Gestion de l’eau : une gouvernance à redéfinir ?

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    Pour assurer le partage de l’eau entre l’agriculture, l’énergie, l’industrie, les consommations domestiques (eau potable), la France s’est dotée dès les années 1960 d’une gouvernance décentralisée, avec l’ambition de faire dialoguer les différents usagers. Si cette concertation est parfois considérée comme trop « technique », et éloignée du grand public, elle apparaît comme de plus en plus nécessaire pour faire face aux sécheresses qui s’intensifient.

    « En 2016, on a identifié sur le secteur du Midour1 un déficit de 3 millions de mètres cubes d’eau entre la disponibilité de la ressource et les besoins existants (agriculture, milieux aquatiques, industrie, etc.) Mais en se projetant en 2050, c’étaient 10 millions de mètres cubes qui allaient nous manquer », se remémore Didier Portelli, directeur de l’Institution Adour, établissement public qui gère une partie des cours d’eau dans le Sud-Ouest. Ce diagnostic a été réalisé dans le cadre d’un projet territorial pour la gestion de l’eau (PTGE), un outil déployé dans les zones soumises aux sécheresses pour retrouver un équilibre de la ressource en eau par le biais de la concertation des différents usagers. Agriculteurs, associations environnementales, entreprises… L’Institution Adour a réuni une cinquantaine d’acteurs locaux sur le secteur du Midour pour élaborer un plan d’actions. Un comité hétéroclite qui est parvenu, au bout de trois ans de discussions, à déceler des solutions pour économiser 10 millions de mètres cubes d’eau, comme la réutilisation des eaux usées d’une station d’épuration de Mont-de-Marsan pour l’irrigation.

    « Dépassionner le débat »

    « Tout le monde a validé le projet en 2020, se félicite Didier Portelli. Cet outil ne permet pas forcément de faire converger les acteurs, mais il a l’avantage de dépassionner le débat. » Le directeur de l’Institution Adour se souvient du « dialogue de sourds », voire des insultes, entre agriculteurs et défenseurs de l’environnement aux prémices de la concertation : « Vous n’êtes pas d’ici, bande de bobos ! », « Vous êtes des producteurs de pop-corn, vous pompez toute la flotte ! », etc. « Finalement, ces échanges ont mis à bas les postures caricaturales, et ces deux mondes sont parvenus à se mettre d’accord », se réjouit Didier Portelli. Par exemple, les associations environnementales s’opposaient à la construction de nouveaux barrages destinés à l’irrigation, et ont obtenu à la place la rehausse de certains ouvrages hydrauliques. « Il y a une forme d’acculturation qui se fait un peu des deux côtés : nous, des problématiques agricoles, de leurs difficultés économiques, et eux, des enjeux environnementaux », confirme Cécile Argentin, présidente de l’association France nature environnement (FNE) Midi-Pyrénées, et partie prenante d’un PTGE piloté par l’Institution Adour.

    Ces PTGE ont vu le jour en 2015, suite à la contestation d’un projet de barrage-réservoir destiné à l’irrigation à Sivens, dans le Tarn, tristement marquée par la mort de Rémi Fraisse lors d’une manifestation. « L’idée était de renforcer la concertation pour prévenir les conflits d’usage dans les territoires où la ressource en eau est insuffisante », précise François Joncour, adjoint à la délégation régionale de l’agence de l’eau Adour-Garonne. Cécile Argentin regrette néanmoins que ces PTGE n’aient pas de pouvoir réglementaire, c’est-à-dire qu’ils puissent ne pas être mis en œuvre, faute de financements par exemple, et qu’aucun recours ne soit alors possible quant à leur application. Un constat que partage Didier Portelli : « Malgré le temps que l’on passe à débattre, ce n’est pas sécurisé, et tout peut être rejeté à la fin », déplore-t-il.

    « Concertation » n’est pas « cogestion »

    Dans le domaine de la gestion de l’or bleu, la France s’est longtemps positionnée comme un modèle, tant au niveau européen que mondial, grâce à sa gouvernance qui se veut concertée et décentralisée. Depuis la loi de 1964, la politique de l’eau prend sa source au niveau des bassins-versants2, gérés par les agences de l’eau, afin d’ajuster les politiques à un périmètre hydrographique, indépendamment des frontières administratives. « Une originalité qui a fait tache d’huile à l’international », rappelle François Joncour. S’ensuit un millefeuille à la française, dont l’organisation nous est peu familière (voir schéma en bas de page). À chaque « niveau », il est prévu de faire dialoguer des collectivités territoriales, des représentants d’usagers (agriculteurs, industriels, etc.), des associations pour mettre en place la « politique de l’eau ».

    Pour la présidente de la FNE Midi-Pyrénées, il ne faut pas confondre toutefois « concertation » et « cogestion ». « Certaines décisions importantes, comme les autorisations uniques de prélèvements (AUP), sont prises en dehors de toute gouvernance », déplore la bénévole. Ces demandes d’AUP, qui permettent aux agriculteurs de pomper l’eau dans les cours d’eau et les nappes, sont adressées par les représentants agricoles aux préfets, sans passer par les instances de concertation, ni faire débat. Alors même que ces prélèvements ont un fort impact sur d’autres usages et les milieux aquatiques.

    Impliquer davantage les citoyens

    Autre faille de cette gouvernance concertée : la faible implication du grand public. Un rapport du Sénat du 7 décembre 2022 pointe en effet du doigt la « technicisation à l’extrême » de la gestion de l’eau : « Seuls quelques “initiés” sont capables de maîtriser les nombreux paramètres en jeu. Cette situation conduit à une domination des “experts”, des “sachants”, qui ne discutent qu’entre eux. […] La politique de l’eau est ainsi dépolitisée. » « Même moi, je m’y perds parfois, tout n’est pas encore très transparent », confie Cécile Argentin, qui reconnaît qu’un certain « entre-soi » peut dominer au sein des comités de bassin ou des commissions locales de l’eau (CLE), composés principalement d’élus, de représentants, de présidents d’associations, déjà spécialistes du sujet.

    Pour autant, de plus en plus de CLE tentent d’associer les citoyens à l’élaboration du schéma d’aménagement et de gestion des eaux, le SAGE, à l’échelle du sous-bassin-versant. La CLE Neste et rivières Gascogne (Nouvelle-Aquitaine), créée en 2021, s’est par exemple engagée dans une concertation préalable grand public, prévue par le Code de l’environnement, mais pas obligatoire. Du 14 mars jusqu’au 8 juin, les habitants du territoire ont été invités à participer à des ciné-débats, à des ateliers, à des débats mobiles sur le marché, etc.

    Pour solliciter la population locale, la CLE Neste et rivières de Gascogne a organisé des débats mobiles sur les marchés des communes du territoire concerné. ©CLE Neste et rivières de Gascogne

    À la date du 20 avril, environ mille cent personnes ont déjà participé à cette concertation préalable. « En petits groupes de travail, on devait échanger sur les enjeux de l’eau qui nous semblaient prioritaires, entre l’environnement, les inondations, les divers usages… » relate Stéphane Carrere, qui a participé à un atelier à Vic-Fezensac, dans le Gers. Si ce libraire de 47 ans était déjà sensibilisé aux enjeux de l’eau, cette réunion lui a permis d’en apprendre plus sur l’origine de l’eau sur son territoire, sur la gouvernance, et d’échanger avec divers usagers. « J’ai eu l’opportunité de discuter avec des agriculteurs, y compris en conventionnel, catalogués comme des gens qui s’en foutent, qui veulent arroser leur maïs à tout prix. Alors que non. Ils aimeraient bien être aidés pour pouvoir faire autrement », assure le quadragénaire, qui décrit l’expérience comme « galvanisante ».

    Orane Desangles appréhendait un peu ces « rencontres », de peur d’être prise pour cible de par sa profession. L’agricultrice de 25 ans a été agréablement surprise par l’ouverture des échanges lors de l’atelier auquel elle a participé : « On a eu beaucoup de questions par rapport à nos pratiques, sur les bandes enherbées par exemple », se rappelle la jeune femme venue en tant qu’agricultrice mais aussi en tant que « citoyenne lambda », pour se questionner sur ses usages. Orane Desangles participera sans doute au compte rendu de cette concertation pour découvrir le travail des autres commissions citoyennes. « En agissant à notre échelle, on espère faire bouger les lignes au niveau départemental, voire régional ou national », témoigne-t-elle.

    La CLE Neste et rivières de Gascogne s’est engagée à poursuivre cette concertation, qui a réuni plus de mille personnes, tout au long de l’élaboration du SAGE. « Après l’état des lieux des priorités, on demandera aux citoyens de faire des recommandations plus pratiques sur la gestion de l’eau », éclaire Karine Lieron, animatrice de cette CLE. Pour Cécile Argentin, cette attention portée à la concertation est particulièrement prégnante dans les CLE récemment formées. « Peut-être que la crise de l’eau que nous vivons aura du bon, en ce sens qu’elle nous permettra de revisiter nos manières de gérer la ressource », suggère la bénévole avec une pointe d’espoir.

    1. Affluent de l’Adour et rivière constitutive de la Midouze, qui traverse le Sud-Ouest (Nouvelle-Aquitaine).
    2. Zones géographiques recevant les eaux de pluie circulant naturellement vers un cours d’eau et ses affluents.

    Article issu de notre dossier sur le partage de l’eau dans notre dernier numéro, le K68, disponible dès à présent sur notre boutique en ligne, et en kiosque à partir du 28 juin.

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