Cyril Dion : « S’arracher de son cocon pour devenir papillon »

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    Pour la sortie de son premier roman, Imago (Actes Sud, 2017), Cyril Dion nous livre un récit sensible, intimiste et politique. En suivant les trajectoires de personnages entre la France et la Palestine, le lecteur voyage dans les méandres d’identités en quête de libération. Une voie profonde et subtile emprunte d’humanisme. Rencontre.

    Comment vous est venue l’envie d’écrire ce livre ?

    Je l’ai commencé en 2006, quand je travaillais pour la fondation Hommes de parole, où j’organisais les Congrès mondiaux des imams et rabbins pour la paix. J’ai écrit ce livre parce que je ne peux pas ne pas écrire – j’écris des romans depuis l’âge de 12 ans – et qu’à ce moment-là de ma vie, je voyageais beaucoup en Israël et en Palestine. Je fréquentais de nombreuses personnes qui étaient enfermées dans leur trajectoire de vie, conditionnées par le contexte géopolitique et historique, enfermées pour certaines dans leur territoire – comme à Gaza, et d’une certaine façon en Cisjordanie –, mais aussi enfermées dans leurs croyances religieuses et dans leurs souffrances.

    Or ce sentiment d’enfermement est quelque chose qui a toujours été très fort chez moi, car j’ai toujours eu le sentiment d’être enfermé. Enfermé à l’école, comme dans une espèce de prison, enfermé dans le besoin de travailler et de gagner de l’argent – quitte à faire des trucs qui n’avaient aucun sens pour moi – et dans une certaine mesure enfermé dans un contexte familial.

    C’est sans doute pour cela que j’ai été attiré par les idées de Pierre Rabhi, car l’une des choses qui m’a le plus marqué chez lui, ce n’est pas tant sa parole écolo, que l’idée qu’une personne qui se sentait aliénée dans un modèle et dans un système ait décidé de les quitter pour recréer son propre espace de liberté.

    Est-ce alors dans l’écriture que vous parvenez à vous libérer, dans cette forme d’ouverture de l’intérieur ?

    Oui, très certainement. Je pense que j’écris pour essayer de faire cohabiter l’intérieur et l’extérieur. Ce qui n’est pas toujours facile, car les espaces dans lesquels on peut faire exister notre intériorité dans la vie de tous les jours ne sont pas si nombreux.

    Pourquoi avez-vous fait le choix d’évoquer la situation géopolitique palestinienne par le biais de l’intimité, de trajectoires de vie ?

    En réalité, je n’ai pas du tout fait ce choix, car je n’ai pas cherché à parler du conflit israélo-palestinien. Lorsque j’ai commencé à écrire ce livre, les personnages sont arrivés naturellement et se sont placés peu à peu géographiquement. Comme je passais beaucoup de temps en Israël et en Palestine à l’époque, je pense que c’est un personnage principal palestinien qui a émergé. Lorsque j’ai repris l’écriture du livre à l’été 2016, je me suis recentré sur les personnages.

    Le début du livre est marqué par une très belle scène sur la naissance, suivie du drame de l’arrachement du bébé à sa mère. Elle souligne d’une certaine manière l’histoire universelle de la première séparation, parfois vécue comme un déchirement. Est-ce selon vous la source du premier conflit ?

    Oui, bien sûr, ou en tout cas, la première violence est certainement notre naissance. Suivie ensuite de toutes les premières années de notre enfance, comme j’ai essayé de l’exprimer à travers l’itinéraire des personnages de Fernando, Nadir et Amandine. Car c’est sans doute l’une des origines de nos conditionnements : les souffrances de nos parents qui se transmettent à nous, que l’on porte plus ou moins selon les circonstances et la façon dont les parents nous élèvent. Et cela, c’est un conditionnement extraordinairement puissant, dont parfois on ne sort jamais.

    Les drames personnels vécus par vos personnages résonnent aussi dans le drame géopolitique israélo-palestinien. Comment avez-vous fait le lien ?

    En allant en Israël et en Palestine avec la fondation Hommes de parole, on travaillait évidemment sur des problématiques politiques, mais dans le fond j’ai avant tout rencontré des gens. Et lorsqu’on rencontre les gens, au bout d’un temps, c’est très compliqué de prendre parti. On peut prendre un parti sur une posture idéologique politique, mais lorsqu’on parle avec eux c’est différent.

    Je me souviens d’une scène que j’ai vécue pendant le Congrès israélo-palestinien de Caux en 2003 en Suisse, où le chef du protocole de Yasser Arafat, Hassan Al Balawi, nous avait raconté sa sortie des territoires palestiniens par l’Égypte. Elle m’a marqué et a je pense influencé la façon dont j’ai écrit la sortie du personnage de Nadir de Gaza. C’était une histoire dingue, dans laquelle Al Balawi nous racontait son périple de plusieurs jours durant lesquels il avait souvent dû dormir dehors la nuit. Car même s’il avait un passeport diplomatique de l’autorité palestinienne, il ne pouvait pas partir de Tel Aviv parce qu’on lui interdisait. On écoutait ses propres souffrances et tout ce qu’il avait vécu. Ensuite nous avons abordé les discussions politiques et, à un moment, il a dit : « Moi à la limite je suis prêt à avancer sur un accord où l’on aurait un seul État pour tous, qui ne serait ni Israël ni la Palestine, à condition que l’on ait tous les mêmes droits et les mêmes devoirs. »

    C’était la première fois que j’entendais une proposition pareille, j’avais 24 ans, et je me disais que c’était une super bonne idée. Et là, je vois Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, qui se lève en disant : « Je vais vous dire pourquoi on n’acceptera jamais une solution comme celle-là. On vient d’un peuple en errance qui a été pourchassé, traqué pendant des siècles, on a tenté de nous exterminer pendant la Seconde Guerre mondiale, et pour la première fois on a un État qui peut accueillir le peuple juif. Le rêve sioniste est de pouvoir enfin avoir un État dans lequel on puisse exister en sécurité et être reconnus par la population mondiale comme ayant le droit d’exister sur cette planète. Or si on crée un seul État, sans Israël, étant donné le déséquilibre démographique, dans quelques décennies nous deviendrons minoritaires dans le pays que l’on a rêvé de pouvoir construire. Donc à ce compte-là, je préfère être minoritaire en France, aux États-Unis ou ailleurs, mais pas dans ce pays que l’on a rêvé d’avoir. » Ce jour-là j’ai compris que la peur primale qu’ils avaient était de disparaître. Je l’ai à nouveau ressenti en discutant avec des amis israéliens, tout comme on ne peut qu’être en empathie face à des parents qui ont perdu des enfants lors d’attentats.

    Mais, parallèlement, lorsque l’on va dans les territoires palestiniens, on se rend compte que la population est totalement opprimée. On pourrait se dire que les Israéliens reproduisent une forme de violence qu’ils ont subie eux-mêmes. D’où le parallèle dans le livre entre la violence subie par les parents et que l’on reproduit, et ce qui se passe aussi entre les peuples et les États qui font finalement un peu la même chose.

    Certains Palestiniens sont dans la même peur primale, ils se disent juste : « On habitait dans cet endroit-là et personne ne nous a demandé quoi que ce soit, on a fait venir un peuple – alors les Palestiniens les plus ouverts disent “D’accord on comprend les Juifs, la Shoah, la persécution, on comprend qu’ils veulent avoir un État à eux” –, mais pourquoi chez nous, là où on habite ? Et pourquoi on devrait être chassés de nos maisons, de nos territoires jusqu’au point de ne plus exister ? »

    On est donc face à deux peuples qui ont une peur absolument incontrôlable de ne plus exister, que l’on pourrait relier à la peur de mourir : l’une des peurs les plus puissantes chez les êtres humains. Comment veut-on alors espérer que ces personnes-là puissent trouver elles-mêmes une solution à ce conflit ? C’est impossible…

    Dans ce chaos géopolitique et intérieur, vous faites plusieurs références à deux grands poètes musulmans : Rumi (XIIIe siècle) et Mahmoud Darwich (XXe siècle). Pourquoi ?

    Rumi, parce que c’est un poète extrêmement spirituel, et Darwich, parce qu’il est lié à une anecdote que j’ai vécue en 2004 lors d’une rencontre avec le président palestinien, Yasser Arafat. Quand je suis sorti de la Mouqata’a [bureaux de l’Autorité palestinienne], nous sommes allés au centre culturel de Ramallah, avec Hassan Al Balawi, et nous sommes tombés sur Darwich par hasard. Nous l’avons salué et avons discuté avec lui pendant près de dix minutes. J’avais 24 ans et je ne le connaissais pas du tout. Hassan Al Balawi s’est ensuite tourné vers moi et il m’a dit en rigolant : « Tu ne sais pas qui c’est ? » On a ri et j’ai répondu que non. Il était atterré. Puis il m’a dit : « Tu ne te rends pas compte, mais aujourd’hui tu as vu les deux monstres sacrés de la Palestine ! » Et cela m’a beaucoup frappé, car l’un est un président politique, un chef de guerre aussi, et l’autre un poète. La place de la poésie dans cette culture est donc encore considérable.

    Dès le début du roman, deux personnages, Nadir et Khalil, choisissent l’un des deux monstres sacrés. Or pour moi la poésie est un moyen de se relier aux êtres humains, à l’intime, à quelque chose d’universel qui est capable de transcender les conflits et la souffrance. Je me souviens d’avoir lu qu’Ariel Sharon [Premier ministre israélien de 2001 à 2006] avait dit après avoir lu Darwich, particulièrement le recueil dont j’ai tiré les extraits – Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? [Actes Sud, 1996] : « En lisant ce livre j’ai compris l’attachement des Palestiniens à leur terre. »

    Dans votre livre on perçoit, parallèlement à l’exil territorial et identitaire, l’exil intime, ce déracinement. Finalement n’y a-t-il pas un lien symbolique avec la Terre-Mère, la mère patrie ?

    Oui absolument, on est arraché à sa mère et à sa terre. Tout comme on subit son histoire familiale, les souffrances de ses parents et notamment de sa mère, on subit les souffrances de sa terre et de son peuple. Je m’attache beaucoup à comprendre ce que cela implique ensuite. On « appartient » à une origine et au lieu d’où l’on vient. Mais à un moment, on a aussi besoin de s’en affranchir, pour ne plus le subir.

    Ce qui m’a intéressé dans la trajectoire du personnage de Nadir, c’est le questionnement qu’il peut avoir à partir du moment où il sort de Palestine : finalement est-ce que je veux vraiment sauver mon frère et d’une certaine façon continuer à être enchaîné à mon peuple, à ma cause palestinienne parce que je sors et que je suis toujours palestinien ?

    Lorsque je travaillais pour la fondation Hommes de parole, l’une des choses qui m’a beaucoup frappé, c’est lorsqu’on avait fait sortir 21 Palestiniens de Gaza pour la première fois de leur vie à l’occasion d’un congrès. Ils m’avaient expliqué qu’il y avait une sorte d’accord tacite : lorsqu’un Palestinien sort, les autres disent “OK toi tu sors de la prison, mais tu expliques aux autres dans quelle situation on vit”. Ils ne peuvent absolument pas entrer dans un quelconque dialogue avec qui que ce soit avant d’avoir crié cela. Dans les premières sessions du congrès, ils se levaient toutes les cinq minutes en disant : « Les Israéliens nous font ça, ils nous oppriment, ils nous tuent, ils détruisent nos maisons ! » Il fallait que ça sorte d’abord.

    Et donc, dans le roman, lorsque le personnage de Nadir sort de Rafah à Gaza, il a tout cela sur lui. Il est partagé entre son désir d’être vraiment libre, de vivre sa vie, d’oublier et couper toutes ses racines une fois pour toutes, et le fait d’être fidèle, loyal à sa famille, à son peuple, à son frère et donc d’être obligé d’aller au bout de cette trajectoire. Il est constamment dans ce tiraillement qu’on vit potentiellement tous. Je pense notamment à la violence éducative et à la loyauté que l’on a envers nos parents.

    C’est tout cela qui nous embarque sur un chemin, une trajectoire de vie, jusqu’au moment où l’on essaie de détricoter les choses. De se demander : « Est-ce que c’est vraiment ma vie à moi, ou est-ce que je suis en train de vivre par procuration l’existence de mon peuple, de mes parents et de mes souffrances ? » C’est le moment où l’on essaie de rompre, de s’individuer et de choisir finalement qui on veut être.

    Cela rappelle l’analyse du philosophe indien Jiddu Krishnamurti dans Se libérer du connu (Le Livre de poche, 1995). Pourrait-on croire que cette démarche est individualiste et égoïste ?

    Non parce que je pense que l’on est pris dans des souffrances collectives qui font que l’on reproduit des schémas extrêmement nocifs pour nous, les autres et pour l’humanité en général. Justement cela permet de trouver le moyen de comprendre qui l’on est, trouver notre juste place dans l’existence. Pour moi c’est un peu comme la permaculture. Elle fonctionne parce que chaque chose est à sa juste place et que l’on crée une sorte de symbiose, de synergie, de complémentarité entre toutes les diversités. Mais tant que l’on n’a pas trouvé qui l’on est et quelle est notre spécificité, comment on peut être au monde, comment on peut exprimer notre singularité, nos talents, on est simplement la reproduction d’un certain schéma.

    Comment s’affranchir de ces schémas de souffrances ?

    On ne peut s’en affranchir qu’en choisissant de les regarder en face d’abord, pour devenir ensuite un adulte responsable et autonome. À partir de ce moment-là, on rentre dans un chemin de travail personnel, d’évolution, seul ou accompagné.

    Le titre de votre roman, Imago, fait référence au stade final de la mutation. Pourquoi avoir choisi ce titre ?

    Parce tous ces personnages sont enfermés comme une larve dans son cocon. Et que toute leur trajectoire vise à essayer de s’arracher de leur cocon pour devenir papillon, pour devenir eux-mêmes.

    Entretien réalisé par Sabah Rahmani


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