alterne, car mes filles, elles, préfèrent les villes comme New York et Berlin !

    L’humain a un rapport biologique à la nature. Là se trouvent nos origines. Notre place est davantage dans un pré que dans un supermarché. La nature nous offre ce dont la société nous carence : le silence – pas de bruits de klaxon ou de moteur – et la continuité – pas d’interruption à cause de feux rouges ou de panneaux publicitaires. Elle nous apporte les nutriments indispensables à notre cerveau, qui sont bons pour notre santé et notre bonheur.

    Où en êtes-vous aujourd’hui de votre cheminement ? Quels obstacles vous reste-t-il à dépasser ?

    Le chantier sur lequel je me suis engagé concerne mon temps de travail, que je souhaite réduire. C’est un boulot permanent, car je risque de déraper à tout moment, tant j’ai la chance d’avoir un travail qui me passionne, mais cette chance est aussi un danger. Déjà, je ne travaille plus que huit heures par jour, et je ne réponds plus aux SMS et aux courriels sur-le-champ. Ma semaine idéale consiste à passer deux jours à Sainte-Anne, deux autres jours chez moi pour écrire et une journée à l’extérieur pour animer des conférences.

    Avant, je prenais sur mes week-ends et mes loisirs pour écrire. Du coup, j’avais des problèmes de santé, et ma femme et mes filles me sermonnaient, à juste titre. Le piège, dans mon métier, c’est le sentiment d’être utile, puisqu’on soigne les gens ; et puis je m’épanouis à écrire, à donner des conférences. Mais, si je ne me protège pas, je rentre dans un système dérégulé : je ne peux plus dire non, je suis submergé, j’en fais trop et le bonheur s’en trouve altéré. Structurellement, nous ne sommes pas faits pour surtravailler et surconsommer, mais nous sommes dans une société qui nous pousse à le faire. Le temps gagné, je voudrais le consacrer à davantage vivre sans finalité particulière : contempler le monde, marcher dans la nature, être avec mes proches, savourer l’instant présent.

    Faut-il être heureux pour changer le monde ?

    Le bonheur nous ouvre aux malheurs des autres et nous permet de recharger nos batteries pour les aider, alors que le malheur nous crispe et nous ferme. De même, les émotions et les motivations positives nous amènent à la nouveauté et à la créativité, contrairement aux négatives. Le bonheur n’est pas un luxe, mais une nécessité. J’ai vu tant de gens aux vies démolies, il y a tellement d’adversité dans l’existence que, sans le bonheur, on tomberait facilement dans le désespoir. Certes, des gens malheureux ont changé le monde. Leur rage et leur colère les ont animés pour faire la révolution, mais nous avons besoin de gens heureux et altruistes afin de reconstruire une société meilleure.

    Propos recueillis par Aude Raux. Extrait du hors-série 6 de Kaizen, « Je suis heureux et sobre ».


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