Vivant – Entretiens à contre-temps de Pierre Rabhi, Fabrice Nicolino et Bernard Chevilliat

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    Un paysan philosophe, un journaliste engagé et un biologiste-entrepreneur devenu éditeur : voilà un trio original pour croiser les regards sur un monde en pleine mutation. Dans l’ouvrage Vivant. Entretiens à contre-temps (Le Passeur éditeur, 2022), Pierre Rabhi (†), Fabrice Nicolino et Bernard Chevilliat, témoignent de leurs trajectoires singulières, débattent des grands enjeux écologiques, sociaux et politiques, avec un sens critique et une sagesse, portés par la beauté du vivant. (Des entretiens réalisés quelques semaines avant la disparition de Pierre Rabhi en décembre 2021.)

    Dès le début du livre vous parlez d’espoir et de beauté du monde, alors que nous traversons une crise inédite. Pourquoi avez-vous insisté sur cette dimension-là ?

    Fabrice Nicolino : Parce que, je pense que l’espoir et la beauté sont synonymes. Que veulent ceux qui sont conscients de la gravité de la crise écologique et de la disparition de tant de formes vivantes ? C’est le retour à la beauté ! C’est-à-dire à l’équilibre, à l’harmonie, à quelque chose de puissant qui vous pousse à vous lever le matin et à affronter les duretés de ce monde. C’est comme une respiration, juste croire qu’un avenir est possible pour nous tous.

    Bernard Chevilliat : Si l’on n’a jamais autant parlé de la beauté, c’est parce que c’est aussi un symptôme des lacunes de la modernité, le signe d’un manque. C’est lorsqu’elle commence à disparaître que l’on commence à mesurer tout ce qu’elle représente et induit. Pour ceux qui savent admirer il est clair que la beauté est partout. Sauf dans certaines œuvres d’homme à l’évidence. Tout le monde connaît la formule de Dostoïevski disant que « la beauté sauvera le monde » mais je crois surtout qu’elle nous sauvera nous au premier chef. Lorsqu’on comprend ce dont elle est le nom, on ne se comporte plus à l’égard du monde en prédateur. On devient conscient de nombre d’impératifs et je crois que c’est une approche respectueuse mais aussi esthétique qui manque aujourd’hui. Au demeurant, certains jeunes qui reviennent à l’agroécologie ont aussi compris que la beauté faisait partie de leur mutation. Pour moi, c’est donc une dimension axiale pour un renouveau, et pour Pierre, c’était véritablement son dogme fondateur. Il insistait beaucoup sur la beauté parce qu’il avait intuitivement compris que cette dimension est primordiale.

    Pierre était aussi particulièrement sensible à la beauté des oasis, il rêvait de créer des « oasis en tous lieux », notamment sur les zones arides : comme il l’a fait en France, en Mauritanie, au Maroc, où vous l’avez souvent accompagné Bernard dans ses projets d’agroécologie. Pourquoi est-ce si important ?

    Bernard Chevilliat : Pour Pierre, les oasis n’étaient pas seulement liées à une dimension agricole ou de fertilité naturelle, c’étaient aussi des lieux de vie. Il souhaitait recréer un peu ce qu’il avait connu jeune, envisageant de retrouver en quelque sorte cette communauté active et harmonieuse d’hommes et de femmes qui vivaient en lien avec la terre. Quand il parlait des « oasis en tous lieux », c’était une réponse globale qu’il proposait. Je ne sais pas si tout le monde avait compris à l’époque ce que cela sous-entendait. Aujourd’hui ce mouvement a pris une autre dimension puisqu’il s’est beaucoup développé. Lui voulait simplement proposer des communautés réduites, sobres, en lien avec la beauté et la convivialité et en harmonie avec la nature. Il a toujours su aussi que c’était souvent difficile à mettre en œuvre comme cela l’a toujours été ailleurs, même dans les villages les plus retirés ou… les monastères.

    Et vous, Fabrice, quel était votre intention lorsque vous avez lancé le mouvement des coquelicots, symbole de beauté et de fertilité ?

    Fabrice Nicolino : Le coquelicot est aussi un symbole de vitalité. Il est souvent l’une des premières plantes à repousser, il est très difficile de l’éradiquer complètement. C’est une fleur à la fois magnifique et incroyablement résistante. Donc évidemment, un symbole parfait. Quant au mouvement des coquelicots lui-même, c’est une histoire un peu complexe mais l’intention était de mettre en mouvement toute ou partie de la société. Je voulais rompre avec les formes et pratiques anciennes des combats et de revendications. Je ne citerai pas de noms, mais c’est le cas d’un certain nombre d’associations, fortes et honorables par ailleurs, qui selon moi, accompagnent la marche du monde vers l’abîme. Avec le mouvement des coquelicots, il y avait l’idée d’une rupture essentielle, fondamentale, avec cette marche du monde. Dans l’appel que j’avais rédigé pour l’occasion, il y avait cette phrase « Rendez-nous la beauté du monde », avec cette dimension d’intransigeance totale, radicale, dans l’idée d’interdire les pesticides, bien que cela paraisse complètement hors de portée. Mais il était essentiel à mes yeux, de dire ce qu’on ne voulait plus.

    Le mouvement des coquelicots a représenté jusqu’à 850 groupes différents en France. La bagarre continue au service plein et entier de la beauté du monde, de sa sauvegarde ou de son retour. Car ce qui est aussi extrêmement frappant dans le monde aujourd’hui, c’est la dissémination incroyable des formes de laideur. Elle est absolument partout. On a transformé des lieux de vie possibles en des lieux d’enfers véritables avec des paysages immobiliers délirants, des voitures, etc. Il y a la laideur d’un côté, la beauté de l’autre.

    Vous racontez dans le livre que vous avez rencontré, Bernard et Pierre, le candidat Emmanuel Macron en 2017, durant sa première campagne présidentielle, et que vous avez évoqué avec lui notamment la question de l’enseignement de l’écologie dès l’école maternelle…

    Bernard Chevilliat : Effectivement, nous avions eu l’occasion de dialoguer avec lui et Pierre l’avait presque imploré d’instituer l’enseignement de l’écologie dès la maternelle. Nous avions abordé le sujet de la formation des enfants parce que ceux-ci sont tout naturellement des écologistes en herbe. Il nous semblait capital de commencer par leur expliquer, par exemple, ce que sont les quatre éléments fondamentaux, la terre, l’eau, le feu-énergie, l’air, et tout ce qu’ils revêtent pour leur donner envie de les préserver car ils conditionnent le vivant. Je regrette que les politiques ne se soient pas saisis de ce sujet. Je pense véritablement que c’est la société citoyenne qui doit amener les politiques à ne plus procrastiner et à s’émanciper des lobbies. On constate que ce sont souvent ceux qui manœuvrent en coulisse ou ceux qui vocifèrent le plus fort qui emportent finalement la décision contre l’intérêt général. En politique le lobby est devenu presque plus important que le vote. Il est donc essentiel que la société civile se saisisse de ces questions, pas dans la violence mais dans l’intelligence des complexités et avec des propositions fortes et incontournables pour arriver à infléchir le politique.

    Fabrice Nicolino : je ne partage pas cet avis, car j’ai une autre vision de la politique. J’en ai fait le tour plus d’une fois dans ma vie, et je pense que les formes politiques ne sont pas adaptées à la crise écologique. Toutes. Leurs schémas de pensée nient en réalité la gravité extrême de la crise écologique. Je n’ai plus aucune confiance en elles. Je plaide depuis très longtemps pour la création de formes nouvelles, pas forcément avec des partis parfaitement discrédités.

    Quelles formes prendraient-elles ?

    Fabrice Nicolino : Je ne le sais pas vraiment, mais ce qui est sûr c’est que l’on vit quelque chose d’inédit, qui commande donc d’inventer. Cette crise écologique remet en cause tout. Malheureusement, les écologistes officiels – cela vaut aussi pour Europe Écologie Les Verts – ne sont pas capables, pour des raisons que je ne peux développer ici, de penser ce radicalement neuf. Je ne sais pas quelle forme précise cela prendra, mais je ne vois pas d’autre solution qu’un soulèvement. Un soulèvement non-violent, évidemment. L’un des derniers héros de mon Panthéon, c’est Gandhi bien entendu, parce qu’il est arrivé à obtenir l’indépendance de l’Inde en optant pour la non-violence. Aujourd’hui il s’agit de trouver un nouveau levier pour provoquer un soulèvement de la société qui remette en cause toutes ses formes anciennes.

    Vous parlez également de diverses sagesses anciennes (hindouisme, soufisme…), du rapport au soi et à la non-dualité. Une révolution intérieure vous semble-t-elle aussi nécessaire ?

    Bernard Chevilliat : Je me détacherais un peu de la proposition de Fabrice, car je pense que l’urgence est de changer l’attitude et l’approche des hommes, sans camper sur son Aventin en attendant que cela change. Il faut d’abord que les gens changent eux-mêmes sinon ils ne changeront pas la société dans laquelle ils vivent. Et il me semble malgré tout utile de continuer à dialoguer avec les politiques, non pas pour leur servir la soupe ou pour les convaincre, mais parce qu’aujourd’hui c’est eux qui tiennent le manche. On ne peut pas ignorer ce qui existe parce qu’autrement on risque d’attendre encore longtemps le Grand Soir. Il faut que la société bouge, qu’elle se transforme non pas dans la pesanteur de la colère et du ressentiment mais par la quête de la grâce qui est source de joie. Et à un certain moment, nous pourrons peut-être créer une nouvelle forme de société en revenant à des fondamentaux spirituels aujourd’hui oubliés ou incompris. C’est pour cela que le recours aux sagesses immémoriales est selon moi indispensable. Ce sont elles qui ont patiemment façonné le monde au fil des siècles et on a préféré les déraciner, les méconnaître et les qualifier à la va-vite d’obscurantistes sans en comprendre la sagesse intrinsèque. On le voit dans l’approche paysanne d’antan ou dans l’attitude des peuples indigènes à l’égard des animaux, on le voit aussi dans les rapports éthiques des mondes anciens même si tout n’était certes vraiment pas idyllique.

    Fabrice Nicolino : Bien sûr, là-dessus nous sommes d’accord, je ne suis pas en attente du Grand Soir et je te suivrais très volontiers si je n’avais pas conscience de l’accélération des phénomènes de destruction des formes vivantes. Il y a des phénomènes d’effondrement qui se produisent déjà partout dans le monde. Les sociétés humaines sont en train de se disloquer, dans le même temps que le vivant disparaît. Le temps est compté. Et encore une fois, si je ne sais pas ce qu’il faut faire exactement, mais mon obsession est de créer du mouvement dans la société, car l’immobilité est le pire de nos ennemis.

    Bernard Chevilliat : Je considère qu’il est important de comprendre d’abord les racines de la crise du monde moderne avant de s’attaquer à quoi que ce soit. Le « choix du feu » au XIXe sièle par exemple. Le choix du « pétrolithique », pour reprendre un mot de Pierre. Car pour proposer un monde nouveau, il faut aussi comprendre ce qui a déraillé et ce qu’il y a de positif dans le monde que nous sommes en train de quitter. Il nous faut donc poser que le combat est idéologique, au vrai sens du terme, poétique bien sûr mais aussi éminemment spirituel. S’il n’y a pas de verticalité et de dignité dans le combat, il se résume vite à une bataille de chiffonniers, à des vociférations sans issues autre que la violence puis la terreur. Nous avons essayé de développer plusieurs de ces approches dans notre ouvrage…

    Quel héritage nous laisse Pierre Rabhi ?

    Bernard Chevilliat : Pierre était un intuitif. C’était quelqu’un qui regardait la modernité avec les yeux d’un homme venu d’un ailleurs et d’un autre temps. A mon sens, il n’avait jamais véritablement quitté son oasis originelle. D’ailleurs ce n’est pas un hasard s’il en a parlé autant dans ses livres et dans ses conférences. C’était consubstantiel à lui-même, et une bonne partie de ses actes et de ses dires venait de ce qu’il avait acquis durant sa prime jeunesse, d’un autre imaginaire. Il avait le regard d’un homme extérieur à la modernité, il était une manière de candide transposé dans la modernité, qui la regardait et l’analysait avec les yeux d’un homme venu d’un monde ancien, avec des repères autres. Ce que n’ont d’ailleurs pas compris ses détracteurs embourbés dans leurs idéologies marxisante ou scientiste. C’était peut-être une singularité née de son éducation à la fois traditionnelle et algérienne couplée à la culture de la famille de Français qui l’avait presque adopté. Il avait ainsi un double angle de vue pour percevoir le devenir du monde. Et je pense que s’il a marqué autant de gens par ses formules proches de celles des contes, ses façons de s’exprimer, de s’habiller même, de présenter les choses, c’est parce qu’en fin de compte, il parlait simplement de choses difficiles en portant sur elles un regard intuitif et non discursif ou cérébral. Pour beaucoup, cela résonnait en eux, et beaucoup se sont ainsi mis en action. On peut dire que Pierre a vraiment fait bouger les lignes en étant totalement hors de cette modernité dont il n’a jamais utilisé les outils.

    Beaucoup d’organismes sont nés à l’initiative de Pierre : Les Colibris, les Oasis, Terre et Humanisme, le Fonds de dotation et même… Kaizen où il a assuré une chronique mensuelle des années durant. Ce sont des entités différentes, nées d’un même esprit, mais qui sont totalement indépendantes de Pierre et les unes des autres. Il n’y a jamais eu de « système Rabhi », comme on l’a bizarrement imaginé et comme nous le démontrons dans notre livre. La seule structure dans laquelle il restait encore actif était le Fonds de dotation Pierre Rabhi, qui est une petite équipe (dont je suis le président), que Pierre avait voulu créer il y a une dizaine d’années. Les gens qui voulaient l’aider, souhaitaient avoir une connexion plus directe avec lui et lui apporter des fonds ou des legs afin de mener des opérations directement liées à l’agroécologie ou à la formation à l’agroécologie. Aujourd’hui le Fonds perdure et perdurera tant qu’il en aura les moyens. Nous continuons à recevoir des dons et des legs qui permettent de soutenir concrètement des projets qui lui tenaient à cœur, en France ou dans des pays du Sahel (Mauritanie, Niger, Burkina…) mais aussi au Maroc voire en Algérie. Pour Pierre, l’agroécologie n’était pas simplement de l’agriculture biologique en acte mais elle s’affirmait comme une éthique avec une approche globale du vivant qui peut véritablement contribuer à l’émergence d’une autre société plus respectueuse de l’environnement mais aussi responsable en termes de crise climatique.

    Fabrice Nicolino : Il est absurde de vouloir parler de Pierre avec les pauvres critères politiques dont on nous abreuve du matin au soir. Dès mes premières rencontres avec Pierre, j’ai compris qu’il s’agissait d’un homme à part. Toute ma vie d’adulte, je l’avais passée avec la seule raison en bandoulière, et je me trouvais face à un prophète. Je ne conteste nullement l’intérêt et la nécessité de la raison critique. Et je n’ai jamais pensé que Pierre tournait le dos à cette dernière. Mais il était autre chose. Comme la preuve vivante qu’on peut choisir une autre voie. Comme l’incarnation d’un chemin plus sûr, plus sûr pour tous, un chemin printanier, un chemin enchanteur, rempli de fleurs et d’insectes bourdonnants. Je me rends bien compte que ces mots peuvent faire sourire, mais j’exprime là ma vérité. Le système industriel nous condamne à emprunter chaque jour une route droite, menaçante, infernale. Pierre était un chemineau, comme on appelait jadis ceux qui marchaient dans les campagnes. Il cheminait. Faut-il dire qu’il était un Sage ? Oui, il était un Sage.

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    1. Ces propos sur Pierre me touchent profondément, moi qui l’ai côtoyé dans sa présidence des Amis du Monastère de Solan…La dimension philosophique de cet Homme qui aimait l’appellation de Paysan a élevé et nourri nos consciences déroutées si avidement par la « modernité « … Ses paroles soucieuses de Vérité, ses hymnes à
      La Beauté principielle de la Nature doivent nous inspirer et nous guider !

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