Une idée peut-elle résister à la croissance ?

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    A écouter nos responsables politiques, on pourrait croire que la croissance doit être l’alpha et l’oméga des entreprises. Mais croître sans cesse est-il vraiment bon pour la santé et pour les idées ?

    profil commerce PG H (14)
    ©Pascal Greboval

    L’exemple de Body Shop

    Anita Roddick, fondatrice de Body Shop, a symbolisé pendant plusieurs années la réussite d’une entrepreneuse pionnière, inspirante, imposant dans les cosmétiques de nouvelles normes respectueuses de l’environnement.

    Body Shop fut l’une des premières marques à refuser les tests sur les animaux, à mettre en place des démarches de commerce équitable et à soutenir les droits des peuples premiers d’Amérique et d’Afrique (contre Shell, notamment, au Nigéria). Roddick fut, parallèlement, une formidable activiste. Mais en 2006, trente ans après l’ouverture de sa première boutique, Body Shop – qui en comptait alors 2 055 dans 55 pays – était revendue à l’Oréal pour 765 millions d’euros. Stupeur parmi les plus fervents admirateurs de la marque.

    Pourquoi Anita Roddick avait-elle fait ce choix, elle qui avait jadis déclaré : « Je hais l’industrie de la beauté. C’est un monstre vendant des rêves inaccessibles. Qui ment, qui triche, qui exploite les femmes1 » ?

    Leclerc, une trajectoire qui laisse songeur

    Quelques années plus tôt, en 1949, un certain Edouard Leclerc ouvrait une épicerie dans un hangar à Landerneau avec une idée révolutionnaire : s’approvisionner directement auprès des fournisseurs pour faire baisser les prix et défendre ainsi le pouvoir d’achat du consommateur. Autre idée digne du XXIème siècle : permettre à n’importe qui d’utiliser son concept, sans lui verser de royalties, mais en s’engageant à mentionner son nom et à grouper ses achats avec l’épicier du Landerneau. En quelques années, le système connaît un succès fulgurant et, en 1964, la France compte 420 centres distributeurs indépendants, regroupés dans l’Association des centres distributeurs E. Leclerc. En 1959, il milite même en faveur d’une réforme fiscale valorisant les circuits commerciaux courts. Puis, au début des années 70, il part en croisade contre les monopoles de distribution afin d’intégrer progressivement dans ses magasins essence, livres, parfums, voyages, etc.

    A regarder froidement l’expérience, on y retrouve beaucoup de similitudes avec ce que proposent aujourd’hui les entreprises les plus engagées socialement et écologiquement : circuits courts, coopératives, autonomie des magasins, soutien des producteurs, lutte contre les monopoles.

    Pourtant, 63 ans plus tard, Leclerc est la première enseigne de grande distribution en France, a participé à détruire des dizaines de milliers d’emplois sur le territoire et a recréé avec les cinq autres grandes centrales d’achat le plus grand oligopole de France sur les produits alimentaires.

    Comment en sommes-nous arrivés là ?

    Comme mentionné au début de l’article, le projet de toute entreprise est naturellement de croître. D’abord, pour parvenir à un premier seuil de rentabilité.

    Ensuite parce qu’elle « tentée » de grossir. Pour gagner plus, pour « évangéliser » plus largement, pour augmenter sa notoriété… Et parce que le modèle en vigueur est celui-ci, partout. Réussir, c’est être gros, grand, international, riche, puissant.
    Or, dépassé un certain seuil, la réalité de l’entreprise change. Le montant des investissements nécessaires pour maintenir l’activité à flot endette durablement la compagnie et l’entraîne dans une spirale où augmenter les bénéfices devient une nécessité impérieuse. Il est alors indispensable de s’étendre, de gagner de nouveaux marchés, de surpasser la concurrence. Jean Rouveyrol, co-fondateur de la SSII[1] Sqli, en témoignait il y a quelques années : « Dès que l’on sort de son territoire, puis que l’on s’engage à l’international et pire, si l’on s’introduit en bourse, il est quasiment impossible de tenir les bonnes intentions du départ. Le marché nous entraine, mécaniquement. »

    Pour Body Shop, être de taille face à des mastodontes qui n’auraient pas tardé à se draper des mêmes arguments éthiques, équitables, écologiques, mais dont les produits auraient été 20% moins chers, impliquait de faire des économies d’échelles. Donc de produire d’avantage et par conséquent, de trouver de nouveaux clients. Grossir, prendre de plus en plus de risques, trouver du capital, s’endetter. A ce jeu, l’équilibre devient vite fragile et les effets de levier vertigineux. Se casser la figure peut signifier perdre beaucoup d’argent.

    A contrario, vendre une entreprise en pleine gloire à un énorme groupe peut se révéler particulièrement rémunérateur. Bon nombre d’entrepreneurs courageux, portant de très beaux concepts, ont ainsi cédé aux sirènes des euros ou des dollars en cascade. D’une part pour sécuriser définitivement leurs projets et, d’autre part, pour se sécuriser personnellement. Et parfois parce qu’ils ne trouvaient plus autant de sens à leur projet. Comme le confiait Anita Roddick dans une interview au Guardian en 2006, elle avait quelque peu « perdu la main à mesure que la compagnie devenait plus grande » et s’occupait « essentiellement de sa fondation » dans les derniers temps. Les financiers avaient pris le pouvoir.

    Pour Leclerc, gagner des parts de marché afin de rester dans la course face à Carrefour, Auchan, Intermarché, veut dire fixer des prix toujours plus bas, presser les producteurs, réduire la masse salariale, grandir, devenir incontournable sur le territoire.

    Dans ce contexte, peu de petits ont les reins suffisamment solides pour tenir le coup et l’économie a tendance à se concentrer autour des plus forts.

    De nouvelles oligarchies

    Body Shop fait désormais partie d’un groupe numéro 1 mondial des cosmétiques qui revendique 1 milliard de clients et veut doubler cet objectif dans les dix prochaines années[2].

    Leclerc est, comme nous le disions, l’un des acteurs majeurs de la grande distribution en France, qui a créé en l’espace de quelques décennies l’un des plus importants oligopoles sur les produits de grande consommation[3].

    Ben & Jerry’s, le pionnier des glaces éthiques et équitables, dont la politique inspire les responsables du développement durable du monde entier, a été racheté en 2000 par Unilever, troisième groupe mondial en produits de consommation courante (par les ventes) et premier producteur de thé et de glaces au monde. Deux milliards de personnes utilisent chaque jour leurs produits.

    Les idées d’Anita Roddick, de Ben Cohen et Jerry Greenfield (fondateurs de Ben & Jerry’s) étaient – et restent – formidables. Pour autant, elles alimentent aujourd’hui d’énormes entreprises dont l’objectif reste de conquérir le plus de marchés possible afin de maximiser leurs profits et devenir aussi hégémoniques qu’elles le pourront. Renforçant ainsi la standardisation du monde. Petit à petit, nous nous trouvons face à de nouvelles oligarchies où le pouvoir sur tel ou tel secteur d’activité se concentre entre les mains de quelques acteurs mondiaux. Où le sort des producteurs, des distributeurs, des consommateurs dépend du bon vouloir de conseils d’administration dont la finalité n’est pas l’intérêt général, mais leur intérêt particulier.

    A contrario, de nombreux projets comme Ardelaine, Ambiance Bois[4], Dr. Hauschka, etc. ont maintenu le cap pour n’avoir pas pu ou pas voulu grossir. La clé pour qu’une initiative reste aussi intègre que possible et qu’elle ne mette en péril la liberté ou l’autonomie de personne pourrait donc être de limiter sa croissance. De trouver sa taille optimum. Et de la répliquer plutôt que de l’étendre au-delà de toute mesure. Bien sûr ce n’est pas le seul facteur, nous pourrions y ajouter : ne pas s’introduire en bourse, répartir le pouvoir, ne pas verser de dividendes extravagants aux actionnaires mais réinvestir les bénéfices dans l’activité.
    Ou encore, déplacer notre insatiable soif de croissance. A l’intérieur de nous-mêmes…

     

    Par Cyril Dion  

     

    Extrait de la rubrique Désenfumage de Kaizen 7

    Commander Kaizen 7

     

    6 Commentaires

    1. Merci pour cette très belle et juste réflexion sur la consommation et la croissance.
      La phrase finale m’interpelle,je souhaite qu’elle ait un tel effet sur beaucoup beaucoup de lecteurs/lectrices..

    2. Je partage complètement. Il serait intéressant de donner des exemples de entreprises qui restent competitives en conservant leurs valeurs et acceptant de ne pas croître coûte que coûte type la société Flavi. Plus d’informations sur le site de mom21 pour lequel il pourrait être intéressant que vous vous rapprochez.

    3. Comme tout cela m interpelle!!!! mais je suis bien seule dans ma ville de Troyes, je ne sais vers qui me tourner (enseignes de magasin pas bouffées par le système…..) et j ai peu de moyens financiers.
      Mais je suis de tout coeur avec des personnes comme Pierre Rabit, que je lis, que j écoute dès qqu il se manifeste.

    4. The Body Shop n’est plus depuis 2006. Je m’explique : Mme Rodick a revendu la société à l’Oréal. Ca veut dire que sa fondatrice a quitté le navire. Un nouveau commandant, nouveau cap. Une société n’est rien d’autre que le reflet de la somme des individus qui la compose, en particulier elle reflète les valeurs de son leader. En devenant l’acquéreur de body shop, l’oréal a insufflé son modèle. Est-ce la bonne idée qui change ou les personnes qui la composent ?

    5. Quand on parle de croissance on parle du capitalisme, d’essence judéo-protestant, ses valeurs ne sont donc pas fondées sur le partage et la charité chrétienne, mais sur l’endettement d’entités isolées – personnes ou entreprises – réduits à un rapport coût/bénéfice, il n’y a rien d’humain là-dedans. Le capitalisme est là pour faire engranger des sommes gigantesques à la caste dominante : il faut vendre sans cesse de la nouveauté aux dominés, pour qu’ils achètent et rachètent sans cesse au gré des nouvelles tendances que le système mettra en avant – conditionnement par la propagande de masse promettant un meilleur avenir à tous…
      Le problème, hormis le fait que la promesse progressiste du bonheur pour tous n’est qu’un leurre conduisant l’individu à la recherche de sens à se perdre dans la consommation, est que la croissance pose deux problèmes fondamentaux :
      1- plus de croissance veut dire plus de ressource compte tenu de la courbe exponentielle de la population mondiale ;
      2- plus de croissance signifie plus de complexification de la société, et plus la société devient complexe à gérer, plus les problèmes auxquels nous devons faire face sont nombreux.

      De là, pour les mondialistes, une solution : réduire la cadence et préserver les ressources en augmentant la mortalité – mal-bouffe, vaccins, médicaments, produits toxiques (ménagers, emballages, cigarette etc.), chemtrails, légalisation de l’euthanasie, guerres, etc. (voir ce que dit le pas vraiment chrétien Attali…)

      Donc nous ne voulons surtout pas plus de croissance, nous voulons suivre l’idée de Pierre Rabhi, celle de la sobriété heureuse, qui rejoint celle de l’anarchisme originel prônant une société sans classes (donc sans riches), et sur un plan plus religieux (chrétien ou bouddhiste), cessons de courir après l’ambition, de ne regarder que nous-mêmes…

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