Isabelle Delannoy a fait le tour du monde des initiatives économiques respectueuses de la planète et des citoyens. Permaculture, économie circulaire, monnaies complémentaires, etc., de nombreuses solutions locales existent déjà. Elle propose une synthèse, dans son livre, L’économie symbiotique (Actes sud, 2017) pour ouvrir la voie vers une économie globale qui harmonise nature et êtres humains.
L’économie collaborative, l’économie circulaire, sont des concepts qui commencent à être connus. L’entrepreneur belge Gunter Pauli, propose une « économie bleue ». Pourquoi créer l’économie symbiotique ? Quelles sont les différences ?
Je voulais présenter les solutions qui émergent dans le monde entier et qui atténuent la crise écologique. Elles émanent de citoyens, d’entreprises, de collectivités que l’on peut relier à l’économie circulaire ou collaborative, à l’ingénierie écologique, à l’économie de fonctionnalité, au biomimétisme, à la permaculture, à l’agroécologie, aux monnaies complémentaires, à l’open source, etc. Sous la diversité des termes et des apparences, elles procèdent d’une même logique. Elles sont structurées de la même façon. Mais aucune n’est suffisante en soi : en réalité elles sont complémentaires et entrent en synergie, c’est pourquoi je parle d’économie symbiotique.
L’économie circulaire, par exemple, est indispensable mais pas suffisante parce qu’elle réduit les effets sans régénérer les écosystèmes. Alors que la permaculture de son côté régénère les écosystèmes ; mais si vous ne diminuez pas les conséquences de la société industrielle qui produit des biens de consommation, elle ne suffit pas.
L’économie symbiotique est d’abord une hypothèse. J’ai remarqué la cohérence de toutes ces multiples innovations qui étaient apparues dans tous les secteurs, autant dans la production, la consommation que dans la gouvernance, et je me suis dit que cela créait un système économique complet. Mais nulle part je ne les ai vues toutes assemblées entre elles. L’idée est vraiment de rassembler les pièces du puzzle, car lorsqu’on les rassemble elles se nourrissent les unes les autres.
Qu’entendez-vous par « structurées de la même façon » ?
C’est-à-dire qu’elles créent toutes des écosystèmes. Des écosystèmes vivants par exemple pour l’agroécologie, la permaculture ou encore l’urbanisme écologique, où chaque pan interagit avec les autres. L’économie circulaire met en place des écosystèmes industriels, et l’économie collaborative met en lien des écosystèmes de producteurs, de consommateurs ou de citoyens engagés.
Tous relient une diversité d’acteurs sur un territoire de flux. Que ce soient les espèces vivantes, le partage d’objets avec des plates-formes Internet ou une diversité d’acteurs de façon directe via des modèles comme BlaBlaCar, Airbnb ou Facebook.
Ce sont des mécanismes très efficients, car on voit combien les nouveaux acteurs de cette nouvelle économie, quand ils réussissent, peuvent complètement changer des secteurs en deux ou trois ans au niveau mondial.
Dans votre livre vous insistez sur l’importance de la circulation de l’information, notamment sur la Toile. Quel est son rôle dans cette économique symbiotique ?
Elle est fondamentale. C’est l’une des caractéristiques transversales de l’économie symbiotique. Par exemple, lorsque vous partagez une voiture, vous remplacez les véhicules individuels par une organisation et une information qui vont vous permettre de faire circuler les voitures.
Lorsque vous créez une plate-forme sur le Web, c’est l’information produite par les écosystèmes qui va permettre l’efficience. Elle est partout dans cette économie, dans cette circulation écosystémique. Elle reprend l’échange d’informations qui se fait dans la nature. Lorsque vous plantez des graines pour avoir des plants qui vont ensuite pouvoir filtrer les eaux, comme des joncs, des iris, des nénuphars, etc., en réalité vous mettez aussi dans le sol une information qui va pouvoir produire ces fonctions de filtrage.
Et s’il y a quelque chose qui caractérise cette nouvelle économie régénératrice, c’est la technologie : elle est utilisée pour maximiser les productions des écosystèmes vivants et des écosystèmes sociaux, maximiser l’intelligence collective et sociale.
Régénératrice, c’est un projet ambitieux ? Aujourd’hui l’économie capitaliste est fondée sur l’extraction et l’épuisement des ressources : c’est le contraire de la régénération. Comment changer alors de système ?
Je ne pense pas que l’on puisse changer le système. Je crois qu’on est en train d’en créer un nouveau et finalement c’est une métamorphose du système actuel. Les éléments dans la marmite sont les mêmes, simplement ils ne sont pas organisés de la même façon. Vous savez c’est comme la chenille et le papillon qui sont deux expressions différentes d’un même individu.
Régénérer la société demande un vrai changement culturel. Car le problème des plateformes comme Facebook, Uber, BlaBlaCar ou Airbnb, etc., est que les contributeurs ne sont pas impliqués dans la gouvernance et qu’ils n’ont pas accès à la répartition de la valeur financière.
Aujourd’hui, les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), par exemple, et Microsoft, sont les cinq premières capitalisations boursières de la planète. L’addition de leurs chiffres d’affaires est équivalente au PIB de la France. Cela montre l’efficience. Mais ils ont un mécanisme hyper productif fondé sur une gouvernance restée sur les anciens modèles. Or cela devient un vrai problème parce que les communs deviennent, à long terme, prédateurs de leurs contributeurs.
Mettre en place une gouvernance coopérative et une répartition de la valeur financière avec les futurs contributeurs est très dur à imposer à l’investisseur. Organiser une nouvelle gouvernance, c’est ce sur quoi on est le moins avancé car cela demande un vrai changement culturel.
Uber et Airbnb montrent que le capitalisme trouve les parades pour récupérer les nouveaux types de modélisations économiques. L’oligarchie a tout intérêt à ce que le paradigme existant perdure. Il n’est pas dans leur intérêt que la société change ?
Oui c’est vraiment cela, on peut tendre vers une économie tout à fait verte mais pas rose. Pour autant, le capitalisme n’est pas la vraie bonne ligne de fracture selon moi.
Certes il y a beaucoup de projets qui sont peu capitalistiques dans cette économie symbiotique, car ils demandent surtout de l’organisation – comme le partage de jardin – contrairement à l’économie extractive qui a besoin de capitaux pour financer les machines extractives et les usines. On peut même tendre vers l’extraction zéro en rassemblant toutes les innovations peu extractives. Mais il reste des endroits où l’on a besoin d’injecter du capital comme des systèmes de partage de voitures. Donc pour moi la vraie ligne de fracture, c’est la gouvernance. Si la gouvernance ne se fait pas en écosystème partagé avec les contributeurs qui génèrent la richesse de la plateforme, on aura des problèmes énormes puisque c’est une économie d’information construite sur les données personnelles.
Il faut aussi préciser que l’économie symbiotique n’est pas sans leadership. Au contraire, le leadership est très important mais il ne va pas prendre la forme du contrôle où l’on dit à chacun ce qu’il faut faire. Ici, le leader mène un groupe sur des convictions et sur un projet où les gens qui se reconnaissent vont se mettre à contribuer.
Comment le citoyen peut-il faire sa part ?
Chacun peut le faire. Chez certains, cela va commencer, par exemple, en plantant des comestibles dans la rue ; chez d’autres, en contribuant à la réalisation, au développement d’outils libres ou encore en organisant une filière à partir de matériaux biosourcés, etc. Ces actions ont un effet de transformation écologique, sociale et économique.
Comment s’organiser collectivement ?
Des nombreux acteurs ont émergé partout sur les territoires. Il est donc urgent et important que ces groupes locaux se forment avec les entrepreneurs locaux, les citoyens organisés, les élus et qu’ils se demandent ce qu’ils peuvent faire sur leur territoire avec ces nouvelles logiques. En Allemagne par exemple, 51 % de la production d’énergie renouvelable a été créée grâce à l’implication de coopératives citoyennes initiées par les habitants, les collectivités et les agriculteurs. Ces exemples sont tout à fait reproductibles.
Pour que l’État et les grandes entreprises rejoignent ces collaborations citoyennes, il faut une vraie volonté politique et entrepreneuriale. Si les entreprises locales semblent plus ouvertes, on est encore loin de ce modèle de collaboration avec les grands groupes…
Je pense que l’économie symbiotique est vraiment une économie qui part des territoires où la plupart des ressources sont disponibles. Elles peuvent devenir, avec notamment les techniques d’ingénierie écologique, autonomes ou proches de l’autonomie sur tous les besoins essentiels : l’alimentation, les matériaux pour la construction, l’approvisionnement en eau pure, le traitement des déchets, les biens d’équipements, etc.
Si certains flux économiques sont très denses au niveau local, au niveau global ce sont plutôt des biens à haute valeur ajoutée qu’il faudrait s’échanger. Par exemple les céréales, le métal ou les composants électroniques s’échangent mondialement à un flux lent, contrairement à la courgette qui est disponible localement. Mais on pourrait imaginer qu’ils soient assemblés localement pour permettre leur réusage ou créer des objets modulables.
Actuellement des prospectivistes observent déjà des flux internationaux qui commencent à se concentrer sur les biens à plus haute valeur ajoutée alors que les biens à moins haute valeur ajoutée recommencent à se relocaliser. C’est une économie d’autant plus riche en emploi lorsque le numérique est utilisé pour mettre en lien les acteurs locaux.
Nous sommes en période de transition, entre l’existant, le réalisé et le potentiel. Dans le livre, j’essaie de montrer où tout cela pourrait nous amener.
Pourquoi ces actions ne se multiplient-elles pas plus rapidement si elles sont si efficaces ?
Lorsque j’interviens sur des territoires avec mon agence de développement auprès des acteurs qui ont développé ces logiques-là, on constate qu’ils n’ont simplement pas conscience d’appartenir à la même économie. Se dire que la diversité est source d’autonomie et pas forcément de désordre, que la collaboration peut être plus efficace que la compétition, que la richesse peut venir du partage de l’information, c’est l’inverse des modèles de l’économie extractive. On ne voit pas ces nouvelles données car on n’est pas habitué. C’est un peu comme lorsque vous ne connaissez pas une forêt, si vous vous baladez dans cet environnement toutes les plantes vous sembleront les mêmes. Mais si on connaît bien la forêt on peut voir les distinctions. Pour l’économie symbiotique c’est pareil : on ne connaît qu’un modèle économique existant, de fait on ne voit pas le nouveau, on ne le reconnaît pas.
Le milieu universitaire non plus ne l’a pas vu passer. Car nous avons très peu de données et d’études sur ce nouveau modèle. Même les acteurs au sein de grandes sociétés ou de collectivités ont du mal à convaincre leur conseil d’administration parce qu’ils n’ont pas assez de données. Pour l’instant, elles sont empiriques et professionnelles, rarement universitaires.
N’y-a-t-il pas aussi des résistances inconscientes ?
C’est davantage une question de méconnaissance et de miroir social. Aujourd’hui par exemple, les études sur les créatifs culturels montrent qu’ils sont entre 20 à 40 % de la population, dans les pays industrialisés. Les valeurs des créatifs culturels reposent sur une conscience d’appartenance à la planète, ils partagent des valeurs écologiques, ils sont ouverts sur des spiritualités différentes non occidentales, ils sont en général insérés dans leur société, ont souvent une activité associative ou contributive localement, etc. Et pourtant ils pensent qu’ils ne sont que 5 % de la population, parce que les médias et les politiques nationaux et internationaux n’ont pas vu cette évolution et n’en font pas un miroir social. Pour l’économie symbiotique c’est un peu la même chose. Elle est en route mais on la voit peu.
Entretien réalisé par Pascal Greboval et Sabah Rahmani
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