Irina Brook dirige le théâtre national de Nice (TNN) depuis 2014. Une opportunité qu’elle saisit à bras-le-corps pour redonner au théâtre sa vertu pédagogique et mettre en lumière les enjeux de société qui nous attendent demain.
On connaît votre engouement pour des auteurs comme William Shakespeare ou Tennessee Williams, mais un peu moins votre intérêt pour Pierre Rabhi. Pourtant, début 2015, vous vous êtes livrée à un coming-out écologique. Que s’est-il passé ?
Il m’est arrivé une sorte d’Épiphanie, de « born again » écologique, une renaissance d’autant plus virulente qu’elle a été tardive. Depuis que je suis toute petite, j’ai toujours été très proche de la nature. Tous mes souvenirs d’enfance les plus forts ont pour cadre les jardins, les champs, la forêt… À partir de la naissance de mes enfants, c’était fini, je ne pouvais plus supporter de pousser la poussette dans Paris, avec les pots d’échappement à la hauteur du visage de mon fils. Tout cela n’était pas quelque chose que je formulais précisément, je n’avais pas de conscience intellectuellement écologiste, mais je le vivais instinctivement. C’était un besoin absolu d’air frais, un besoin de nature, un rejet de la partie destructive de l’humanité. Mon second bébé avait deux semaines quand nous avons migré à la campagne, où nous avons emménagé dans un vieux moulin en ruines dans l’Essonne. Mon rêve était de parvenir à associer mon désir de vivre à la campagne en famille avec ma carrière de metteur en scène.
Lorsque nous nous sommes installés dans cette vieille bâtisse, je me suis rendu compte que j’étais encore pétrie de fantasmes de campagne anglo-saxonne : je m’imaginais sortir de la maison et arriver dans un petit village charmant, avec d’autres personnes du théâtre, des coffee shops, des lieux alternatifs, un magasin bio… Cela n’a pas du tout été le cas. Les échanges culturels et amicaux étaient quasiment inexistants.
J’ai poursuivi mon chemin avec cette dualité mère de famille/artiste de théâtre qui me tiraillait et, après la séparation avec le père de mes enfants, j’ai atterri aux États-Unis, dans le Massachusetts, dans une petite maison en bois blanc. Je travaillais avec une compagnie shakespearienne dans le village d’à côté, qui correspondait parfaitement à ce que je cherchais. Chaque jour, j’étais éblouie par la nature sublime de la Nouvelle-Angleterre. Je sentais la force des Amérindiens émanant de cette terre. Mais, finalement, là-bas aussi, le travail s’est avéré difficilement compatible avec l’éloignement de New York ; j’ai vu qu’il serait impossible d’avancer sans être en ville. J’ai fini, à regret, par abandonner le rêve américain pour revenir en France. En même temps, je savais qu’il y avait aussi quelque chose de privilégié culturellement dans l’Hexagone que je ne trouverais nulle part ailleurs. Nous avons retrouvé la région parisienne pour que les enfants puissent continuer leur scolarité Steiner à l’école de Verrières-le-Buisson, car ils avaient suivi cette pédagogie depuis le primaire, même dans notre village du Massachusetts, que j’avais choisi pour son école.
S’intéresser aux écoles Steiner, c’est déjà avoir une ouverture sur une autre vision du monde…
Au jardin d’enfants du village, dans l’Essonne, on disait à mon fils de remplir au feutre des formes géométriques photocopiées, et il se faisait gronder parce qu’il dépassait des bords… Pour moi, symboliquement, cela disait tout. Cette conception de l’éducation était impossible, insupportable. Déjà, dans ma propre enfance, je remettais complètement l’école en question. Au début, j’étais dans une école de village, c’était un peu l’ambiance du Grand Meaulnes, un monde ancien avec le maître et la maîtresse dans une petite maison de village partageant deux classes d’âges mixtes. Mais, au moment où j’ai rejoint le collège de la ville d’à côté, c’est devenu l’enfer. Ce bloc en béton, cette cour en béton, avec des enfants méchants, des profs méchants, cette laideur et ce manque d’humanité : ce fut une torture. Aujourd’hui, je ne comprends pas comment on a pu concevoir des écoles en béton, avec des portails métalliques qui claquent pour enfermer les enfants. Cela ressemble plus à des prisons qu’autre chose ! J’ai eu tellement de chance de pouvoir scolariser mes enfants dans des écoles Steiner, où l’on se rend compte de l’importance de la beauté, des sens, des odeurs, des couleurs, de l’air frais, de la nature…
Tous les sujets qui m’intéressent aujourd’hui – l’écologie, l’économie, l’éducation – m’interpellaient déjà dans l’enfance. Outre mon amour pour la nature, je m’interrogeais beaucoup sur la façon dont fonctionnait le monde : pourquoi l’argent ? Pourquoi des riches et des pauvres ? Je rêvais d’une île utopique où l’on brûlerait les billets, et où l’on ferait des statues géantes en fondant les pièces pour vivre de troc et de solidarité. J’ignore d’où cela m’est venu, mais c’était déjà en moi à l’âge de 9 ou 10 ans.
Des événements en particulier vous ont-ils marquée dans cette prise de conscience ?
Cela a été progressif. À l’âge de 15 ans, je voulais aller à l’école de Krishnamurti, en Angleterre, mais j’ai renoncé à la dernière minute, car je n’ai pas eu le courage de quitter mes amis de classe. Mais ce rêve d’école alternative ne m’a jamais quitté et, dès que j’ai eu des enfants, c’est revenu avec force. On a beaucoup déménagé et j’ai visité des écoles Steiner en France, en Angleterre et aux États-Unis. J’ai rencontré des familles qui vivaient autrement, une ou deux dans des cabanes en forêt, des gens qui étaient revenus aux sources, qui avaient quitté le matérialisme. Je les enviais tellement ! Avant d’avoir des enfants, j’ai eu une première alerte sur les dangers du « progrès ». C’était il y a une vingtaine d’années. Lors d’une promenade dans la campagne anglaise, il y a eu un gros orage, je me suis arrêtée avec une amie dans la maison d’un homme qui nous a offert le thé. Il nous a parlé des ondes électromagnétiques, des risques causés par les micro-ondes, les radios-réveils, les pylônes… C’était un chercheur en électromagnétique. Je n’avais jamais entendu ces choses avant ce jour-là. Cela a accentué ma méfiance envers la technologie. Je pense que j’ai un petit côté Amish en moi ! Le grand réveil a eu lieu il y a trois ans, lorsque Gilles-Éric Séralini a sorti son étude sur les OGM. J’avais passé ces dernières années dans un monde entièrement centré sur la famille, donnant tout mon temps et toute mon énergie à mes enfants et à mes mises en scène. Il ne restait pas de temps pour savoir ce qui se passait dans le monde autour de moi. Je pensais toujours que, si on essayait de vivre bien dans sa famille et son entourage, on amenait déjà quelque chose de bien au monde. Mais, quand les enfants sont devenus adolescents, j’ai pu m’ouvrir plus au monde extérieur. Pour revenir à Séralini, j’ai cru qu’après la publication de cet article, tout allait changer : c’était une évidence, comment accepter une telle corruption ? C’était sûr : dès le lendemain, les OGM seraient interdits ! Et puis je n’en ai plus entendu parler, j’ai moi-même un peu oublié… Jusqu’à l’année dernière, à Nice, lorsque j’ai rencontré Jean-Pierre Blanc, directeur des Cafés Malongo. On a reparlé de cette étude et tout est remonté en moi. Je venais d’être nommée à la tête du TNN et, après la première année, j’avais besoin de me ressourcer. Aux vacances de Noël, je suis allée séjourner une semaine dans un hôtel ayurvédique vosgien. En guise de lectures du Nouvel An, j’avais pris avec moi les livres de Séralini, ainsi que des ouvrages des Colibris [la collection Domaine du possible, chez Actes Sud], de Pierre Rabhi. etc. Le jour, je voyais la beauté de la nature, les sapins, la forêt enneigée. Je sentais la petitesse de l’être humain devant la splendeur de la nature. Je me demandais comment on pouvait être si bête, se mettre au-dessus de la nature, plutôt que de la vénérer. La nuit, je faisais des recherches Internet, je regardais des vidéos, des interviews… De fil en aiguille, j’ai découvert Cyril Dion et le film Demain qu’il était en train de réaliser avec Mélanie Laurent. Je l’ai contacté et j’ai compris alors que je n’étais pas seule, qu’il y avait tellement d’autres gens qui pensaient comme moi et qui en faisaient le travail de leur vie !
Comment gérez-vous cette prise de conscience ? Quels changements a-t-elle engendrés dans votre vie quotidienne ?
Cela n’a pas changé mon quotidien, dans la mesure où j’ai toujours acheté local et bio, et vécu de manière respectueuse de l’environnement. Le grand choc a plutôt consisté à m’éveiller, innocente, dans un monde politiquement corrompu. Je suis tombée des nues en découvrant à quel point l’économie et l’argent détruisaient tout ce qu’il y a de bon dans l’être humain et donc dans la nature.
Pouvez-vous intégrer cette prise de conscience dans la façon dont vous dirigez le théâtre national de Nice ?
J’ai eu d’emblée très envie de partager cette prise de conscience avec les spectateurs. Tout mon travail de metteur en scène a toujours été guidé par ce besoin de partager des moments de présence positive avec un public. Aujourd’hui, au TNN, c’est ce même élan qui m’anime, mais à plus grande échelle. J’ai senti qu’il fallait faire quelque chose autour de la COP21 et, depuis le séjour de Noël, les mots « réveillons-nous » n’ont de cesse de résonner dans ma tête. La rentrée sera donc sous ce titre de « réveillons-nous ». Nous allons projeter le film Demain en avant-première, le 26 septembre, en présence de Cyril Dion et Mélanie Laurent. Hubert Reeves nous rejoindra pour ce premier temps fort. Nous aurons des spectacles autour de ces sujets pendant toute la période de la COP21, des conférences et des rencontres. Le théâtre de Nice sera entièrement dédié à ce moment historique d’éveil planétaire. Ensuite, j’ai pensé que les personnes non initiées devaient venir aussi, car l’élan donné par ceux qui savent n’est pas essentiel s’ils restent entre eux. Que faire ? La seule façon sera d’inviter une personne très célèbre, une star ou un footballeur ; j’ai même envoyé un courriel à Leonardo DiCaprio, mais il n’a pas donné suite… Ce n’est pas original, mais il faut agir efficacement. Et, surtout, il va falloir contourner les commentaires cyniques ; si on s’y attarde, on ne peut plus rien faire.
N’est-ce pas contre-productif d’inviter des gens très célèbres, parfois peu cohérents dans leur vie ? N’y a-t-il pas un risque de créer une scission entre les élites intellectuelles qui prendraient la parole et les classes moyennes et populaires confrontées à une vie quotidienne moins facile ?
Peut-être, mais, j’estime pour ma part que si quelqu’un fait quelque chose, c’est déjà bien. Sensibiliser un grand nombre de personnes peut être plus utile que de vivre à fond la sobriété heureuse tout seul. Tous les moyens sont bons pour faire passer ce message. Une fois qu’on sait ce qui se passe dans le monde, tout ce qui se fait autour de nous sans notre aval, on ne peut qu’être outré et agir, chacun à sa manière. Il faudrait savoir critiquer moins et faire plus.
Vous parlez d’un pouvoir corrompu. La gouvernance d’un pays par des gens qui ne sont pas dans l’éthique est-elle, selon vous, le plus grand risque couru par notre société ?
Disons que, jusqu’à présent, la voix du peuple n’est pas entendue ; elle n’a pas de pouvoir. C’est pour cela que l’idée du « réveillons-nous » me semble si excitante : j’ai l’impression que la question devient enfin incontournable, que seule la voix des citoyens peut changer quelque chose aujourd’hui. Une partie de moi reste idéaliste et révolutionnaire. J’ai toujours mes fantasmes de petite fille de 9 ans qui rêvait d’un monde meilleur. Le moment est venu d’agir avant qu’il ne soit trop tard.
Le théâtre donne plutôt accès à la représentation, alors que le mouvement Colibris incite à une révolution intérieure, initiée par Gandhi, appelant à se transformer soi-même pour transformer le monde. Comment conciliez-vous ces deux chemins ?
Ce n’est pas une contradiction. Le théâtre reste l’un des rares lieux où l’on peut constituer des groupes de travail qui parlent de l’humain. Dans le rassemblement avec le public, même au-delà du cinéma ou du sport, il est possible de parvenir à des moments de conscience collective. Bien sûr, certains types de théâtre visent le profit financier, mais nous parlons là d’un autre théâtre, de l’essence du théâtre.
On a parfois l’impression d’une rupture chez les acteurs entre le corps et l’esprit, entre culture et agriculture, comment vivez-vous cela ?
En fait, c’est assez spécifique à la France… Aux États-Unis ou en Angleterre, les acteurs sont souvent beaucoup plus proches de la nature que les non-acteurs, ils ont une pensée écologiste très développée. Ce sont des personnes qui cherchent. Mais, en France, il y a une telle terreur historique de tout ce qui est spirituel, religieux et philosophique, que les gens n’osent plus rien faire. Quand des moments d’union philosophique autour d’une pièce se produisent, il se crée une sorte d’alchimie proche de celles qu’on vit dans un temple ou une église. On sent une soif du public pour cela, ce sont des choses qui ne se font pas en dehors ! C’est pour ça que le théâtre est si important. Les moments de communion sont si exclus de la culture française que l’accès au sacré n’est plus accepté que lorsqu’on écoute de la musique sacrée, ou dans le théâtre. Quant aux acteurs eux-mêmes, leurs degrés de croyances ou leur proximité avec le sacré sont variables et propres à chacun.
Et comment définissez-vous le sacré ?
Je pense d’abord à l’enfant. C’est un être naturellement mystique. Lorsque j’étais enfant, on m’emmenait à l’église orthodoxe russe pour Pâques, personne n’était croyant, mais c’était une cérémonie magnifique. À cette époque, l’atmosphère, les lumières et les chants me transportaient. Les enfants sont tous sensibles et réceptifs au sacré, puisqu’ils sont eux-mêmes sacrés, c’est pourquoi son interdiction ou son effacement me paraissent effarants. C’est en partie pour cela que j’ai toujours choisi des écoles Steiner, ce sont des endroits où il reste encore un élan vers le haut, pas seulement une concentration sur l’intellect et le pratique. Ce qui peut inspirer l’enfant est essentiel. La magie du sacré n’implique pas nécessairement un sentiment religieux, catholique. Le sacré n’est pas grave. Il va bien au-delà de la religion, il est proche des cycles naturels de la Terre. Se priver de sa célébration nous coupe d’une grande part de la vie. Les Américains sont perçus comme de grands surconsommateurs, mais ce sont aussi dans les petites villes des personnes parfois beaucoup plus proches que les Européens du cycle de la nature. Durant mes années dans le Massachusetts, je trouvais beau de voir des gens décorer des courges quand l’automne arrivait, créer des petites mises en scène avec des légumes de saison bien avant que la version commerciale d’Halloween ne vienne dénaturer ce rite. Les fêtes de fin d’été ou du solstice d’hiver, de la terre qui rentre tout vers l’intérieur pour préparer le renouveau du printemps suivant, pour moi ce sont des symboles très puissants. Ici, je n’ai pu trouver tout cela que dans des écoles Steiner. Ne plus être en contact avec le cycle des saisons me semble dommage.
Un auteur comme Shakespeare, dont les pièces sont toujours très liées à la nature et que vous mettez en scène régulièrement, peut-il vous permettre de réconcilier nature et théâtre ?
Il y a beaucoup de références à la terre et à la nature chez Shakespeare, nous avions même monté un projet européen avec un théâtre milanais pour présenter un spectacle sur ce thème de la nature chez Shakespeare. C’est sans doute l’auteur le plus proche de l’humain. L’année dernière, nous avons créé un festival sur Shakespeare à Nice, le « Shake Nice » ; On va de nouveau le monter cette année en engageant les écoles, les collèges et les lycées. De nombreux élèves vont eux-mêmes entrer dans le théâtre shakespearien. Pour de tels événements, le fait de diriger une structure importante est d’une grande aide, c’est un outil précieux pour apporter une nourriture culturelle et spirituelle.
Quelle est votre part de Colibri en tant que directrice du théâtre national de Nice ?
C’est d’essayer, à ma façon, d’amener une petite goutte d’eau par le théâtre, qui est encore un haut lieu de partage d’idées, un des derniers endroits qui peut nous mener au sacré simplement par l’acte d’être réunis. C’est la forme originelle de la culture. Deux êtres humains jouent ensemble et on n’a plus besoin de rien d’autre, d’aucune technologie. C’est la voie que j’ai choisie. Peut-être que j’aurais pu faire plus en étant la nouvelle Montessori, mais, pour le moment, je fais avec passion ce que je sais faire le mieux : rassembler les gens grâce au théâtre.
Entretien réalisé par Pascal Greboval
Version longue de la Rencontre de Kaizen 22.
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Boujour,
Quel bonheur de découvrir une parole libre et sans détour.
Quel bonheur de découvrir que l’on puisse se préoccuper d’un théâtre qui r-éveille les consciences alors que beaucoup s’emploient, dans notre société, à les endormir.
Quel bonheur de vous lire et quel encouragement à poursuivre ce combat pacifique mais déterminé.
Emmanuel