À Lyon, l’association La pause Brindille soutient, écoute et donne un peu de répit à ceux que l’on appelle les « jeunes aidants ». Derrière ce terme, une réalité : celle des enfants, adolescents ou jeunes adultes qui épaulent au quotidien un proche malade ou handicapé.
« Ici, je m’amuse et je sais qu’on va me comprendre. Personne ne se moque de moi. » Ambrine a 9 ans et en ce mercredi après-midi, le programme de la journée la met particulièrement en joie. Dans la cour d’une grande bâtisse située sur les hauteurs du 9e arrondissement de Lyon, l’association La pause Brindille a tout organisé pour accueillir un groupe de huit enfants âgés de 6 à 12 ans. Programme du jour : réaliser une fresque… et déconnecter.
Les enfants présents ne se connaissent pas tous, mais ils ont en commun d’avoir un frère ou une sœur en situation de handicap. Ils sont ce que l’on appelle des jeunes aidants : ils soutiennent de manière régulière et fréquente un proche touché par la maladie, le handicap, les addictions… La France en compterait 500 000, mais les associations estiment qu’ils seraient au moins deux fois plus. Selon l’étude d’ADOCARE [1], en moyenne, trois à quatre lycéens par classe seraient aidants, en majorité des filles. Il est difficile d’avoir des données très précises : les études sur les jeunes aidants sont peu nombreuses et ne se concentrent pas sur les mêmes tranches d’âge.
Ces enfants à la vie bouleversée se trouvent dans un angle mort de l’aidance en France, qui touche onze millions de personnes [2]. Le terme de jeune aidant lui-même est encore méconnu du grand public et, souvent, les jeunes concernés ne se reconnaissent pas en tant que tels. « Le terme n’est pas approprié, mais on l’utilise pour l’institutionnaliser », note Axelle Enderlé, directrice et fondatrice de La pause Brindille. Être jeune aidant ne correspond à aucun statut officiel, mais constitue une réalité palpable.
Ecoute active, oreille attentive
Créée en 2020, l’association La pause Brindille est la seconde en France à proposer un soutien, une écoute et des temps de répit aux enfants et jeunes adultes aidants. Elle touche, pour l’instant, une centaine d’enfants. Des journées comme celles-ci, l’association en organise au moins une par mois. « Les enfants sont rassemblés par tranche d’âge. Ils se rencontrent, rigolent et comprennent qu’ils ne sont pas seuls, présente Rébecca Billy, coordinatrice opérationnelle de l’association. L’objectif est de les faire sortir de leur quotidien, de leur faire passer un bon moment et de leur permettre de s’exprimer, s’ils le souhaitent. On organise des temps de parole, pendant lesquels ils échangent sur ce qu’ils vivent, les pathologies de leur proche, la logistique autour du handicap… Ont-ils peur pour leur frère ou sœur ? Sont-ils gênés par le regard de l’autre ? Sont-ils en colère ? »
Comme les autres membres de La pause Brindille, Rébecca est formée à l’écoute active, une technique de psychologie consistant à trouver une posture non directive qui permet à une personne de s’exprimer en toute confiance.« C’est bien de pouvoir parler sans que d’autres enfants se moquent de nous », constate Philomène, 8 ans. L’atelier de ce mercredi est un îlot de tranquillité et de bienveillance. Les participants savent qu’ils ne seront pas jugés. « J’ai un frère qui est TDAH [3] et un autre autiste. À la maison, j’ai ma chambre, mais ils envahissent toujours mon espace ! » se désespère Ambrine.
En moyenne, trois à quatre lycéens par classe seraient aidants, en majorité des filles.
Ces ateliers sont aussi l’occasion pour ces enfants de parler dans un autre cadre que celui de la famille. « Ils ne disent pas toujours tout aux parents, par peur de leur rajouter une charge », souligne Rébecca Billy.Ce mercredi, encadrés par deux animateurs, les enfants se lancent dans la peinture du mot « youpi ! », écrit dans un format géant, à côté duquel ils apposent leur signature. « Ma mère a trouvé l’association via les réseaux sociaux. J’ai tout de suite voulu y aller car j’ai réalisé que je n’étais pas la seule dans cette situation. Ici, on se fait des amis éternels et ça me rend zen d’être là », s’exclame Meryna. Pendant qu’Ambrine, Axel, Louison et elle peignent, d’autres sont réunis autour d’une table pour customiser une affichette avec leurs prénoms, qu’ils ont tous hâte d’accrocher dans leur chambre. Ambre, particulièrement concentrée sur son projet, lâche, entre deux collages de paillettes : « J’aime bien être ici car je suis un peu tranquille. »
« Une énorme charge mentale »
Comme leurs homologues adultes, les jeunes aidants fournissent au quotidien une assistance ou un soutien à l’un des membres de leur famille. Cette aide peut revêtir différentes formes : gestion du quotidien, de la fratrie, soutien administratif, soins personnels et médicaux ou soutien affectif. Bien qu’ils soient parfois épaulés par d’autres adultes pour l’organisation du quotidien, leur situation revêt donc un poids psychologique important. Hélène Charbonnier, 46 ans, est bénévole à La pause Brindille pour en témoigner. Elle-même a été jeune aidante de ses parents, son père ayant été atteint de sclérose en plaques et sa mère souffrant de troubles psychiques. « J’ai reçu un soutien de la part de ma famille élargie (grands-parents, oncles et tantes) au quotidien. Je n’aidais pas à proprement parler, mais j’avais une énorme charge mentale et c’était un sujet dont on ne parlait pas, se remémore-t-elle, émue. On me disait : “On ne sait pas qui est la mère, qui est la fille !” Mais quand vous avez 10 ans, ce n’est pas drôle du tout. »
Un impact psychologique confirmé par Axelle Enderlé et Rébecca Billy. Cette dernière précise : « Ces jeunes sont très souvent isolés. Ils ne s’expriment pas sur leur situation et cela peut avoir des impacts sur leur santé mentale : des angoisses sur l’avenir, la douleur ou la mort, une fatigue physique, un mauvais sommeil… » À l’image d’Ambrine, qui confie sans détour que ses parents l’ont poussée à venir aux ateliers de l’association car elle « déprimait ». Ou de Meryna, qui subit de plein fouet le regard des autres : « Parfois, mon frère crie et ça me gêne car les gens nous regardent. J’ai commencé à me méfier des autres, à perdre confiance en moi. »
Libérer la parole
Pour Hélène Charbonnier, cette charge émotionnelle et le tabou familial qui entourait sa situation n’ont explosé que plus tard. En l’occurrence, à 29 ans, lorsqu’elle a fait un burn-out. « Adolescent, ce sont des sujets dont on ne parle pas avec ses copains car on a peur du rejet. À ce moment-là, je rêvais d’écrire ce que je vivais, mais je n’y arrivais pas, car c’était trop dur », se remémore-t-elle. Alors, en 2021, Hélène décide de s’investir dans La pause Brindille. Avec les membres de l’association, elle a travaillé sur le récit de son histoire, qu’elle raconte à de jeunes collégiens ou lycéens, avec l’espoir que certains se reconnaissent, parviennent à en parler et à demander de l’aide. « Mon souhait avec La pause Brindille est de fournir un espace de parole et d’entraide. Il faut mettre en lumière le fait que pour ceux qui accompagnent un proche, c’est difficile aussi. Chaque histoire d’aidant est différente, mais c’est important de reconnaître leurs émotions. La colère qu’on peut ressentir est légitime, mais la question, c’est : “Qu’est-ce qu’on en fait ensuite ?” » observe Hélène.
L’association espère qu’en libérant la parole des plus jeunes, comme lors de ces ateliers, ceux-ci gardent le réflexe, en grandissant, d’exprimer leurs émotions. Car bien souvent, comme le souligne Axelle Enderlé, « ils en parlent jusqu’à l’adolescence, l’âge de la norme. Ils comprennent alors qu’ils ont une famille différente et ils en ont honte ». Cette rupture de la parole correspond justement à ce que l’association lyonnaise veut éviter. « Il ne faut pas laisser de tranches d’âge sur le carreau ! On touche beaucoup les jeunes aidants d’un frère ou d’une sœur, mais on sait qu’une majorité de jeunes aidants aide ses parents. Les ados sont plus difficiles à toucher », pointe Axelle Enderlé.
Lever les tabous
Alors, pour mieux s’adresser aux ados et jeunes adultes, La pause Brindille a constitué son conseil d’administration d’anciens jeunes aidants (parfois toujours aidants) comme Hélène, s’appuyant ainsi sur leurs vécus. L’association a également créé un service d’écoute pour les jeunes de 13 à 25 ans via une plateforme de chat sécurisé, dont l’écoute est assurée par d’autres jeunes, bénévoles ou en service civique. « Notre objectif est de créer une communauté de jeunes et de pouvoir ensuite construire avec eux les solutions à leur apporter », ajoute la fondatrice. Petits ou grands, pour mieux les toucher, il faut faire la lumière sur leur quotidien.
« Les jeunes aidants sont beaucoup plus matures, ont une attention particulière à la vulnérabilité et font preuve d’une grande empathie. »
Mais le chemin est encore long et passe, notamment, par la levée de nombreux tabous sociétaux sur la santé, la maladie, la parentification de ces jeunes, sur un système hospitalier à bout de souffle qui compte sur l’organisation familiale pour pallier des hospitalisations de plus en plus courtes… Comme le résume Axelle Enderlé : ils construisent le monde de demain. « Ils sont beaucoup plus matures, ont une attention particulière à la vulnérabilité et font preuve d’une grande empathie », note Rébecca Billy. Un constat évident en ce mercredi à Lyon, où la discussion entre les enfants tourne en plaidoyer pour l’inclu-sion. « Certaines personnes ne sont pas comme nous, mais ça ne change rien, explique posément Ambrine. L’inclusion, ça veut dire qu’on est tous humains. Parfois, on a des difficultés, mais c’est comme ça. Il faut rappeler aux gens que s’il leur arrivait d’être en situation de handicap un jour, ils n’aimeraient pas qu’on se moque d’eux. »
1. « Qui sont les jeunes aidants dans les lycées ? Étude des facteurs associés à la santé mentale et à la qualité de vie des lycéens », projet Jaid, étude menée entre 2018 et 2021.
2. Chiffre Ipsos-Macif, 2020.
3. Trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité.
Un article à retrouver dans notre dernier numéro, le K64, disponible ici.
Pour aller plus loin : lapausebrindille.org