Comment les Allemands s’organisent-ils pour relocaliser leur agriculture ? Ils remettent les mains dans la terre. Reportage dans une coopérative de production et de consommation à Fribourg-en-Brisgau, dans le Sud-Ouest du pays.
En France, plus de 1 600 Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) contribueraient à l’alimentation de 200 000 personnes1. En revanche, de l’autre côté du Rhin, le mouvement n’en est qu’à ses balbutiements. On comptait seulement 144 structures de type Amap en fonctionnement ou en cours de création fin 20142. « Les Amap françaises résultent de la convergence, vers la fin des années 1990, des mouvements pour une agriculture paysanne et des associations de consommateurs engagés à l’image d’Attac. En Allemagne, ce rapprochement a été plus tardif, vers 2010 », analyse le chercheur allemand Peter Volz de l’association Die Agronauten (« Les Agronautes »), spécialisée dans l’agriculture durable. Nos cousins germaniques ont de fait choisi une voie plus audacieuse. Ils visent l’autonomie alimentaire où chacun s’implique davantage afin d’acquérir collectivement les terres et le matériel agricole. Ainsi, à Tunsel, à vingt kilomètres de Fribourg-en-Brisgau, une association d’agriculture solidaire baptisée GartenCoop approvisionne ses 280 membres en légumes. S’inspirant des Jardins de Cocagne, coopérative genevoise fondée en 1978, les fondateurs de GartenCoop ont interprété à leur manière le concept d’Agriculture soutenue par la communauté (ASC). Ils rendent depuis quatre ans la relation producteur-consommateur encore plus étroite en exploitant leur propre terre, en impliquant davantage les adhérents et en visant l’autosuffisance en légumes. « À l’inverse d’une Amap où une communauté vient soutenir un maraîcher, notre objectif est la propriété collective. Si ce n’est pas encore le cas des terres, c’est déjà vrai pour les moyens de production », affirme Luciano Ibarra, l’un des fondateurs. Pour le moment, les neuf hectares de surface agricole sont loués à un exploitant, mais le matériel – caissettes, tunnels de culture, matériel d’irrigation, etc. – a pu être acquis grâce aux crédits accordés par les membres lors de l’adhésion.
Plus loin que le bio
Faisant faire le tour du propriétaire, Luciano s’excuse de l’aspect « un peu précaire » de la ferme, constituée de deux baraquements, d’un local et d’une cuisine provisoires. Mais cette impression disparaît à la vue des parfaits alignements de poireaux, de choux verts ou encore de concombres. Ici, les plantations sont mises en musique selon un équilibre vertueux : un tiers de maraîchage, un tiers de céréales et un tiers d’engrais verts. « Le bio s’est bien trop rapproché de l’agriculture conventionnelle. Il se résume désormais à produire trois variétés de légumes sur d’immenses surfaces agricoles. Nous voulions renouer avec la mixité des cultures et aussi soutenir les producteurs de semences paysannes », poursuit Luciano. Activiste écologique, maraîcher salarié de GartenCoop, Lukas Schmidt caresse le sol, égraine la terre et commente sa couleur. Après trois années d’exploitation, la ferme a atteint son rythme de croisière et réalisé sa petite révolution copernicienne. « L’idéalisme subsiste dans notre décennie, même s’il n’est pas démesuré », se félicite-t-il. À Tunsel, l’idéalisme est teinté de pragmatisme. En effet, GartenCoop a su profiter des connaissances du maraîcher et semencier voisin Piluweri et a appris à entretenir des relations courtoises avec les exploitations conventionnelles proches. Les fondateurs de GartenCoop reconnaissent également que les savoirs accumulés pendant des décennies par les pionniers de l’agriculture biologique leur ont permis de profiter d’une récolte dès l’année qui a suivi le lancement de la coopérative.
Réduire l’empreinte
GartenCoop a aussi pour objectif de reconnecter les citadins avec leur agriculture tout en réduisant l’empreinte carbone liée à la consommation de produits alimentaires. Ainsi, ce matin-là, dans la ferme de Tunsel, Anke et Rebekka répartissent poivrons, oignons et autres herbes aromatiques dans des caissettes en plastique. L’après-midi, d’autres bénévoles acheminent la récolte, soit en camionnette, soit en triporteur, dans les seize points de distribution localisés à Fribourg-en-Brisgau. Ici, c’est un garage accessible dans un logement collectif, là, un stand disposé dans un jardin. Sur place, moyennant l’aide d’une petite balance, chacun récupère sa « part ». À raison de trois cents foyers membres, la récolte de 118 kilos de poivrons Pantos, une variété allongée très appréciée, correspond cette semaine-là à quatre cents grammes environ par ménage. Culture, récolte, expédition, mais aussi transport, une quinzaine d’adhérents viennent prêter main forte chaque semaine à l’équipe de maraîchers professionnels. Le ballet est immuable ; il a lieu chaque jeudi.
L’autonomie alimentaire en légumes est réelle quarante-sept semaines par an, avec quelques fruits en bonus. Grâce à une cave de conservation héritée de l’ancienne exploitation, pommes de terre, choux et autres carottes traversent sans dommages l’automne et une partie de l’hiver. Demeure une période critique, de février à avril, pendant laquelle les cultures de printemps n’ont pas encore pris le relais des réserves arrivées à épuisement. D’où l’idée de s’associer avec d’autres coopératives pour créer une conserverie. « La solution politique n’est pas que trois cents foyers mangent bio et local. Il faut créer un effet de masse. Ce n’est pas une utopie absolue, car d’autres coopératives naissent pour développer un monde plus solidaire et fraternel », commente Lukas. GartenCoop pourrait d’ailleurs s’associer pour confier sa farine à une boulangerie locale. Car deux structures similaires ont vu le jour ces dernières années dans la périphérie de Fribourg-en-Brisgau : Lebensgarten (« Jardin de la vie ») qui compte une soixantaine de foyers et Luzernenhof (« La ferme à la luzerne »), plus orientée sur la production laitière et céréalière. Trois coopératives réunies dans le périmètre d’une ville moyenne, c’est assez exceptionnel en Allemagne. Mais Fribourg-en-Brisgau demeure un bastion de l’écologie politique depuis les années 1970. Quant à savoir si le Konzept allemand pourrait se révéler, à terme, plus efficace que le modèle français pour relocaliser l’agriculture, le chercheur Peter Volz reste prudent : « Il n’y a pas lieu de comparer. Chaque initiative découle de conditions régionales particulières et chacune entre dans un processus spécifique. Il existe une grande variété d’Amap. Et GartenCoop a fixé des standards élevés, y compris par rapport aux normes allemandes, par exemple en n’utilisant que des semences paysannes. »
Comment ça marche ?
Adhérer à GartenCoop implique de consacrer cinq demi-journées par an à l’activité de la ferme et de verser une contribution remboursable de 400 euros destinée à financer le matériel de production. Libre ensuite aux membres d’estimer leur participation en échange de la livraison hebdomadaire de légumes. La moyenne par foyer avoisine les 1 000 euros par an, soit le panier de légumes hebdomadaire à environ 20 euros. De quoi boucler le budget de la coopérative – environ 300 000 euros en 2014. Premier poste de dépense : les salaires des cinq maraîchers. Il devance les consommables agricoles : semences, plants, eau, essence, pièces de réparation, etc. Sur le plan juridique, GartenCoop, c’est une entreprise maraîchère et une association liées par une relation de solidarité : l’association met le matériel agricole à disposition de la ferme maraîchère. Pour orchestrer la bonne marche de cette coopérative, huit membres salariés se partagent les tâches : cinq sont chargés de la partie agricole et trois de la partie administrative.
« Nous avons besoin de beaucoup expliquer. »
Tout n’est pas rose sous le soleil de Fribourg-en-Brisgau, une des villes les plus chaudes d’Allemagne en été. En dehors des aléas climatiques et des maladies qui peuvent affecter les cultures, l’implication des adhérents peut parfois s’avérer problématique. Si leur apport reste essentiel pour la récolte, la distribution et lors de grandes opérations de désherbage, il est plus difficile à évaluer dans les travaux agricoles. « Nous avons besoin de beaucoup expliquer. Bien entendu, les coopérateurs apprennent, mais cela n’aide pas toujours à la production », reconnaît Lukas. Ainsi, la dimension « éducative » du projet de GartenCoop et les contraintes de l’exploitation ont pu parfois entrer en conflit, certains adhérents ayant le sentiment d’être un frein ou reprochant le manque de supervision des maraîchers. « Il y a régulièrement des discussions sur l’intérêt d’impliquer les adhérents dans les travaux des champs. À Fribourg-en-Brisgau, la coopérative Lebensgarten a choisi d’y renoncer. Mais il y a autant de formes d’agriculture solidaire que d’individus. Et c’est enrichissant », relativise le chercheur Peter Volz.
Par Philippe Bohlinger
Article tiré de Kaizen 20.
Pour aller plus loin :
1 Source : Miramap, Mouvement interrégional des Amap
2 Source : réseau national Solidarische Landwirtschaft