Pierre Rabhi, l’Algérien ardéchois et Matthieu Ricard, le Français tibétain, deux déracinés ?

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    MATTHIEU RICARD PIERRE RABHI

    Pierre Rabhi : Pour ma part, je me suis longtemps senti exilé. Exclu de l’islam comme de ma famille européenne, je me suis retrouvé sans lieu, dans une longue errance. Devenu apatride, j’ai dû reconstruire ma propre patrie. Et c’est en achetant ce bout de terrain rocailleux en Ardèche que je me suis enfin senti « chez moi ». C’est un lopin infime à l’échelle planétaire, mais cette terre que j’ai aimée m’a donné des racines.

    Matthieu Ricard : Mon expérience est différente, je ne me suis jamais senti déraciné ; au contraire, je possède mes propres racines. Je n’ai ni maison ni terrain, je vis dans un ermitage qui ne m’appartient pas et où je finirai mes jours. Si j’y suis chez moi, c’est parce qu’en ce lieu je me retrouve au cœur de mes préoccupations, mais mes véritables racines sont mes maîtres spirituels, ils m’accompagnent partout. C’est un autre choix de vie, ni meilleur ni moins bon, il est simplement différent. J’ai décidé de ne pas laisser de trace.

    Deux démarches différentes, des points de convergence

    Pierre : Nous sommes des frères de conscience. Nous devons transcender nos appartenances, qui finalement nous divisent, et développer une sociologie des consciences plus qu’une sociologie de nos provenances.

    Matthieu : Ce qui nous unit, c’est notre humanité commune. Le Dalaï-lama rappelle que, comme ses semblables, il est d’abord fondamentalement un être humain. Il est ensuite tibétain, puis moine bouddhiste, et, seulement au quatrième niveau, il est le Dalaï-lama, ce qui, somme toute, a peu d’importance. Nous nous exprimons de façon différente, mais nous partageons, enfin je crois, les mêmes ressentis. Ce qui compte, c’est de servir, partager des idées. L’avenir, c’est la coopération des altruistes. Si nos démarches similaires permettent de créer une masse critique, à un moment donné, il peut y avoir un point de bascule qui fera changer la culture dans la société.

    Un changement indispensable

    Matthieu : Je pense qu’il faut arrêter la course au superflu. La crise que nous vivons est « une crise du superflu ». Il faut quand même se souvenir qu’en Europe, en Amérique du Nord, 30 % des aliments sont jetés ! On fait beaucoup d’efforts pour des choses qui ne sont pas indispensables. Beaucoup de gens travaillent, stressent sans que leurs actions aient une utilité pour eux ou l’humanité. Il est important d’être en quête d’une simplicité volontaire, de chercher à s’épanouir sans être préoccupé par le superflu.

    Pierre : Matthieu a raison, le superflu est sans limites. Le commerce international nous situe à l’opposé même d’une logique de paix, il est une bombe à fragmentation sociale.

    Un monde si violent

    Pierre : Il est plein de violence. Cette violence n’est pas seulement le fait de frapper l’autre ; d’ailleurs on peut s’étonner que tuer une personne soit un crime, alors qu’en tuer cent est un honneur. La violence existe sous d’autres aspects : la faim dans le monde est une violence inouïe commise par l’humanité repue à l’encontre de l’humanité démunie. La façon dont on exploite, affame les pays dits en développement, dont on leur soutire plus que ce qu’ils peuvent nous apporter, est insupportable. De même, la manière dont on traite les animaux dans de véritables camps de concentration est une autre forme de violence.

    Matthieu : Effectivement, on peut parler de camp de concentration en ce qui concerne les abattoirs, car ce sont les rescapés des camps qui ont, eux-mêmes, utilisé ce terme. Selon Gandhi, on peut juger une civilisation à la façon dont elle traite ses animaux. Le droit fondamental de tous les êtres vivants, c’est de ne pas souffrir. Concernant la violence entre les humains, il faut avoir à l’esprit que la guerre, ce sont des gens qui ne se connaissent pas et qui s’entretuent pour des gens qui se connaissent, mais ne s’entretuent pas.

    La place des anciens oubliée

    Matthieu : Je suis bouleversé aussi par la façon dont les Occidentaux traitent les personnes âgées — en Europe, 40 % des gens âgés vivent seuls. Pour mes amis tibétains, la présence des grands-parents est essentielle, ce sont eux qui transmettent la sagesse, la tendresse, là où les parents sont souvent débordés par leur travail. Je suis choqué de voir qu’ils se retrouvent si souvent seuls en maison de retraite, alors que leur rôle devrait être de donner de l’amour aux petits-enfants.

    Pierre : Cette relation que nous entretenons avec les vieilles personnes est tout aussi inimaginable dans ma culture d’origine. Ce sont elles qui nous ont mis au monde, qui nous ont nourris, qui se sont souciées de nous, et on les met dans des cases où elles n’ont plus qu’à finir leurs jours ? C’est sinistre. C’est pourtant de l’échange que naît l’enrichissement. Quand une chose vous tient vraiment à cœur, vous avez envie de la transmettre aux êtres humains qui vivent autour de vous. Si l’on se soucie du monde que nous laisserons à nos enfants, soucions-nous aussi des enfants que nous laisserons à la planète.

    Face à la violence : le compost, la sociabilité et la méditation

    Pierre : Sans être violent, je me suis souvent senti en colère, révolté. Entre le combat par les bombes et celui par le compost, qui fait prospérer et entretient la vie, j’ai choisi le compost ! Quand je pratique l’agroécologie, je le fais pour les enfants à venir, pour l’ensemble de la planète. C’est la terre qui me relie aux autres, j’entretiens avec elle une relation multiple : elle est ma mère, elle me nourrit ; je suis son fils et je la nourris en retour. Elle est aussi comme mon épouse à travers l’amour que je lui porte. Je milite également pour l’instauration d’une taxe de sociabilité ajoutée : à chacun de privilégier le commerce de proximité pour maintenir le lien qui nous unit à l’autre. Les supermarchés ne fabriquent que des pousseurs de caddies. À l’égard des humains, je suis tolérant, chacun suit son propre chemin, chacun a sa conscience, je ne peux porter de jugement sur personne. Je sais que certains passent parfois par de grandes souffrances pour vivre leur évolution, je rencontre beaucoup de gens et j’aime échanger avec eux.

    Matthieu : Bouddha a dit :

    « Si la haine engendre la haine, la haine ne cessera jamais. »

    Il faut sortir de ce cercle vicieux de l’animosité. Le mal causé par les mauvais est du même niveau que l’inaction des bons, c’est ce qu’expliquait Martin Luther King. Mais la haine et l’avidité sont des maladies, elles ne sont pas permanentes en nous. C’est notamment ce qui rend la peine de mort inadmissible, parce qu’elle rend toute transformation impossible. J’entends parfois dire qu’on ne peut pas aimer tout le monde, mais regardez le soleil : il brille de la même façon pour tous. Certains reçoivent plus de chaleur parce qu’ils en sont plus près, mais ce n’est pas au détriment des autres, chacun peut en recevoir les rayons. Notre bonheur passe et s’accomplit au travers de celui des autres, on ne peut pas être heureux au prix des malheurs des autres, le bonheur égoïste est une recette pour l’échec. À mon niveau, je me ressource souvent dans mon ermitage, pour être le plus humain possible afin de servir les autres.

     

    Propos extraits de prises de vues réalisées par Vincent Feragus pour un documentaire de la collection « Empreintes », remis en forme par Pascal Greboval et Lucile Vannier.

    Extrait du hors-série 1 de Kaizen consacré à Pierre Rabhi.

     


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