Barcelone, laboratoire du monde de demain

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    En partenariat avec La Lettre de l’Ecolonomie

    Certains la croient empêtrée dans la crise, d’autres regrettent l’âge d’or du modernisme. C’est vite enterrer la capacité de Barcelone à être à l’avant-garde. Car l’insolente de la péninsule ibérique, celle qui réclame son indépendance comme pour mieux faire éclater son génie au grand jour, est un terreau du monde de demain. Pionnière du « Glocal », elle revendique un modèle qui repose sur le dynamisme économique local dans un monde global interconnecté.

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    ©AP

    Au-delà de ses revendications politiques identitaires, elle souhaiterait aussi redonner du pouvoir au citoyen avec l’objectif d’une autonomie alimentaire, énergétique et productive dans trente ans, à en croire les dires de Vicente Guallart, le chef d’architecture de la ville de Barcelone. Et ce, sans pour autant se replier sur elle-même. Bien au contraire. Son emplacement stratégique, la Méditerranée, et sa tradition portuaire, la poussent à rester citoyenne du monde et une Européenne convaincue. Le cœur nomade, enfant bâtarde et mal aimée de l’Espagne tant elle a été envahie et malmenée, elle n’en revêt une dimension que plus humaine par son hétéroclisme, ses paradoxes architecturaux et son impétuosité d’insoumise. Viscéralement attachée à ses terres à travers son héritage agricole, elle invite pourtant à diriger le regard vers l’Amérique à travers le bras tendu de la statue de Christophe Colomb érigée sur le port de la ville depuis l’exposition universelle de 1888. Pour elle, l’avenir appartient aux territoires qui savent assumer et exploiter leur propre talent – le génie du local – tout en sachant coopérer avec l’extérieur, notamment grâce à Internet.

    À Poblenou, l’ancienne zone industrielle qui borde la mer, le quartier 22@, flanqué de deux édifices futuristes, est entièrement dédié à l’innovation sociale, économique, urbaine et aux nouvelles technologies. Il abrite également l’Institut d’Architecture avancée de Catalogne qui accueillera cette année le « Fab 10 » du 2 au 8 juillet prochain, un événement ouvert au grand public organisé en collaboration avec la mairie de Barcelone, le Massachussets Institute of Technology de Boston (MIT), et la Fab Foundation. S’y réunira la communauté des 150 laboratoires de fabrication numériques du monde dispersés dans 40 pays : on les appelle les Fabs Labs.

    Ceux-ci s’adressent aux entrepreneurs, aux designers, aux artistes, aux bricoleurs, aux étudiants ou aux hackers, qui souhaitent concrétiser une idée ou un besoin – une lampe ou une chaise par exemple –, en fabriquant l’objet avec l’aide des autres. Les laboratoires de fabrication impulsent ainsi le pouvoir citoyen à travers le « do it yourself » (fais le toi-même) voire le « do it with others » (fais le avec d’autres). Ils sont équipés de technologies innovantes comme les imprimantes 3D reliées aux ordinateurs et bien sûr à la toile.

    Des ateliers, conférences, expositions et un colloque sur la fabrication numérique auront lieu durant une semaine dans différents lieux de la ville et de ses alentours, comme la maison solaire du Fab café boat au bord de la mer, ou encore au nord de Barcelone dans les collines de Collserola à Valldaura, le green FabLab. Celui-ci représente la prochaine génération des FabLabs car les objets ne sont fabriqués qu’avec des matériaux locaux. Peu connus du grand public, les FabLabs constitueraient ainsi une solution aux problèmes induits par une mondialisation et un capitalisme sauvage qui, jusqu’alors, ont menacé les industries locales et dépossédé certains territoires de leur savoir faire. Comment ? En permettant aux citoyens de se réapproprier certains processus productifs. On appelle cela la micro-industrie. C’est pour cette raison que la municipalité a l’intention d’installer un FabLab par quartier d’ici à 2020. Ainsi, Barcelone s’érigerait en un modèle de Fab city, c’est à dire une ville productive de plus en plus autonome, tout en étant interconnectée aux autres FabLabs du monde. Car ces laboratoires permettent aussi d’expérimenter la mutualisation des savoirs et l’intelligence collective grâce à Internet, une démarche assez intéressante en ce qu’elle marque un véritable changement dans nos modèles économiques.

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    La Fab Lab House à Barcelone. ©Adrià Goula

    Si, sans conteste, Barcelone reste « dans le coup », sa modernité se trouve surtout dans le « co ». Cocréatif, collectif, coopératif, le préfixe de la civilisation de l’empathie s’y décline d’une façon transversale et interdisciplinaire. Ainsi, les réseaux d’économies alternatives émergent et annoncent une nouvelle façon de vivre, sans l’intermédiation de l’argent, mais plutôt avec celle du temps et de l’humain, même au sein de certaines couches aisées. Le très bobo quartier de Gracia grouille de cette nouvelle économie : des banques du temps, où l’échange de services est le maître mot, jusqu’aux coopératives agricoles, en passant par une banque expropriée transformée en magasin gratuit, sans oublier les radios pirates et les coopératives de logement. Ainsi, à la Plaça del nord, se trouve Lluïsos de Gràcia, le centre culturel qui accueille une des sept banques du temps de Barcelone. Il propose une nouvelle vision de l’abondance : échanger des services, selon les compétences de chacun, grâce à des chèques d’unité de temps, un cours d’informatique contre un cours d’anglais par exemple. Le processus n’est pas spécifique à la ville de Barcelone : il en existe partout en Espagne, et également en France avec Les SEL (Services d’échanges locaux), en Italie avec la Banca del Tempo, ou aux États-Unis avec les Time dollars. Le mouvement des Indignés a fait en sorte que ces monnaies soient échangeables dans toute la péninsule. Et force est de constater qu’avec un quart de la population active au chômage, notamment un jeune sur deux, le lien social s’est pourtant maintenu.

    Se multiplient aussi des ateliers de couture et de tricotage à la portée de tout le monde, comme un pied de nez à l’empire espagnol du textile Inditex et à son cortège de magasins standardisés et mondialisés, ZARA, Bershka, Massimo Dutti et autres Pull & Bear. Finie la dictature du capitalisme marchand, place à « l’empowerment » citoyen. Reprendre son destin en main en rendant des services aux autres, c’est justement l’idée qu’a eue Ivan Caballero, entrepreneur social. Il est le créateur de « The Social Coin », un projet de monnaie biodégradable lancé grâce au crowdfunding [financement participatif sur Internet]. « J’ai 37 ans, je vis à Barcelone, je crois en une politique alternative, et en la capacité des personnes à se transformer elles-mêmes et à changer le monde », déclare-t-il. Son concept : remettre à une personne à qui l’on a rendu un service une monnaie biodégradable qui contient une graine de rosier. La monnaie court de main en main. Sa trace et les histoires qu’elle a provoquées peuvent se suivre grâce à Internet. À l’issue d’un délai de trois mois, toutes les personnes qui ont suivi la chaîne reçoivent la convocation pour savoir où la monnaie sera plantée. En six mois, 15 000 monnaies ont été produites, elles ont provoqué 124 000 services dans 42 pays, de la part de 450 personnes et de 22 entreprises.

    Toujours dans cet état d’esprit « glocal », l’exemple de Multieconomia est assez représentatif de la façon dont les individus se réorganisent et n’attendent pas les politiques pour agir. Tous les dimanches à midi, un marché de troc a lieu au centre social du quartier du quartier populaire du Raval à Barcelone. Le projet Multieconomia a été fait à l’initiative d’un groupe de personnes qui cherchaient des solutions pour stimuler l’économie locale.

    La « multiéconomie » est un concept d’économie alternative, à travers lequel les individus décident librement la façon dont ils veulent réaliser leurs échanges, promeuvent les liens communautaires, au moyen des rencontres, d’entraide et de solidarité. Chacun peut apporter ce qu’il veut, le donner gratuitement, l’échanger ou le vendre grâce à une monnaie sociale ou des euros.

    Plus loin, dans la périphérie de Barcelone, des retraités se sont fait remarquer par leur implication dans la collectivité. Ils profitent des derniers fragments de rivières comme le Llobregat et Besos, pour bâtir des potagers à la périphérie de la ville, à côté des « rondas » (le périph’), non loin de tours de haute tension et de voies ferrées. Ils ont décidé de se réapproprier ces espaces marginaux non exploités, mais néanmoins fertiles. Occuper ce no man’s land en autogestion – avec ou sans l’accord des autorités, car la loi les définit comme espace vide – leur permet d’avoir une occupation quotidienne et revendiquer d’autres moyens pour occuper l’espace urbain. Aussi, ces retraités jouent-ils un véritable rôle social au sein de la collectivité car ils offrent pratiquement tout ce qu’ils produisent.

    Ces exemples d’empowerment ou « d’empoderamiento ciudadano » en espagnol [curieusement l’expression n’existe pas encore en français], c’est à dire cette capacité des citoyens à reprendre le pouvoir sur leur existence et se libérer, sont particulièrement visibles à l’échelle de Barcelone et révélatrices des mutations qui s’opèrent partout dans le monde. Ces minorités actives agissent par acupuncture, sorte d’îlots de résistances d’activistes. Et si Barcelone présente ces spécificités, une des raisons pourrait venir du fait qu’il existe un profond désir de vivre ensemble, de s’impliquer dans la collectivité. Mais pas seulement. Alors que la France semble souffrir d’un problème de manque d’estime de soi, selon Carine Dartiguepeyrou, auteure de La nouvelle Avant-garde, vers un changement de culture (L’Harmattan), ce qui émane des citoyens de Barcelone, c’est justement une estime de soi qui permet de laisser libre court à la créativité, et d’oser.

    Et c’est peut-être cela que viennent chercher certains créatifs en s’installant dans la ville, à l’image d’André Broessel, natif allemand, architecte, inventeur du projet Rawlemon : un générateur d’énergie solaire sphérique en verre. C’est en se baladant dans le quartier populaire de Poble sec, et en levant légèrement la tête qu’on aperçoit sur le toit, une grande sphère de verre posée sur un socle, triomphante, aux allures d’ovni. Au pied de cet immeuble qui fait face au château de Montjuic, rue Olivera, André travaille dans son atelier. Il pourrait ressembler à un extraterrestre. Entouré de ses sphères transparentes, petites, moyennes et grandes, on le croirait habitant dans une autre galaxie parsemée d’étoiles et de planètes. Il a inventé Rawlemon, ce fameux verre sphérique, auquel commence à s’intéresser la presse internationale, notamment le quotidien allemand Die Welt. Intrigué par l’invention, il vient de lui consacrer une demi-page. Ce générateur d’énergie solaire, en phase d’expérimentation utilise le double intérêt de la boule en verre et d’une lentille spécifique. Grâce à l’effet loupe de la sphère, l’énergie est captée sur cette lentille tout au long de la journée à l’aide un bras incurvé qui tourne autour de la sphère pour suivre le mouvement du soleil. « La lentille fixée sur le bras permet une optimisation de la captation de l’énergie solaire tout au long de la journée contrairement aux panneaux photovoltaïques dont le rendement maximum n’a lieu que 15 minutes par jour lorsque les rayons du soleil sont perpendiculaires aux panneaux », explique l’inventeur. Son objectif : rendre la production d’électricité accessible au plus grand nombre, en permettant aux immeubles ou aux maisons d’être autosuffisants. De plus, ces sphères se déclinent également à l’usage individuel, en petites tailles pour recharger des téléphones portables par exemple. Le projet a connu un tel succès grâce aux réseaux sociaux et à une plateforme web de financement participatif qu’il vient de collecter en quelques semaines 170 000 dollars de financement, venant d’individus de toute la planète.

    En somme, c’est en inventant ou en goûtant à l’auto-organisation, que les citoyens de Barcelone expérimentent cette nouvelle économie « glocale », axée sur le partage et le pouvoir latéral. Ce modèle économique souterrain, non comptabilisé dans le PIB, mais bien visible dans les rues de la ville, a ainsi pallié les défaillances d’un État Providence qui se désintègre comme une peau de chagrin. Quant à ces créateurs de possibles, issus des mouvements du 15 mai 2011, ils sont désormais passés de l’indignation à l’action. Et ont la conviction que les contours d’un nouveau modèle se dessinent dans leur quartier, dans leur ville et dans le monde.

     

    Par Valérie Zoydo

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    1 COMMENTAIRE

    1. Pure romantisme! Ce phénomène est produit de la crise économique et il est en train de se dévolepper presque par tout en Espagne. Barcelone est géniale (ma ville) mais il faut connaître un peu plus le reste de l’Espagne, et voir comment on est en train de réagir dans le sud de l’Europe, c’est par tout très interessant! Il y a du « glocal » à Madrid, à Séville, des experiènces superbes…

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